Quels tableaux cliniques présentent les enfants que vous suivez en foyer de l’enfance ?
Pour ne parler que des bébés, cela va de l’extrême gravité jusqu’à des troubles moins lourds. Malheureusement, les plus atteints meurent avant même d’avoir pu être placés. Chez les autres, pour les plus mal en point, on observe des perturbations graves de l’interaction avec des parents soit très malades sur le plan psychique, soit très carencés. Il s’agit de tableaux d’autisme particulièrement précoce, avec des troubles de la relation qui apparaissent dès les premières semaines. Ces bébés sont fuyants dans toutes les interactions, qu’elles soient visuelles, auditives ou physiques. Ces situations sont gravissimes lorsqu’elles ne sont pas repérées suffisamment tôt. Il est en effet très difficile de récupérer ces enfants après trois ou quatre mois de décrochage relationnel. A un moindre niveau de gravité, on observe des troubles envahissants du développement. Il s’agit d’une non-structuration de la personnalité formant un continuum avec des troubles de l’attachement. Sachant qu’il ne faut pas confondre lien et attachement. L’attachement, c’est une capacité de l’enfant qui fait naturellement confiance aux adultes qui s’occupent de lui. Et lorsque les troubles de l’attachement sont sérieux, ils empêchent la création de liens. Enfin, toujours chez les petits, on trouve des troubles dépressifs ou anxieux liés à la difficulté de gérer la séparation avec les parents.
Le syndrome de l’hospitalisme se rencontre au sein même des familles que vous côtoyez…
Cette pathologie a été décrite par le psychiatre et psychanalyste américain René Spitz, qui avait constaté que des enfants hospitalisés privés de contact affectif mouraient pour un tiers d’entre eux, les autres présentant des troubles dépressifs graves. L’hospitalisme est devenu très rare dans les hôpitaux et les foyers, où un énorme travail a été fait pour améliorer la prise en charge des jeunes enfants. En revanche, on le trouve aujourd’hui au sein de certaines familles, quand des enfants sont laissés à eux-mêmes, ne bénéficiant que de très peu d’interactions avec des adultes. Or les premières semaines sont essentielles pour que les bébés entrent dans une interaction positive avec leur entourage. Lorsque ce n’est pas le cas, cela provoque des catastrophes.
Pour travailler avec ces enfants, vous avez développé plusieurs notions. Lesquelles ?
J’utilise, par exemple, l’expression de « bébés Wifi ». On observe chez de jeunes enfants qui ont été très tôt en situation de carence affective une capacité à accrocher ou pas avec les personnes qu’ils rencontrent. Ils cherchent, d’une certaine façon, la meilleure borne de connexion pour être en sécurité affective. J’emploie aussi la notion de confusion des psychismes que j’avais étudiée pour mon mémoire de pédopsychiatrie et que je retrouve de façon massive au sein du foyer de l’enfance. Il s’agit d’enfants qui, très petits, sont dans l’incapacité de faire la différence entre les émotions parentales et les leurs. Et lorsque ces émotions sont toxiques, cela donne des enfants qui, plus tard, seront persécutés à la fois par leur monde interne et leur monde externe.
Ces situations sont-elles liées au fait que l’on privilégie le maintien en famille sur le placement ?
Ce n’est pas que le maintien en famille soit mauvais en lui-même, simplement il ne faut pas avoir de dogme en la matière. Certains enfants peuvent tout à fait être maintenus en famille à condition de bénéficier d’un suivi serré, tandis que d’autres doivent absolument être extraits de leur famille. Le problème est que, au cours de ces vingt dernières années, au lieu d’observer l’enfant et son développement, on s’est attaché à voir si les parents étaient compliants, si l’on pouvait travailler avec eux… Mais certains parents viennent à tous les rendez-vous et ne s’opposent jamais aux professionnels tout en ayant des attitudes éducatives complètement inadaptées, tandis que d’autres, moins faciles à gérer, s’occuperont plutôt bien de leurs enfants. Ce n’est donc ni l’empathie ni la facilité à travailler avec les parents qui compte, mais bien l’observation directe de la situation de l’enfant.
Comment aider ces enfants très carencés ?
