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Création inattendue

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Dans l’est parisien, neuf jeunes polyhandicapés âgés de 10 à 20 ans encadrés par l’institut médico-éducatif Centre Raphaël répètent « Fractales », une création musicale de Patrice Moullet fondée sur un instrument numérique novateur, l’omni. Une démarche qui permet d’apprécier leurs capacités.

Nina est assise sur l’« omni », cet « objet musical non identifié » qui trône sur la grande scène de la Maison des métallos, théâtre de l’est de Paris (1). La petite Asiatique, polyhandicapée, presse délicatement de sa main droite – la seule valide – les touches multicolores de l’instrument et produit des bruits de gargouillis qui résonnent dans la salle. C’est la première fois qu’elle joue sur scène, devant un public et avec un éclairage professionnel. D’ordinaire, Nina manipule l’omni en petit comité, lors des ateliers hebdomadaires animés par Patrice Moullet, l’artiste concepteur de l’instrument (2). Celui-ci prépare depuis un an un mini-opéra-rock baptisé Fractales, auquel participeront neuf résidents externes et internes de l’institut médico-éducatif (IME) Centre Raphaël (3).

A chaque enfant son approche

Aujourd’hui commencent les filages in situ de la performance. Après Nina, c’est au tour de Benjamin de se saisir de l’instrument. Les éducateurs spécialisés du Centre Raphaël l’aident à s’installer sur l’omni. Il saisit les baguettes avec ses orteils et frappe, avec un rythme très personnel, sur les plaques de couleur. Bien qu’elle soit paralysée des jambes, Miranda peut, quant à elle, tenir assise sur une chaise derrière l’instrument et en jouer comme d’une batterie. A l’IME, elle est incapable de se servir de ses mains pour manger seule. Ici, elle lève les bras bien haut pour taper avec ses baguettes ! Shyamal, autiste et aveugle, totalement enfermé dans son monde, a aussi une façon bien particulière de s’approprier l’omni. Il ânonne des chants dans un langage indéfinissable et se balance tout en caressant les facettes qui produisent, cette fois, des grondements. Ces enfants et jeunes adultes, âgés de 10 à 20ans, savent-ils qu’ils sont sur une scène ? Qu’ils préparent un spectacle ? Comprennent-ils que le geste qu’ils exécutent est lié au son qui sort des enceintes de la sono ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, sans conteste, à chaque répétition, ils perfectionnent leur technique et, alors que la foule, le bruit et même l’interaction avec autrui leur est difficilement supportable dans la vie de tous les jours, ils ne se braquent plus une fois sur l’omni. Ils devraient être « prêts » pour le spectacle programmé fin novembre. « Il y aura beaucoup de place laissée à l’improvisation », concède Patrice Moullet, conscient que le projet Fractales relève plus de l’expérimentation que d’un spectacle comme les autres.

Cet inventeur fou de musique – à 65ans, il a derrière lui une longue carrière de compositeur-interprète, avec 11 albums aux côtés de Catherine Ribeiro – a imaginé l’omni et sa surface tactile interactive il y a une vingtaine d’années. L’instrument à programmation numérique était destiné à des compositeurs et créateurs de sons et devait être exposé à la Cité de la musique. Si ce projet n’a pas abouti, depuis 2003, l’omni connaît une nouvelle destinée. Cette année-là, lors du salon Musicora de la Villette, un groupe d’enfants atteints de handicaps visitent le stand de Patrice Moullet et s’approprient spontanément l’omni. Imposant avec ses 108 touches de couleur, l’instrument ne nécessite ni attitude stricte ni savoir-faire et est facilement manipulable pour une personne ayant des difficultés de coordination. Dès lors, l’artiste décide de concevoir un omni dédié à ce public. La Fondation de France cofinance sa fabrication, et voilà la machine qui voyage dans une centaine d’IME à travers la France. Patrice Moullet est de tous les ateliers Omni Enfance Handicap (OEH) car l’instrument, qui utilise des technologies de pointe, ne fonctionne pas sans son intervention. A chaque plaque de couleur correspond un son qu’il programme lui-même en fonction de l’interprète. Chaque mois, il ajoute 200 échantillons musicaux à l’ordinateur, qui en contient déjà 20 000 (notes, voix, bruits d’eau et de vent, sonorités piochées çà et là…).

