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Vieillesse : changeons de regard

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Personnes âgées fragilisées : attention danger… de déshumanisation. Chacun de son côté, Gilles Cervera et Bernadette Elie dénoncent avec verve le traitement, excluant, chosifiant, trop souvent réservé – dans les pratiques et dans le langage – à ces hommes et ces femmes particulièrement vulnérables.
GILLES CERVERA

Psychothérapeute pour personnes âgées et formateur

« Libérons les vieux »

« Sujet fragile s’il en est. Sujet à regarder en face. Le sujet des vieux qui sont des vieux sujets et non des objets dépareillés ou pourris qu’on dépose où on peut, où il y a de la place, comme un fardeau dont on ne peut s’alléger mais qu’on ne saurait voir.

Regardons donc ces sujets en face, de manière responsable. Mesurons les clivages de notre société et surtout son incapacité à penser un ensemble au seul profit du découpage de ses parties. Pas comme ça qu’on s’en sort grandi. Humainement. Ethiquement.

20 % des personnes de plus 80 ans sont en institution. Une sorte d’aménagement social insupportable, scandaleux, qui se nomme maison de retraite.

Appelons un vieux un vieux et un scandale un scandale.

Si le bébé depuis Dolto est une personne, sans nul doute, le vieux aussi. Il réagit y compris même si son second bachot est lointain, il parle intérieurement et s’il s’extériorise moins, il n’en pense pas moins. Le scandale des scandales consiste à s’autoriser de lui, à le soustraire au vivant avant qu’il ne soit rayé des listes.

Ouvrons donc la porte des institutions. Les halls peuvent être séduisants, quelques fauteuils épars, souvent vides et des plantes, en plastique ou non. C’est plus loin qu’on trouve des ribambelles de fauteuils roulants avec des têtes dedans qui dodelinent ou carrément tombent à l’équerre devant des écrans de télé.

Ici, Beckett est la référence qui saute aux cinq sens : Malone meurt et Winnie s’enfonce petit à petit dans le sable. Dépasse à peine la plume de son bibi et le filet de sa voix traverse mal les grains de sable qui peu à peu emplissent et enfouissent sa bouche.

Les fauteuils alignés ou tournés vers des guéridons vides suivent, indiquant qu’on a atteint les salles d’activité. Celles-ci sont investies aussi par des bénévoles dont l’âge moyen est élevé et dont la bonne volonté est extraordinaire. Jeux de dominos, jeux de cartes, accordéon, Irma la douce, Le petit vin blanc, ce n’est pas le pire. Les couloirs ensuite, plus ou moins larges, plus ou moins moquettés selon le standing, distribuent des chambres dont les portes sont en général fermées sur le peu de mètres cubes dévolus à chacun.

Ce n’est évidemment pas parce que l’accordéon résonne vaguement ou que les bénévoles portent des canotiers en plein hiver ou des nez rouges au mardi gras que ça donne envie de se bidonner. L’infantilisme, le mépris donc, ici, domine.

Malgré l’extraordinaire bonne volonté de chacun, malgré le souci de bienveillance de chaque salarié, malgré cela, ce que je dénonce ici frontalement est un système de regroupement. Un système pervers, en soi, parce qu’il est d’homogénéisation, de ghettoïsation. En découle une logique en trois D : déresponsabilisation, déréalisation et désubjectivation.

Silence mortel

Si les réfectoires des collèges sont trop bruyants et qu’aucune technologie ne rédime le boucan, les restaurants de maisons de retraite sont assourdissants de silence. Certains vieux disent que même dans les enterrements, on rigole davantage. Forcément. Chacun, individuellement, est recroquevillé dans sa pensée et le système ferme toute conversation. Sont ici regroupées des vieilles personnes qui n’ont rien à partager que leur fin de vie. Enterrement démultiplié, deuil de soi à l’infini.

On étiquette, on case. Et si on mélangeait les cartes ?

Il y aurait à reconvertir ces lieux en les rendant mixtes : maisons de retraite mais aussi, inclus, adossés ou mixés, maisons de convalescence, CAMSP [centres d’action médico-sociale précoce], jardins d’enfants… Il y aurait à mélanger les points de vue, à mêler les âges, les problématiques, les curiosités. Vieillir est isolant et cet isolement est d’autant monstrueux qu’il est socialisé.

