Depuis quelques minutes, le groupe d’enfants s’est un peu dispersé. Tandis que trois d’entre eux étalent consciencieusement du torchis frais sur les murs de l’auberge, d’autres restent agenouillés dans la paille ou chahutent dans l’attente d’une consigne. Resté un peu à l’écart, Thierry Letupe intervient avec sa grosse voix. « Il y a des costauds ? interroge l’encadrant technique d’insertion (ETI). Allez, vous vous y mettez à quatre ou cinq, chacun une pelle, on va se resservir en terre argileuse pour remplir le bac. Ensuite, n’ayez pas peur de bien reprendre par en dessous, il faut tout brasser avec la paille et l’eau. » Le petit groupe s’élance avec enthousiasme. « Ouais, tous dans la gadoue ! », s’écrie un garçonnet. Passif l’instant d’avant, l’animateur de l’atelier a repris les rênes de l’activité, guidant les enfants dans leurs gestes, répartissant le travail. Satisfait de son effet, Thierry Letupe s’éloigne. « Ils ont parfois besoin d’un petit coup de pouce, mais c’est aux salariés en insertion de gérer leur activité », commente-t-il.
Situé à Crisolles, près de Noyon (Oise), le parc Carisiolas (1) est un chantier d’insertion un peu particulier : l’association éponyme gère et anime un parc d’activités à thématique médiévale, ouvert au public pendant les week-ends et les vacances scolaires d’avril à octobre et sept jours sur sept pendant l’été. Sa fréquentation ne cesse de croître : en 2011, le parc totalisait près de 17 000 visiteurs, pour un chiffre d’affaires de 150 000 €. Chaque année, Carisiolas emploie 39 salariés en insertion, dont le rôle ne se limite pas à l’entretien du parc et de ses installations. En effet, les salariés font vivre le village médiéval et animent, en costumes d’époque, les activités destinées au public, qu’il s’agisse de groupes scolaires ou de visiteurs individuels. « Nous n’affichons pas ouvertement notre vocation sociale dans nos supports promotionnels, à la fois pour ne pas stigmatiser nos salariés et parce que cela nous a été déconseillé par des professionnels du tourisme, explique le directeur du parc, Bruno Morineau. Pour autant, il n’était pas question que notre personnel reste caché, cantonné à des tâches invisibles. Et l’accueil du public offre un formidable support éducatif. »
La création du parc remonte à la fin de l’année 2004. A l’époque, le régiment de marche du Tchad quitte Noyon pour Colmar, cédant à la mairie de Crisolles un terrain de 11 hectares. Séduit par la visite d’un village gaulois en Bretagne, le maire de la commune décide de développer un projet touristique lié à l’histoire locale. En plein centre-ville de Noyon s’élève l’une des premières grandes églises gothiques, la cathédrale Notre-Dame : Carisiolas devra donc reconstituer l’habitat des bâtisseurs de cathédrales, aux XIIe et XIIIesiècles. Proche des promoteurs du projet, Bruno Morineau suggère de faire du parc un chantier qui élargisse le champ de l’insertion par l’activité économique en Picardie. Ancien électricien à l’usine noyonnaise d’un fabricant de sanitaires, reconverti dans l’animation et devenu directeur d’un foyer de jeunes travailleurs, il connaît bien les difficultés économiques et sociales de la région : taux de chômage important, forte proportion de familles modestes… « La plupart des grandes entreprises sont parties les unes après les autres, et la population ici est très peu mobile. Compiègne, à 30 kilomètres à peine, c’est déjà le bout du monde, décrit-il. Le chantier offrait l’occasion de remettre les gens sur les rails, chez eux. » En 2005, l’association Carisiolas présente un premier projet aux financeurs. L’Etat, la région Picardie, le conseil général de l’Oise et la commune de Crisolles acceptent de financer 21contrats aidés. Sept ans plus tard, avec le concours du Fonds social européen et de la communauté de communes du pays noyonnais, l’effectif a presque doublé : les 39salariés en insertion sont supervisés par trois ETI (lire encadré page37), une assistante socioprofessionnelle ainsi qu’une chef de projet tourisme.
