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Affaire « Marina » : et maintenant ?

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Après le procès du Mans, les acteurs de la protection de l’enfance s’interrogent sur les enseignements à tirer du drame, même si les positions divergent sur la façon d’améliorer les pratiques.

Le 26 juin s’est achevé devant la cour d’assises de la Sarthe ce qui fut durant 11 jours le « procès Marina », du nom de la petite fille morte à l’âge de 8 ans, en août 2009, des sévices infligés par ses parents. Ces derniers ont été condamnés à 30 ans de réclusion criminelle, dont 20 de sûreté, pour actes de torture et de barbarie commis à partir de 2003 sur leur fille. Outre l’atrocité des faits, la comparution comme témoins de plusieurs professionnels concourant à la protection de l’enfance a accentué l’émoi de l’opinion et l’ampleur médiatique de l’affaire : l’entourage qui côtoyait au quotidien l’enfant – sa famille, puis les enseignants – avaient plusieurs fois donné l’alerte.

Des alertes successives

En 2008, un signalement a été adressé par l’établissement scolaire au parquet, qui a classé l’affaire sans suite faute d’éléments suffisants pouvant caractériser l’infraction pénale. Pour le conseil général qui s’informe plus tard des suites données à l’enquête, le dossier est traité. Dans les mois suivants, les services reçoivent une information préoccupante émanant de l’école de Marina, hospitalisée pendant cinq semaines pour de graves blessures, et un courrier de l’hôpital, qui atteste de signes cliniques pouvant découler d’une maltraitance ou d’une négligence. Les ­services, estimant ne pas avoir réuni la preuve d’un danger et constatant la possibilité de travailler avec la famille, poursuivent l’évaluation sociale sans saisir le parquet. Ils voient Marina pour la dernière fois le 25 juin.

A la barre, médecins, gendarmes et agents des services sociaux du conseil général ont dû expliquer comment Marina a pu échapper aux mailles du filet de la protection, pourtant resserrées depuis la loi du 5 mars 2007. De leurs récits, il est ressorti que les fréquents déménagements de la famille, la minutieuse stratégie de défense des tortionnaires, leur apparente coopération, l’attitude protectrice de Marina (elle a néanmoins une fois confié avoir été frappée à un instituteur), et l’absence de doute sur le reste de la fratrie n’avaient pas permis à la vérité d’émerger. Faut-il s’en satisfaire en incriminant la fatalité ? Ne pas, a minima, s’interroger sur les conditions de l’évaluation sociale et la coordination des acteurs ? Nier la nécessité de tirer des enseignements de ce drame, ou au contraire vouloir faire table rase du dispositif actuel de protection de l’enfance pourraient être deux écueils tout aussi contre-productifs.

Les associations de protection de l’enfant parties civiles au procès ont attendu le verdict pour annoncer leur intention de déposer plainte. « Innocence en danger », par la voix de ses avocats Pierre-Olivier Sur et Clémence Witt, privilégie une action en responsabilité contre l’Etat pour faute lourde, en raison du « fonctionnement défectueux de la justice dans le cadre de l’enquête pénale qui a conduit au classement sans suite ». « La voix de l’enfant » prépare quant à elle une plainte contre X pour non-assistance à personne en danger, qu’elle présentera aux trois autres associations parties civiles. « Un rappel à la loi suffirait à reconnaître la faute et éviterait la plainte », glisse Martine Brousse. Une note d’observations de son avocat, Francis Szpiner, vise particulièrement le conseil général, dont les services se sont, selon lui, « rendus coupables de manquements graves », même si, devant la cour d’assises, les agents interrogés ont justifié avoir fait leur travail dans le cadre réglementaire et législatif de leurs missions. Ce qu’a également assuré une lettre de soutien du président du conseil général à ses personnels.

