« Le 8 août, un homme de 51 ans s’est immolé dans les locaux de la caisse d’allocations familiales (CAF) de Mantes-la-Jolie, lors d’un entretien avec son conseiller. Il est décédé quatre jours plus tard à la suite de ses blessures. Le quinquagénaire, célibataire, ne percevait plus le revenu de solidarité active (RSA) depuis mai, la CAF lui demandait pour la quatrième fois des pièces justificatives complémentaires. Un fait divers tragique, qui vient illustrer de façon extrême la multiplication des tensions entre les administrations publiques et leurs usagers, perceptible depuis quelques années.
Début juillet, la Cour des comptes estimait nécessaire pour la crédibilité du pays que la France fasse un effort pour respecter son engagement de retour à l’équilibre de ses comptes publics d’ici 2016-2017. L’audit démontrait qu’en 2012, le gouvernement devrait trouver entre 6 et 12 milliards pour respecter l’objectif de déficit public de 4,4 % du produit intérieur brut (PIB). Pour 2013, pour atteindre l’objectif de 3 % du déficit, l’effort à réaliser sera encore plus important, puisqu’il faudra 33 milliards d’euros dans le cas où la croissance économique serait de 1 % (1). Les magistrats de la Cour des comptes stipulent donc que cet effort devra concerner l’ensemble des dépenses de fonctionnement, d’intervention et d’investissement de toutes les administrations publiques. Pourtant, selon la CGT et sa fédération des organismes sociaux, les réductions des effectifs dans la branche famille ont déjà concerné 1 167 postes entre 2010 et 2012.
Fin juin, la Cour des comptes a également refusé de certifier les comptes de la caisse nationale des allocations familiales (CNAF), du fait qu’elle constatait une augmentation des erreurs dans la gestion financière des prestations versées (1,6 milliard d’euros en 2011, contre 1, 2 milliard en 2010). Selon la juridiction financière, ces erreurs seraient dues à des “trop perçus” par les allocataires consécutifs à l’“inadaptation du dispositif de contrôle interne de la branche”.
Pourtant, les techniques de profilage des dossiers se développent inexorablement au sein des administrations publiques. Par exemple, depuis le premier octobre 2011, la CNAF “fouille”, pour lutter contre les fraudes, les données relatives à ses allocataires qui notamment cumulent des prestations. Cela passe par la mise en œuvre d’un outil dénommé le “data mining”, comme l’a expliqué en 2010 Hervé Drouet, directeur général de la CNAF, à la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale : “cette technique de ‘fouilles de données’ permet, après avoir dégagé et pondéré les caractéristiques principales des dossiers reconnus comme risqués ou frauduleux, de ’profiler’ nos dossiers et de cibler les contrôles sur ceux qui correspondent les plus au modèle”. Chaque agent des CAF a également accès au fichier central des allocations familiales, dénommé “Conception relationnelle intégrée du système de traitement des allocations” (Cristal).
En mars 2011, Jean-Paul Delevoye faisait part de son inquiétude face à la “déshumanisation” du service public (2). Selon l’ancien médiateur de la République, durant l’année 2010, les relations entre l’Etat et ses administrés se sont dégradées. J’ai été témoin à plusieurs reprises en tant qu’éducateur de prévention de “violences symboliques” subies notamment par des jeunes adultes au sein de diverses institutions. Ainsi, des agents administratifs tutoient immédiatement les usagers. J’ai également observé le traitement différentiel réservé à certains jeunes adultes suspectés d’être des fraudeurs potentiels du fait de leur simple nom de famille. Ainsi que la prégnance des néologismes managériaux intégrés par les professionnels : certaines personnes se retrouvent par exemple “co-traitées” par Pôle emploi et la mission locale, ou qualifiées d’“impatients sortis du système” n’ayant pas de “plus-value” à défendre devant un employeur !