Cela passe par une clinique extrêmement fine de leur prise en charge au quotidien par les auxiliaires de puériculture et les éducatrices de jeunes enfants. Dans la pouponnière où je travaille, elles sont très bien formées et attentives à tout cela. Elles ont une capacité à mettre des mots sur les émotions, à exprimer le quotidien de ces enfants qui, bien souvent, ne savent même pas ce qu’est le chaud ou le froid. Normalement, les parents sont tout le temps en train de parler à leur enfant pour lui expliquer le monde. Avec ces enfants, il faut faire ou refaire tout ce travail en donnant des couleurs aux émotions. Pour user d’une image, les bébés qui arrivent à la pouponnière n’ont vu que les films muets en noir et blanc. Chez nous, ils passent au Technicolor avec paroles et musique en stéréo.
Peuvent-ils devenir des adultes heureux et équilibrés ?
J’ai engagé depuis deux ans une recherche sur le devenir, sur vingt ans, d’enfants passés par la pouponnière. Nous avons des données extrêmement fiables sur leur état à l’admission et nous savons par leur dossier ce qu’ils sont devenus. On constate que 30 % d’entre eux restent gravement handicapés à l’âge adulte, 10 % étant très gravement atteints. Un autre tiers de ces enfants présentent des troubles psychiques ou du comportement perceptibles par l’entourage, qui ne les empêchent cependant pas de suivre une scolarité ou une formation professionnelle. Enfin, le dernier tiers mène une vie quasiment normale. Ces jeunes ont réussi à prendre suffisamment de recul par rapport à leur histoire et à leur famille pour pouvoir s’engager dans la vie adulte sans troubles repérables. Evidemment, plus les enfants sont cassés au départ, plus ils ont du mal à récupérer, mais ce n’est pas mathématique. Certains arrivent très abîmés et évoluent finalement pas trop mal, alors que d’autres n’arrivent jamais à échapper à la toxicité de leur famille.
Quels troubles de la parentalité peuvent provoquer de tels dégâts chez les enfants ?
Lorsque des parents sont psychotiques, dépressifs ou qu’ils vivent une période difficile, cela peut se traduire par un amoindrissement des capacités parentales. Mais, le plus souvent, les parents des enfants que nous recevons ne possèdent même pas ces capacités parentales de base. C’est l’expérience précoce de la sollicitude d’un adulte pour un enfant qui va permettre à celui-ci d’exercer à son tour, un jour, cette sollicitude pour quelqu’un d’autre. Or ces parents ont bien souvent été eux-mêmes carencés sur le plan affectif. Et l’on peut mettre en place tous les programmes possibles pour les aider, ça ne fonctionne pas. J’ai rencontré récemment une maman avec son bébé de 4 mois. Il était encapuchonné, sa poussette tournée vers le mur et j’étais obligé de me contorsionner pour croiser son regard. Pendant tout l’entretien, sa mère ne lui a pas adressé la parole. La seule interaction a été lorsque le bébé a éternué. Elle a répondu : « A tes souhaits ! » Ce qui n’était pas du tout adapté. Si vous lui expliquez qu’il faut qu’elle fasse davantage attention à son enfant, cette maman sera d’accord. Mais une fois la porte franchie, c’est terminé.
Vous êtes l’un des derniers pédopsychiatres en foyer de l’enfance. Pour quelle raison ?
Plus qu’un problème de budget, c’est une question de conception de la protection de l’enfance. Les départements n’ont pas pris la mesure du problème de santé publique que posent les enfants maltraités ou négligés. Si l’on prend la classe d’âge allant de 0 à 18 ans, 600 000 ont été placés à un moment ou à un autre. C’est un phénomène majeur, et les pouvoirs publics n’ont pas pris conscience de la nécessité de prendre en charge ces enfants le plus tôt possible. Malheureusement, il n’est pas obligatoire pour les pouponnières et les maisons d’enfants à caractère social d’employer un pédopsychiatre, et très peu de départements font cet investissement. Bien sûr, des psychologues formés sont présents dans bon nombre d’établissements et beaucoup d’enfants sont suivis au sein des centres médico-psychologiques et médico-psycho-pédagogiques. Mais la clinique de tels enfants est très spécifique et nécessite à la fois formation et spécialisation. Certaines équipes font d’ailleurs un travail énorme dans ce domaine mais, d’une façon générale, la France me paraît bien en retard. Et ce ne sont pas seulement les familles modestes qui sont concernées, loin de là.
Daniel Rousseau est pédopsychiatre. Exerçant en libéral, il intervient en parallèle depuis vingt ans au sein du foyer de l’enfance du Maine– et-Loire. Primé pour ses travaux de recherche sur les enfants de l’aide sociale à l’enfance, il publie Les grandes personnes sont vraiment stupides (Ed. Max Milo, 2012).
(1) Voir ASH n° 2767 du 6-07-12, p. 21.