Organisé comme un petit village composé de maisonnettes surmontées d’un toit de chaume, Carisiolas comporte une auberge, une forge, un four en pierre, des stands de jeux et divers locaux pour les animations proposées en été par des « reconstituteurs » bénévoles : enluminure, poterie, travail du cuir, archéologie… Tous construits par les salariés en insertion, dans le style des bâtiments de l’époque. Anachronisme assumé, le site propose également un parcours acrobatique en hauteur – plus connu sous le nom d’« accrobranche ». En période de vacances scolaires, le parc est pris d’assaut par les centres de loisirs. Tandis qu’un groupe confectionne le pain qui sera cuit dans le four en pierre, un autre se charge de nourrir les animaux : des moutons, des chèvres, un âne, des volatiles de basse-cour, dont les abris ont été aménagés dans les anciens dépôts de munitions de l’armée, camouflés sous le torchis. Dans une petite cabane, une dizaine de jeunes visiteurs pétrissent la terre qui servira à façonner des poteries. Un peu plus loin, devant le terrain destiné à la construction d’une chapelle, les enfants s’attellent à la taille de pierre. L’exercice est difficile, exigeant à la fois force et précision : pour les aider à achever l’œuvre qu’ils offriront ce soir à leurs parents, les deux animatrices du chantier n’hésitent pas à mettre la main à la pâte. Chaque groupe est en effet encadré par deux salariés en insertion, chargés de donner les consignes, d’animer l’activité et de transmettre quelques informations sur la vie quotidienne de l’époque médiévale. « Nous essayons de constituer des binômes équilibrés, et notamment d’associer des personnalités plus à l’aise avec le public ou plus autonomes avec d’autres qui le sont moins », détaille Thierry Letupe.
L’équipe du chantier comporte une grande variété de profils. Parmi les 39 salariés en insertion se trouvent 18 allocataires du revenu de solidarité active, 15 jeunes issus de la mission locale du Noyonnais, 3 travailleurs handicapés et 3 chômeurs de longue durée. « Le recrutement s’effectue avec le concours des assistantes sociales du conseil général et les conseillers de Pôle emploi ou de la mission locale, précise Mylène Lefèvre, l’assistante socioprofessionnelle de Carisiolas, ancienne secrétaire comptable qui a suivi un cursus en économie sociale et familiale. Il s’agit de panacher les travailleurs en insertion tout en tenant compte de certains critères. Comme nos salariés accueillent les visiteurs, ils ne doivent pas avoir trop de difficultés à s’exprimer. S’ils ont un peu d’expérience dans le domaine de la vente, du commerce, de l’accueil du public, c’est encore mieux ! » La mission locale, elle, ne propose que les candidats les plus volontaires : « Le chantier d’insertion, c’est un contrat de travail, un salaire. Pas de l’occupationnel. Nous le réservons donc en priorité aux jeunes qui mènent des démarches actives, pas à ceux qui ratent les rendez-vous, résume Catherine Gayant, conseillère. D’autant que le fonctionnement de Carisiolas implique de travailler pendant les week-ends et les vacances scolaires. » Sur le chantier, ce jour-là, deux salariées illustrent ce panachage. Affectée à l’atelier poterie, Esmeralda A. (2), 28ans, a été orientée vers l’association par Pôle emploi. « J’ai arrêté l’école en 3e, sans décrocher le brevet, raconte la jeune femme en arrangeant son épaisse chemise de toile beige. Depuis, j’ai travaillé comme aide ménagère – des petits contrats d’une semaine, parfois d’une seule journée. Je suis inscrite au chômage depuis longtemps, mais ici, il n’y a rien. » Un peu plus loin, Natacha L., 47ans, compte la monnaie à la caisse de la buvette. Assistante de direction, elle est titulaire d’un baccalauréat professionnel de commerce et d’un BTS de comptabilité-gestion. L’entreprise qui l’employait a déposé le bilan. « J’ai accepté toutes les missions d’intérim qu’on me proposait, raconte-t-elle. Mais depuis trois ans, il n’y a plus rien. A mon âge, il devient difficile de retrouver du travail et les recruteurs me reprochent d’avoir trop d’expérience et trop de trous dans mon curriculum vitae. » Un profil diplômé qui surprend au premier abord, mais devient de plus en plus fréquent, observe Mylène Lefèvre : « En quelques années, non seulement les plus fragiles se sont précarisés, mais on reçoit aussi davantage de personnes parfaitement autonomes qui travailleraient ailleurs s’il y avait de l’emploi. »