De manière quotidienne, je remarque aussi les désagréments relationnels dus à l’usage intensif des outils informatiques au sein des institutions. Par exemple, un conseiller de la mission locale doit remplir lors d’un premier entretien avec un jeune le logiciel “parcours 3”. Cependant, il n’a pas le temps de tergiverser : au bout de 20 minutes d’inactivité, le logiciel se déconnecte automatiquement (le message “Session invalide” apparaît). De plus, le conseiller ne dispose que de 80 caractères pour décrire l’“actualité” du jeune. Il doit donc rédiger son commentaire en “Short message service” (SMS) selon la charte nationale Parcours 3 (3). De plus, bien souvent, ce dispositif maintient une distance relationnelle entre le jeune et son conseiller, du fait que ce dernier reste rivé à son écran. Aujourd’hui, toutes les administrations sont équipées d’un espace dédié à l’“environnement numérique”. Les démarches administratives ou liées à la recherche d’emploi devraient en être facilitées, mais c’est oublier qu’il existe une véritable fracture numérique dans notre pays et pas uniquement chez les “seniors”. Selon l’Agence nationale des solidarités actives (ANSA), 57 % des Français ayant des revenus inférieurs à 900 € ne sont pas équipés d’Internet à domicile, contre 25 % de la population (4). Nous observons que de nombreux jeunes adultes auprès de qui nous intervenons sont en difficulté pour faire une demande d’emploi ou réaliser des démarches administratives en ligne. La numérisation accrue des services sociaux accompagnée de toute une batterie de néologismes liés à l’informatique reconfigure les rapports sociaux entre aidants et aidés.
Sur le terrain, je constate également que les administrations se rigidifient moralement et physiquement. Par exemple, j’ai vu une “maison de la solidarité” se “bunkériser” ces dernières années. Des caméras de surveillance et des barreaux aux fenêtres ont été installés, et dernièrement les locaux ont également été encerclés par des hautes grilles au bout pointu.
Les remaniements budgétaires drastiques, le développement à outrance des dispositifs de “bio-informatique” au sein des administrations publiques entraînent inéluctablement des tensions dans les rapports entre les administrations et leurs usagers. La souffrance psychologique du personnel administratif n’est pas rare, elle peut même conduire certaines personnes à des actes extrêmes, tel ce suicide en mars dernier d’un employé d’une caisse primaire d’assurance maladie qui indiquait dans un mail que son geste était la conséquence directe de l’enfer psychologique qu’il vivait au quotidien depuis deux ans. Heureusement ces passages à l’acte sont rares. Cependant, les logiques gestionnaires peuvent conduire les agents à devenir aigris, angoissés, à développer des conduites discriminantes. Nadir, un jeune adulte, me racontait dernièrement qu’il venait d’être condamné à 200 € d’amende par un tribunal de police pour “violences sur autrui n’ayant pas entraîné une incapacité totale de travail” à la suite d’une altercation avec un agent de la CAF. Durant un entretien, Nadir a contesté le refus de la CAF de lui verser l’aide personnalisée au logement et a souhaité récupérer son dossier. L’agent administratif a refusé, Nadir a saisi le dossier dans la main du conseiller, le document s’est déchiré. Nadir a fait appel de cette condamnation. Il constate : “Je fais peur… Je suis toujours intègre, le même, et ça plaît pas ! Ce n’est pas les 200 e qui me gênent, mais c’est juste que j’aimerais discuter avec l’agent avec qui j’ai eu l’altercation, pour m’excuser… Il n’y avait personne à l’audience, je parlais au mur.”En tant qu’éducateur de rue, je lui rétorquais que son comportement vindicatif pouvait impressionner. Nadir m’a répondu : “Maintenant, quand je vais dans une administration, j’enlève ma sacoche, je passe du mode ’racaille’ au mode ’normal’! Mais quand même, tous les trois mois la CAF me demande des pièces administratives pour justifier de ma situation. Ils parlent entre eux… Je suis fiché…” »
Contact :
(1) Voir ASH n° 2767 du 6-07-12, p. 6.
(2) Voir ASH n° 2702 du 25-03-11, p. 15.
(3) Charte disponible à l’adresse
(4) Voir ASH n° 2763 du 8-06-12, p. 20.