Avec toute la prudence qui s’impose sur une affaire désormais jugée, faut-il tout de même conclure à des dysfonctionnements, voire à un effet pervers de la loi ? « Dès 2009, avant même que nous ayons pu nous exprimer, les éléments ont été posés sous forme d’une mise en accusation des services du conseil général, relayée par la presse, regrette Dominique Le Clerc, directeur général adjoint à la solidarité départementale au conseil général de la Sarthe. On nous a reproché d’être une administration froide, ce qui est un non-sens car nous avons été profondément choqués de penser que nous, comme d’autres, n’avons pu empêcher ce drame. »

En jeu selon lui : les fondements et le respect des exigences du travail social, de même que les engagements et les limites posés par la loi de 2007. « La difficulté des travailleurs sociaux, qui n’ont pas de pouvoir d’investigation, est d’entrer dans l’intimité des familles et de prendre ce qui est donné à voir. Leur objectif est de continuer à travailler avec elles tant que cela est possible… Nous avions des intuitions, mais pas de certitude et avons cherché à en savoir plus sur la situation de la famille. Est-ce que le travail social est une simple boîte aux lettres par rapport au parquet ? Ce n’est pas l’esprit de la loi de 2007. »

« Responsabilité collective »

Réfutant la notion de faute dans cette affaire, le directeur général adjoint à la solidarité départementale préfère parler de « responsabilité collective ». Pour autant, à la suite d’une mission d’évaluation interne engagée dès septembre 2009, le conseil général a renforcé son dispositif. La cellule de recueil et de traitement des informations préoccupantes (CRIP) a été réorganisée afin d’améliorer le « tri de premier niveau » et les collaborations ont été définies par un protocole signé par tous les partenaires. Une unité médico-judiciaire a été créée au sein de l’hôpital et la coordination entre les services hospitaliers et la CRIP a été formalisée par une plateforme. La maltraitance et la mort de Marina auraient-elles pu être évitées avec ces outils ? La loi du 6 mars 2012 relative au suivi des enfants en danger, qui vise à mieux suivre les familles qui changent d’adresse, aurait-elle été efficace ? « La société était face à quelque chose de hors norme, une volonté de nuire qui trouve toujours les moyens d’aller à son terme… », estime le directeur général adjoint à la solidarité départementale.

Les associations parties civiles au procès ne l’entendent pas de cette façon. Homayra Sellier, présidente d’Innocence en danger, dit recevoir depuis le procès « de nombreux témoignages d’assistants sociaux sur leur manque de formation ou des dysfonctionnements ». « Alors qu’un budget faramineux est dépensé pour la protection de l’enfance, c’est l’ensemble du dispositif qui a besoin d’un état des lieux et d’une réflexion au plus haut niveau de l’Etat », martèle-t-elle. L’association, qui pointe l’absence de données fiables sur le nombre de décès d’enfants des suites de maltraitance (1), qu’elle évalue néanmoins à 700 par an, souhaite saisir les parlementaires afin qu’une commission d’enquête ou une mission d’information soit créée. Une pétition circule sur Internet dans ce sens.

« Principe de précaution »?

Martine Brousse, délégué générale de « La voix de l’enfant » et par ailleurs vice-présidente du GIP « Enfance en danger », prévoit de demander qu’un avis soit ren­du par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, dont elle est actuellement également vice-présidente, dès que celle-ci sera réinstallée. Elle compte par ailleurs obtenir le soutien de la défenseure des enfants pour émettre des propositions. Parmi elles : rétablir une journée consacrée à la maltraitance, signe de la « volonté politique de l’Etat », favoriser la pluridisciplinarité des interventions, revoir la formation des travailleurs sociaux, mettre en œuvre un « principe de précaution » pour protéger l’enfant le temps de l’évaluation et donner aux travailleurs sociaux la possibilité d’intervenir dans les familles en dehors des « heures ouvrables ».

Ces deux dernières propositions font bondir l’Association nationale des assistants de service social (ANAS), qui, depuis le début du procès, a exprimé son soutien aux professionnels du conseil général de la Sarthe. Elle fustige une démarche « de mise en cause radicale », des « analyses simplistes », « la condamnation sur la place publique des services sociaux, mais aussi de la protection de l’enfance telle qu’elle est organisée ». Elle voit surtout dans la position de « La voix de l’enfant » une ­stratégie pour faire adopter des « modes de fonctionnement dont la plus-value en termes de protection de l’enfance reste à démontrer » et qui auraient surtout « des conséquences dommageables pour un grand nombre d’enfants et leurs familles ».