Les salariés sont embauchés sur des contrats uniques d’insertion (CUI) de 20 heures pendant six mois, renouvelables une fois et payés 637 €. Les trois premiers mois sont consacrés à la formation : diplôme de sauveteur-secouriste du travail, formation d’équipier de première intervention, rudiments d’ergonomie. Après ce premier tronc commun, les salariés sont orientés vers trois spécialités en fonction de leur parcours et de leur projet : commerce, maintenance ou animation. « Il s’agit de modules élaborés spécialement pour notre activité par un centre de formation », souligne Mylène Lefèvre. Les salariés affectés au parcours « accrobranche » passent obligatoirement le certificat de qualification professionnelle ad hoc. Au total : 80 heures de formation pour tout le monde, en parallèle desquelles s’amorce l’accompagnement proprement dit. Par le biais d’entretiens individuels, l’assistante socioprofessionnelle s’attache à décortiquer les problématiques sociales. « Les situations sont vraiment très contrastées, décrit-elle. Le plus souvent, il s’agit de problèmes de logement : des familles qui s’entassent dans un appartement exigu ou insalubre, voire des jeunes sans domicile. Nous rencontrons aussi beaucoup de cas de surendettement, des addictions, des problèmes de santé. Et, chez les jeunes, une absence totale de mobilité. » Autant de freins à l’emploi que l’assistante s’emploie à lever progressivement, soit en conduisant elle-même les démarches – ouverture de droits, courriers, prise de rendez-vous médicaux, etc. –, soit en orientant les salariés vers les partenaires du secteur : centres communaux d’action sociale, assistantes sociales du conseil général, centre permanent d’accueil et d’insertion de Noyon, foyer Coallia (ex-AFTAM), centre d’information pour les droits des femmes et des familles (CIDFF).
Ponctuellement, des informations collectives viennent compléter les démarches individuelles. « Elles portent sur la vie quotidienne au sens large, et notamment sur la gestion de budget, la prévention du surendettement et les relations avec la banque, souligne Mylène Lefèvre. Récemment, une juriste du CIDFF est également intervenue sur les différents régimes d’union et la parentalité, et un médecin du travail sur les addictions. » Faire intervenir une diététicienne, pouvoir consulter l’Association départementale d’information sur le logement… Les idées ne manquent pas. Mais avec des contrats à temps partiel et le chantier à entretenir et à animer, le temps fait parfois défaut à l’assistante socioprofessionnelle pour rencontrer les salariés.
Car, comme dans tout chantier d’insertion, la production reste le cœur de l’activité. La période de fermeture au public est principalement consacrée à l’entretien et à la construction du parc. Tout doit être prêt pour l’ouverture, en avril : le bois pour le four à pain, les bâtiments, le parcours « accrobranche », le terrain de camping destiné aux groupes. « Ici, il faut être très polyvalent », souligne Thierry Letupe. Ce dernier sait de quoi il parle : menuisier-ébéniste avant de devenir moniteur d’atelier en établissement et service d’aide par le travail puis encadrant technique d’insertion, impliqué dans un musée des vieux métiers, il a dû lui aussi se réapproprier des savoir-faire oubliés. Ces apprentissages sont-ils pour autant transposables dans l’emploi ? Thierry Letupe en est convaincu. « Le chantier offre vraiment une large palette d’activités, insiste-t-il. Un peu de maçonnerie, un peu de menuiserie, du débroussaillage, de la vente, de l’animation auprès des enfants… Quel que soit l’emploi exercé par la suite, l’une ou l’autre de ces compétences sera forcément utile. » Tout comme les comportements sur lesquels les encadrants travaillent progressivement, par petites touches : « Carisiolas amène des personnes vraiment différentes à travailler ensemble, alors chaque année il y a de la friction, des conflits, note Thierry Letupe. A l’encadrement de s’assurer que cela ne pénalise pas