L’heure est pourtant à la construction intensive de ces lieux d’isolement, privés, publics, les uns et les autres plus ou moins soumis aux enjeux de bénéfices : et ils en font ! Voir les fonds de pension, qui se graissent sur cette mélancolie. Interrogeons-nous. Regardons en face.

La monoculture a dévasté les paysages : elle dévastera la cité. La ville dont le prince est un enfant chère à Montherlant ne doit pas élire pour parias ses vieux.

Faisons émerger les alternatives, les petites communautés de vieux encore actifs aidant les moins actifs. Favorisons les mixages institutionnels, dérangeons les pratiques standardisées conduisant à des gestes répétés mécaniquement, faits et refaits sans réflexion, des passages trop rapides, des portes vite ouvertes et vite fermées : “Je vous pose vos médicaments, n’oubliez pas. Je note que j’ai lavé les toilettes. Elle veut sa madeleine de quatre heures la p’tit’ dam’ ?” La procéduralisation des gestes déshumanise forcément, coupe obligatoirement la parole, ôte l’envie d’être avec, tout simplement.

Une personnalité indépendante mandatée par l’Etat visite les lieux d’enfermement et c’est bien. Des lieux échappent à ces visites parce qu’on semble y entrer et en sortir librement. Ce dernier adverbe étant à prendre avec des pincettes.

Aucun système de veille éthique ne suffira à créer de la bienveillance tant que se développeront des lieux d’enfermement psychique non reconnus en tant que tels.

Nos vieux sont vivants

Ce sont pourtant, désolé de l’affirmer avec cet aplomb, des lieux de morbidité absolue où les vieux n’ont d’autres vis-à-vis qu’eux-mêmes et où la vivacité codifiée des personnels est de plus en plus enserrée dans des principes de précaution absurdes : les barreaux des lits sont des barreaux, les sangles aux fauteuils sont indignes. Or les vieux veulent une seule chose, c’est incroyable : vivre et voir autour d’eux la vie, le vivant, le vivace, le mouvement, la vivace cité !

Libérons les vieux. Ouvrons les portes des maisons de retraite et vérifions l’état de notre société. Nous sommes à l’ère nauséeuse du parcage des hommes après qu’on a mis de l’air dans les poulaillers et des normes aux stabulations.

Les maisons de retraite doivent être associées aux conceptions de crèches, haltes-garderies, instituts spécialisés, écoles ou autres centres de soin ou d’accueil de marginaux. Toutes les rencontres valent mieux que cet entre-soi, ce miroir mortifère. Provoquer les rencontres est un mode de survie social. Pour que le passage ait lieu, pour que les transmissions s’apaisent et qu’y entre autrement qu’en coup de vent l’entier de la communauté.

Attention sujet fragile ! Objet délicat ! Polémique à tous les étages ! Nous étions prévenus. Le débat s’ouvre : que voulons-nous faire des vieux dans notre vieil Occident Que voudrions-nous qu’on nous fasse Comment voudrions-nous qu’on nous traite ? »

Contact : gilles.cervera@voila.fr

BERNADETTE ELIE

Formatrice en gérontologie

Les mots et les choses

« L’être humain, être social, se sait être humain parce qu’il est reconnu comme tel par les autres, dont il est dépendant. Il ne peut assurer seul ses besoins fondamentaux, il a besoin des autres pour se nourrir, se protéger, s’épanouir, s’aimer.

Pourtant, le vocabulaire employé pour parler des personnes âgées, malades ou en situation de handicap révèle exactement le contraire de cette humanité profonde. Il apparaît même symptomatique des représentations délétères qu’a notre société sur cette dépendance.

Il révèle à quel point celle-ci réduit à nos yeux l’autre à l’état de chose. Le vocabulaire que nous employons, dont nous sommes responsables, diffuse insidieusement, par toutes sortes de médias, au cœur même de notre travail, de nos rencontres et de la vie quotidienne, cette perception chosifiée des personnes fragilisées par l’âge, la maladie ou le handicap. Mais si l’autre est une chose, un corps sans identité, sans histoire, s’il est une maladie, un fauteuil, une personne âgée (de quel âge ? homme ? femme ?), alors il n’y a aucune reconnaissance de lui comme étant “un autre moi-même, différent de moi” (Lévinas). Pas d’empathie donc, et une totale déresponsabilisation de la société tout entière : il n’est pas nécessaire de lui répondre et de répondre de lui puisqu’il est un objet.