Laisser les émotions s’exprimer

En 2009, quand Patrice Moullet est accueilli pour une résidence d’artiste à la Maison des métallos, il apprend que le lieu de spectacle est situé à deux pas du Centre Raphaël. « Il cherchait un IME qui serait prêt à travailler avec lui. Quelques jeunes ont fait des essais avec l’omni, et cela a été tout de suite concluant », se souvient Amélie Sauret, éducatrice spécialisée, qui coordonne l’équipe d’éducateurs du Centre Raphaël pour les ateliers OEH. L’IME décide alors de signer pour une collaboration de un an… qui s’est transformée en un partenariat sur quatre ans ! La première année, le projet pilote était entièrement financé par la Ville de Paris et la Maison des métallos. Par la suite, c’est l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) (4), association à laquelle appartient l’IME, qui a pris en charge 6 000 € annuels pour l’animation des ateliers pour 22 résidents, la Ville versant pour sa part 6 000 € pour l’expérience. La Maison des métallos, coproductrice du spectacle Fractales, met ses locaux à disposition jusqu’à la fin 2013.

« Le travail proposé durant les séances OEH comprend le geste, le mouvement, le son, les voix, les rythmes, le corps, la provenance du son, la projection du volume, la sonorité, l’intensité… Et derrière cela se cachent des enjeux fondamentaux : la reconnaissance du corps, le contrôle de soi, la confiance en soi et en autrui, aller à la rencontre de soi et offrir la possibilité aux sens, aux émotions, à la sensibilité de s’exprimer afin d’évacuer les blocages, les tensions, et de s’épanouir, précise Amélie Sauret. Quant aux bruits qui sortent de l’omni, ils sont parfois violents, étranges, et surprennent, voire gênent la plupart des gens, d’autant que le volume est très important. Mais plus il s’agit de sons compliqués, plus cela semble plaire aux jeunes polyhandicapés. Il faut dire que l’omni, qui a la particularité d’envelopper par la musique, est rassurant pour ces jeunes qui n’ont pas de limites corporelles. »

Les sons de l’engin étant personnalisables – ils sont choisis en fonction des réactions des interprètes –, ce médium permet une évolution et la révélation des points forts de chacun. Pour Kevin, Patrice Moullet programme de la musique de grand orchestre ; pour Nina, il module la longueur des notes ; d’autres ont droit à des bruits métalliques. Malgré ces arrangements et la régularité des ateliers OEH, l’évolution a été très lente pour les 22 participants. « Peu ont compris d’emblée la relation de cause à effet entre la frappe sur l’instrument et le son déclenché ! », se souvient Gilles Bourgès, aide à la vie quotidienne, qui a intégré le Centre Raphaël au début du projet omni. « En tant que musicien, je sais que la musique est un langage complexe mais compris de tous. Pour autant, quand j’ai vu pour la première fois cet engin du troisième type, je n’ai pas cru qu’il serait possible que notre public sache s’en servir. Finalement, c’est un instrument génial car il n’y a pas d’obligation de résultat comme avec la thérapie. Les ateliers n’ont pas d’autre but que le plaisir de jouer ! Personne ne pensait non plus qu’ils déboucheraient sur un spectacle ; le projet a évolué au fil du temps et des progrès des jeunes. » Pour le professionnel, la réussite du projet repose en partie sur la proximité géographique du site. « Nous n’aurions pas pu organiser la même opération s’il avait fallu affréter un bus. » Là, il suffit de traverser un petit passage piéton et les jeunes, accompagnés de leur éducateurs, sont à l’atelier. « Même à portée de jambes et de roues, se rendre au théâtre des métallos, c’est de l’inclusion sociale, cela ouvre nos résidents sur le quartier dans lequel l’institution est implantée. »