l’activité, et de le faire comprendre aux salariés. Dans une entreprise classique, on travaille ensemble même si on ne s’entend pas ! De même, arriver à l’heure, ce n’est pas ce qui fera l’emploi, mais c’est déjà une attitude. » Cette attitude professionnelle, les salariés en insertion sont censés la parfaire au cours de stages en immersion destinés à valider leur projet. Mais rares sont ceux qui y parviennent. Pour beaucoup d’entre eux, contacter les entreprises et négocier les conditions du stage restent des démarches difficiles à effectuer. « Et certains secteurs sont particulièrement difficiles à aborder, ajoute Mylène Lefèvre. Les services à la personne, par exemple, attirent un nombre important de nos salariés. Mais impossible d’obtenir qu’un tuteur dégage du temps pour eux. »
Après sept ans de fonctionnement, le bilan du parc Carisiolas se révèle contrasté, et le taux d’insertion affiché par la structure assez modeste : 28 % l’an dernier. Entre autres causes, un contexte local peu favorable mais aussi les conditions d’emploi des salariés en insertion, pointe Jean-Michel Bondu, directeur du Groupement régional de l’insertion par l’économique en Picardie : « Dans la plupart des régions, les CUI sont des contrats de un an, renouvelables une fois. En Picardie, le préfet de région et la direction régionale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle ont considéré que plus on prolongeait le contrat, moins la personne allait s’insérer. Moyennant quoi les contrats ont été réduits à six mois. L’avantage étant que cela permet de réduire les “stocks”, et l’inconvénient, que les salariés concernés ont souvent besoin de davantage de temps pour retrouver le chemin de l’emploi. » Une analyse que confirme Bruno Morineau. « Si nous pouvions garder nos salariés pendant deux ans, nous gagnerions en valeur ajoutée sur le chantier, et l’accompagnement leur serait plus profitable. D’autant que ce turnover induit de la lassitude chez les professionnels. » Chiffres à l’appui, Mylène Lefèvre tient cependant à nuancer le constat : « Une étude menée sur les sorties de l’année 2009 à 2011 montre un taux global d’insertion de 40 %, signe que les effets se font parfois sentir bien après la fin du contrat, affirme-t-elle. Et au-delà de la mise à l’emploi, nos salariés disent tous avoir repris confiance en eux. »
Restent des difficultés plus structurelles, liées au fonctionnement de Carisiolas : un conseil d’administration instable qui brouille la lisibilité du projet, un accompagnement socioprofessionnel qui mériterait d’être musclé, notamment à l’égard des employeurs potentiels, et une tension entre les objectifs de la structure : développement touristique et insertion. « Tous les ingrédients figuraient dans le projet de départ : une prise en charge sociale appuyée sur un site touristique, nécessitant des compétences pointues dans tous les domaines et un réel effort de promotion, estime Jean-Michel Bondu. Le projet est original et intéressant, mais il a manqué un pilotage global. Pour assurer sa pérennité, l’association doit désormais définir une véritable stratégie de programmation. »
Diplôme de niveauIV, le titre professionnel d’encadrant technique d’insertion (ETI) est délivré par les directions départementales du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP). Il est composé de trois certificats de compétences professionnelles, qui correspondent aux trois axes de travail de la fonction : organiser et animer une activité de production ; faire acquérir des règles et des gestes professionnels en situation de travail ; participer au suivi de la personne dans son parcours d’insertion, en relation avec les autres acteurs internes et externes. L’ETI intervient dans des structures très diversifiées d’insertion par l’activité économique (IAE), des chantiers école, des collectivités territoriales, des organismes de formation ou des dispositifs d’aide à l’insertion des travailleurs handicapés. Plus d’informations sur le site du Répertoire national de la certification professionnelle,
(1) Parc Carisiolas : route départementale 932 – Le Chemin des vaches – 60400 Crisolles – Tél. 03 44 09 01 73 –
(2) Certaines personnes interrogées ont souhaité rester anonymes.