A une position qui vise l’infaillibilité du système, l’ANAS oppose la défense des principes du travail social, dont l’efficacité repose sur le travail avec les familles et les relations de confiance nouées avec elles. Un vieux débat… Dans cette affaire, « tous les acteurs se sont posé les ques­tions mais n’ont pas eu les réponses, estime Laurent Puech, vice-président de l’ANAS. On ne les a eues qu’a posteriori et notre système cognitif est aujourd’hui parasité par le fait qu’on connaît l’horreur vécue par Marina. » Un cumul de soupçons vaut-il une preuve ? « On basculerait alors vers un autre monde. » Par ailleurs, « les placement sur la base d’éléments infondés ne sont pas rares, avec les dégâts énormes que cela entraîne ».

Sur le fond, l’ANAS redoute que, « au prétexte de se donner bonne conscience, on crée un système de crainte des familles envers les services sociaux », avec le risque de réduire à néant plus d’un demi-siècle de construction du travail social. « On a trop été habitués à ce qu’une affaire aboutisse à une loi, souligne Laurent Puech. Qu’on s’interroge sur l’ensemble des questions posées, sachant que la loi de 2007, qui a entraîné une multiplication des évaluations, n’a pas forcément généré un rapprochement avec les familles. » L’association affirme ainsi la volonté de poursuivre son travail de réflexion pour améliorer les pratiques, « une constante pour le travail social ». « Une vraie marge de progrès serait de permettre à un parent de confier ses difficultés sans craindre de voir le ­dispositif se déclencher, poursuit Laurent Puech. Ce qui induit une distinction entre le professionnel qui évalue et celui qui accompagne. Par ailleurs, il faut pouvoir penser des lieux qui ne visent pas à une décision à l’intérieur du dispositif, mais à une réflexion, à une oxygénation de la pensée. Les comités d’éthique, qui permettent un croisement de regards, méritent d’être développés. »

Bien plus sévère à l’égard des professionnels qui sont intervenus auprès de Marina, Jean-Pierre Rosenczveig, président de DEI-France et du tribunal pour enfants de Bobigny, estime quant à lui qu’« il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur l’ensemble des services et des professionnels, mais avec lucidité de voir où des dysfonctionnements institutionnels sont intervenus, où des fautes personnelles ont pu être enregistrées ». Et parmi les leçons à en tirer, il faudrait en premier lieu, selon lui, mieux informer les professionnels sur les différentes entrées dans le dispositif de protection de l’enfance. « Je relèverai que des enseignantes avaient approché de très près le diagnostic, mais leurs craintes ont été étouffées par l’institution. Avec beaucoup de prudence je fais l’analyse qu’elles en ont été prisonnières. » Quant au principe de « précaution » demandé par « La voix de l’enfant », « il est déjà parfaitement ­possible au procureur ou à défaut au juge des enfants de mettre à l’abri un enfant dont on craint qu’il ait été victime de violence, y compris hors de toute violence physique, dès lors qu’on craint un danger », à condition de disposer d’éléments concrets, rétorque le juge. Par ailleurs « qu’est-ce qui interdit de se rendre dans les familles sans rendez-vous ? Rien sinon que l’on a souvent pris l’habitude de “convoquer” plutôt que de se déplacer. » Au final, estime Jean-Pierre Rosenczveig, « avant de changer la loi ou d’inventer de nouvelles dispositions, appliquons déjà celles qui existent ».

« Fiabiliser l’évaluation »

Pas question non plus, pour Fabienne ­Quiriau, directrice générale de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant, de nier la réalité de « l’affaire Marina ». Même si elle a ceci d’embarrassant qu’« elle cache l’immense nombre de situations traitées par ailleurs ». « Les formations manquent pour fiabiliser l’évaluation », commente-t-elle, ajoutant que la signature de protocoles (dans deux tiers des départements, qui les ont plus ou moins formalisés) a pu faire avancer la réflexion. Si la pluridisciplinarité est en théorie la règle, elle se heurte à une question de moyens. La subsidiarité de l’intervention judiciaire introduite par la loi ne doit pas non plus engendrer des méprises. « Il ne faut pas se fourvoyer derrière les notions d’information préoccupante, de danger grave ou avéré… La question commune qui doit être posée par tous est si l’enfant a besoin d’être protégé, à quel niveau, et qui assure cette protection. »

Notes

(1) Selon Anne Tursz, pédiatre et chercheuse à l’Inserm, entre 30 et 200 infanticides ont lieu chaque année. Elle est co-signataire dans Libération du 3 juillet d’une tribune réclamant notamment que la maltraitance faite aux enfants soit proclamée « grande cause nationale ».

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