Quelques aperçus brefs, mais suffisamment significatifs…

 Le maintien à domicile ou le soutien à domicile Présenté comme le choix des personnes âgées depuis le rapport Laroque (1962), rester chez soi n’est aujourd’hui plus vraiment un choix : il devient, petit à petit, un “maintien en détention à domicile”. Quel est le but réel de la formation des aidants familiaux, qui se développe partout ? Suffira-t-elle à les soulager des astreintes et de l’épuisement auxquels les conduit le lien conjugal ou intergénérationnel ? Ne vise-t-elle pas aussi des économies de façon à n’avoir plus besoin de professionnels rémunérés à la hauteur de leurs formations ? La disparition des auxiliaires de vie sociale et le retour à l’aide-ménagère semblent déjà programmés. L’usage des nouvelles technologies (surveillance à distance, robotisation…) n’est pas un atout : il risque d’alléger l’accompagnement humain, au détriment du lien social. La vigilance s’impose donc pour que l’expression “soutien à domicile” entraîne des réponses plus humaines aux besoins des personnes et de leurs familles.

 “La vieillesse est un risque”, selon une expression courante. Pourtant, elle est toujours le seul moyen qu’on connaisse pour vivre longtemps… Risque de quoi ? D’avoir besoin les uns des autres ? Mais c’est justement cela qui fonde une société d’êtres humains !

Le risque n’est donc pas la vieillesse mais le regard qu’on porte sur elle.

 On parle d’aide et d’accompagnement mais on “place” les personnes. Elles ne vont pas là où elles veulent aller, selon la définition qui serait celle de l’accompagnement, mais là où l’on veut les mettre ! Il leur est assigné “une place” dans un établissement. Elles ne sont pas confiées, ni même accueillies, elles sont mises en sécurité, à l’abri de tout risque (et particulièrement du risque de vivre). Selon l’identité administrative de l’établissement – association, établissement public ou commercial –, elles deviennent clients, pensionnaires, résidents, bénéficiaires, usagers, parfois même tout simplement… dossiers ! Et, avec bonne conscience, on les place comme on place un dossier sur une étagère ou des bijoux au coffre. C’est ainsi qu’on les conserve, en stérilisant leur environnement et leur vie. Et puisqu’on fait tout pour elles, on leur demande de taire leurs désirs et de remercier.

 Difficile de ne pas confondre, parfois, maison de retraite et prison ! Il y a quelques années, à l’issue d’une audience au tribunal, une juge concluait ainsi un différend de voisinage entre deux habitantes (30 et 75 ans, la plus âgée s’étant défendue comme elle le pouvait du tapage de la plus jeune, en lui envoyant un seau d’eau sur la tête) : “Si vous continuez, Mme X, nous vous placerons en maison de retraite !” On dit aujourd’hui EHPAD, établissement d’hébergement de personnes âgées dépendantes. Donc… on héberge ! On héberge des personnes dans l’incapacité de subvenir seules à leurs besoins élémentaires tout en faisant disparaître du paysage social ces personnes qui dérangent. N’était-ce pas déjà le rôle assumé par les hospices d’autrefois, celui d’assurer l’ordre social ?

 On lit parfois : “L’EHPAD accueille des pathologies (valides, semi-valides, dépendantes, Alzheimer)”… On aimerait lire qu’il accueille des personnes…

 La capacité d’accueil d’un EHPAD s’exprime en nombre de lits. Allons jusqu’au bout : on “place” des personnes dans des lits ! Et on leur dit, sans complexe, qu’elles sont chez elles !… De plus, les lits ne doivent jamais être inoccupés, pour rentabiliser le fonctionnement de l’établissement. Donc pas de temps pour le travail de deuil après le décès d’une personne ; il ne faut pas s’étonner alors de l’épuisement professionnel et de la souffrance des soignants. Certaines chambres sont même louées pour des accueils temporaires, en l’absence de leurs occupants.