Des interactions inattendues

Amélie Sauret se souvient néanmoins des premières angoisses de Kevin, psychotique, qui refusait de sortir de l’IME pour faire les quelques mètres qui mènent au théâtre. « Il a tellement peur de la foule qu’il déchirait nos vêtements pour ne pas y aller ! A présent, on le sent content de s’y rendre et heureux d’y être. C’est même lui qui nous guide vers le théâtre. Par ailleurs, il est désormais capable de prendre le métro avec nous. Reste qu’il a besoin d’être entouré pour jouer correctement. Je fais toujours en sorte d’être dans sa ligne de mire pour le rassurer. » « Aujourd’hui, Kevin a même fait de la musique “avec” Eric, se réjouit Eric Uziel, chef de service éducatif. Or le jeune Eric est quelqu’un qui aime le collectif, tandis que Kevin – qui peut tourner en rond dans une pièce pendant des heures – n’accepte pas que d’autres entrent dans son univers. L’omni a permis de créer un duo éphémère et improbable, alors que ce serait impossible en jouant à la balle, en faisant un dessin collectif ou toute autre activité ! Je ne me permettrais pas de dire qu’ils jouent ensemble ni qu’ils forment un orchestre, mais ils interagissent comme ils ne l’ont jamais fait. »

Quant à Shyamal, la première année, il ne pouvait pas monter seul sur l’instrument lors des ateliers OEH. Amélie Sauret l’accompagnait, l’enveloppait entre ses jambes. Puis il a réussi à toucher l’omni avec les pieds tout en restant les bras accrochés à son cou. Désormais, il se tient droit dessus sans tomber, et essaie même d’en descendre par ses propres moyens. Pourtant, dès qu’il cesse de jouer, il se remet dans sa position de repli, se balance et entonne sa litanie. Shyamal jouera tous les soirs dans le spectacle Fractales. « C’est un peu la vedette du spectacle, s’enthousiasme l’éducatrice spécialisée. Patrice Moullet, qui ne s’intéresse qu’aux capacités artistiques des jeunes et non à leur handicap, a repéré en lui un talent. Il a d’ailleurs parlé aux parents de Shyamal, qui étaient très fiers d’entendre de sa bouche que leur enfant était un artiste ! Jamais ils n’auraient cru que leur fils autiste signerait un contrat de travail et pourrait toucher une rémunération. Il a, pour la première fois de sa vie, un statut normal. »

Autre père ému, M. Texier : « L’an dernier, lors d’une journée portes ouvertes, les parents ont pu rencontrer Patrice Moullet et découvrir l’instrument. Il nous a montré des vidéos car il filme les jeunes à chaque atelier pour constater leur évolution. Je sais que mon fils David, qui est autiste, a d’abord été distant avec l’omni. Il avait des difficultés à comprendre la capacité de jeu qu’il pouvait avoir avec l’objet. En plusieurs mois, il est passé d’un désintérêt à une curiosité, puis à une interaction. J’ai encore du mal à réaliser qu’il a été retenu par Patrice Moullet pour faire partie du projet Fractales et qu’il aura un statut d’intermittent du spectacle pendant huit jours ! Il y a une véritable audace derrière ce projet. Celle de faire savoir au grand public que les personnes handicapées sont parmi nous. Qu’elles ne sont pas désœuvrées et qu’elles peuvent même participer à une création. Même si ça ne changera pas sa vie ni celle de ses camarades, on est là devant un événement magique. Vous vous rendez compte que mon fils de 20 ans n’a pas été relié à un événement du “monde standard” depuis l’âge de 5 ans, quand il participait au spectacle de fin d’année de son école maternelle ? » Toutes les familles n’ont pas été aussi enthousiastes. « Il n’a pas été si simple de faire accepter aux parents que nous allions passer d’un simple atelier thérapeutique à une représentation publique, se souvient Eric Uziel, chef de service. Certains n’étaient pas d’accord avec l’exposition de leur enfant handicapé sur une scène à la vue d’autres personnes. Cela a nécessité des dizaines de rencontres et entraîné des discussions philosophiques, idéologiques, éducatives, juridiques, et des débats entre parents eux-mêmes. Nous n’avons pas, à notre grand regret, obtenu toutes les autorisations. » Amélie Sauret tempère : « Dès que quelque chose de nouveau est proposé, il y a forcément une résistance. Certains parents vivent plus mal que d’autres le handicap de leur enfant. Mais certains nous ont quand même accusés d’exploiter les enfants handicapés, de les exposer comme au zoo ! Pour les mêmes raisons, au sein de la structure, des professionnels aussi ont freiné… »