 “L’EHPAD est équipé d’un détecteur de fugues”… C’est donc bien qu’on n’a pas le droit d’en sortir librement. Certes, les personnes désorientées risquent de se perdre dehors. Mais alors, plutôt que de trouver des moyens de les accompagner faire un tour, on crée les UHR : unités d’hébergement renforcées ! A la question : Qu’est-ce qui est renforcé ?, la réponse donnée est toujours : la sécurité ! Les UHR sont donc bien perçues comme des prisons, y compris par les personnes qui y travaillent. On pourrait penser que ce sont les soins qui sont renforcés. Mais non : pas de budget pour ça. Alors UHR ou USR, unité de surveillance renforcée ?… Osons dire que la confusion existe.

 Les personnes dépendantes sont “prises en charge”… Mais sont-elles prises en soin ? Le soin ou le prendre soin est-il une charge ? Pour qui ? Serait-il possible de différencier le coût du soin (la charge financière) et le prendre soin des personnes (donner du sens à ce qui est réalisé) ?

 “Le docteur Untel fait 45 personnes par jour…” Nous y voilà ! Le docteur ne visite pas les personnes, ne s’occupe pas des êtres, ne soigne pas l’homme ou la femme malade… il fait ! Et ce n’est pas une question de mots. Celui-ci est bien signifiant : il parle de la rentabilité des actes médicaux, qui rémunère des actes, éliminant le temps, l’écoute et l’empathie nécessaires à un prendre soin de qualité. Certains médecins parlent même de patients “efficaces” !

 “Mme Untel est diminuée…”Si la valeur d’une personne s’estime à la mesure de ses capacités (à partir de quels critères ?), nous sommes dans l’irrespect de son être, de la dignité intrinsèque de son humanité. Ce sont les capacités de cette femme qui sont diminuées, pas sa personne ! Comment s’étonner que le sentiment de la perte de sa dignité la conduise à demander à mourir ou à se suicider ?

 “C’est une Alzheimer, un Parkinson, un cérébro-lésé, un dément sénile, un fauteuil…” Désigner une personne par sa pathologie la fait disparaître derrière sa maladie. Autrement dit, les mots traduisent ce qui est visible en faisant disparaître l’être de la personne. Par discrétion, dit-on. Bonne conscience facile où l’on s’en tient à ce qui est visible, à la chose, au mépris, parfois, des droits du malade ou du secret professionnel. Il serait plus difficile, et infiniment plus engageant, de croiser le regard de la personne dépendante.

 Une femme dont la mère vient de mourir s’adresse à une aide-soignante : “Que va-t-il se passer maintenant ?” Réponse : “Elle va être mise au dépôt !”. Un défunt, ça encombre un lit : que fait-on de ce qui encombre ? On l’envoie au dépotoir ! Dira-t-on bientôt à la dé-charge, là où il n’y a plus besoin de prise en charge ?

 “Aller faire Mme Untel”… comme on fait la vaisselle, la lessive… Pourquoi ne pas dire aider ? Aider une personne à se laver ? Vocabulaire insidieux, car “faire” pour parler de l’aide à la toilette montre que l’on ne se soucie ni de la participation de la personne dépendante, ni de son accord pour toucher son corps, pour la manipuler et l’exposer aux regards.

 “Il faut bien les laver parce qu’elles sont vieilles !” Ce qui est vieux est sale, c’est bien connu !

 Parole de résistance : “As-tu fini Mme Untel ?” — “Oui, je l’ai achevée !”, a répondu, ironiquement, une professionnelle mimant le geste du tireur.

Tous ces raccourcis verbaux, dont certains ont été déjà relevés par Richard-Pierre Williamson dans ces colonnes (1), soulignent que la dépendance est perçue comme une situation inacceptable. Mais “vivre ensemble”, n’est-ce pas comprendre que l’homme acquiert et garde son identité d’homme dans sa dépendance à ses semblables et qu’on a besoin les uns des autres, avec nos compétences complémentaires, quels que soient nos capacités, nos besoins d’aide, nos espérances Question de confiance dans l’homme et question de regards… »

Contact : bernadette-elie@orange.fr

Notes

(1) Voir « Humanisons notre lexique », ASH n° 2729 du 21-10-11, p. 25.

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