La découverte de potentialités

Ce qui n’a pas empêché le projet d’avancer, sous l’impulsion de Michel Caen, le directeur de l’IME. « Le Centre Raphaël est un lieu fermé, et nous avons besoin de projets comme celui-là qui nous offre une ouverture. Avec les ateliers OEH, qui permettent un accès de l’art à tous, les jeunes se surpassent, ils acquièrent de nouveaux gestes et de nouveaux réflexes cognitifs. Quant au spectacle Fractales, ce sera forcément une œuvre unique, très contemporaine, puisque nos jeunes sont tous imprévisibles ! Les professionnels qui encadrent les jeunes participants apprennent également beaucoup en allant aux ateliers OEH car ils découvrent les jeunes sous un autre jour, moins comme des personnes à soigner et à contrôler, plus comme des êtres humains en développement, doués d’expression et de création. » Pour Eric Uziel, l’omni a ainsi été une révélation : « Nous sommes toujours à la recherche d’outils pour nos jeunes. Nous savons qu’ils peuvent faire des choses, mais pas quoi ni comment. L’omni nous a permis de voir que Nina était capable de manger de façon autonome puisqu’elle se sert des baguettes pour jouer de la musique, ou que Benjamin est capable d’avoir une concentration longue. Trop souvent acculées au terme de déficience, les personnes polyhandicapées ne sont que trop rarement évoquées à travers leurs potentialités. Or, malgré leur fragilité physique et mentale, elles possèdent une puissance de vie incroyable. Ici, elles peuvent être fières d’être écoutées, entendues, respectées. Valorisés, les jeunes se sentent capables, et cela les arme pour d’autres domaines. Bizarrement, j’aime aussi que certains refusent de jouer quand ils n’en ont pas envie. Ils ont le droit d’être capricieux comme n’importe quel autre adolescent. Cela prouve qu’il n’y a pas de tabou éducatif sous prétexte qu’ils sont handicapés. »

Lors des représentations de Fractales, les neuf résidents les plus talentueux sélectionnés par Patrice Moullet se relaieront sur scène pour jouer aux côtés d’artistes internationaux. « Des gens comme Sumako Koseki, danseuse buto, et Leela Petronio, percussionniste membre du groupe Stomp, sont ravis de travailler avec des personnes polyhandicapées. Mettre au même niveau les performances de jeunes du Centre Raphaël avec des valides qui ont la maîtrise des gestes magistraux, donc allier ceux dont le geste est minimal à des artistes ultraperformants, donne une valeur artistique extraordinaire au spectacle », assure Patrice Moullet, qui parle, dès lors, de spectacle « fusion ».

« J’ai assisté aux premiers ateliers OEH et, pour moi, c’était de la cacophonie, reconnaît Françoise De Clercq, responsable des bénévoles du Centre Raphaël. Ont-ils développé leur oreille, leur mémoire ? Je ne sais pas, mais en tout cas, lors de la répétition d’aujourd’hui, leur performance m’a fait frissonner. J’en ai eu la gorge serrée et les larmes aux yeux. La façon dont ils se sont approprié l’instrument est incroyable ! Les spectateurs qui les verront pour la première fois ne seront peut-être pas aussi touchés, mais pour nous qui avons suivi leur évolution, c’est extraordinaire ! » A voir sur scène, du 25 novembre au 2 décembre prochains. Le spectacle Fractales sera le point d’orgue du dixième anniversaire du Centre Raphaël.

Notes

(1) Maison des métallos : 94, rue Jean-Pierre-Timbaud – 75011Paris.

(2) www.patricemoullet-alpes.com.

(3) Centre Raphaël : 4-6, rue Morand – 75011 Paris – Tél. 01 53 36 47 50.

(4) L’OSE, qui célèbre cette année son centenaire, accompagne des enfants et des jeunes en difficulté, des personnes handicapées, des personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer et des survivants de la Shoah (www.ose-france.org).

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