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« Dans la rue, le risque, c’est l’isolement et le retrait psychique du monde »

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Logement, droits sociaux, santé… La prise en charge des grands exclus vise en général des objectifs concrets dans un souci d’efficacité. Pourtant, ce qui est blessé chez eux, c’est d’abord l’altérité, rappelle la psychanalyste Michèle Benhaïm, qui intervient à Marseille auprès de personnes très précaires. Pour renouer le lien, la « clinique de la rue », explique-t-elle, demande du temps, de l’engagement et de l’humilité.

Vous vous qualifiez de clinicienne de l’exclusion, de la précarité et de la toxicomanie…

Je travaille par choix avec des équipes qui elles-mêmes interviennent sur ces questions difficiles que sont la prostitution, la délinquance, l’exclusion, la toxicomanie. Je pense que si aujourd’hui la psychanalyse n’est pas au service de ce travail, cela pose question. Je participe en particulier à l’expérience du Hameau, menée à Marseille par l’Armée du salut (1). Ce dispositif expérimental, dédié à ceux que l’on appelle les « grands exclus », consiste en une sorte de petit village avec des maisons en bois dont chacune peut accueillir deux personnes. Elles peuvent y rester le temps qu’elles veulent, mais les personnes qui vivent depuis très longtemps à la rue ont beaucoup de difficultés à se réintégrer. Il n’est donc pas possible d’aller les chercher pour les transplanter directement dans ces maisons. Cela nécessite un très long travail sur le terrain car il faut déjà beaucoup de temps pour qu’une personne dans la rue accepte notre présence. Comme je connais bien ce public très précaire, je peux accompagner les travailleurs sociaux à la fois dans la rue, lors de réunions ou même en cas de coup dur.

On ne saurait, écrivez-vous, prétendre exercer la psychanalyse dans la rue. Quel est alors l’objet de la « clinique de la rue » ?

La psychanalyse, au sens classique du terme, consiste à recevoir un patient payant qui vient s’allonger trois fois par semaine dans votre cabinet. Or je n’ai pas de divan pliable pour les sans-abri. Ça n’aurait aucun sens ! Ce qui est important, ce n’est pas de faire de la psychanalyse mais d’être dans une position d’analyste lorsque j’accompagne un éducateur ou que je travaille avec une personne très précarisée. J’essaie d’avoir une écoute et une éthique analytiques. Les choses ne sont alors pas entendues ni comprises de la même façon. Ce qui importe, par-delà l’exclusion, c’est de faire émerger quelque chose du sujet. La particularité de nos équipes est qu’elles ne donnent rien aux personnes, ni nourriture, ni argent, ni vêtements. Je ne dis pas que ce n’est pas nécessaire. Il faut bien que les gens mangent et se couvrent, et c’est la mission d’autres associations. Mais le propre de notre action, c’est de travailler avec notre seule présence.

Aller à la rencontre des sujets « sans », dites-vous, c’est ouvrir un « espace de parole et d’adresse à l’Autre »…

Cela signifie qu’il faut rendre supportable cet Autre que l’on représente au moment de la rencontre. Car dans la grande exclusion, ce qui est blessé, c’est le rapport à l’altérité. Les sans-abri doivent faire face à des autres, au mieux sans regard, au pire agressifs. Pour eux, l’altérité, ça ne vaut pas le coup. Le risque dans la rue, ce n’est pas tellement de mourir de faim ou de froid, même si cela arrive. Le risque, c’est l’isolement et le retrait psychique du monde. On rencontre parfois des gens dans la rue qui ont l’air d’autistes alors qu’ils ne le sont absolument pas. Simplement, ils se sont abstraits du monde parce que c’est une façon de survivre face à certaines absences de regard. Mais c’est une mission difficile qui demande un engagement, une conscience professionnelle et aussi une conscience politique. Il faut être clair, c’est un travail assez militant qui exige du temps et de la patience. Et il ne faut pas croire une seconde que nous allons réparer quoi que ce soit ou être tout-puissants.

Comment faire émerger une demande chez quelqu’un qui n’en manifeste aucune ?

Il y a d’abord notre désir. Je demande souvent aux travailleurs sociaux s’ils n’ont rien de mieux à faire la nuit que de traîner dans la rue. C’est une façon un peu provocatrice de questionner leur désir, leurs motivations et leur position professionnelle. Nous passons beaucoup de temps en réunions collectives, car les équipes ne peuvent pas travailler sans être elles-mêmes contenues. Ensuite, il n’y a pas de recette miracle. On ne peut pas imaginer remettre sur les rails en deux jours des personnes qui se retrouvent dans un état de fragilité et de blessure terrible après des années passées à la rue. Il faut du temps et, à force de nous voir comme une présence régulière, les gens acceptent de nous parler. Ils peuvent même nous inviter à entrer chez eux. C’est paradoxal, mais, dans la rue, chacun a son territoire bien délimité. Il y a toujours un dedans et un dehors. En posant un acte de présence, nous brisons cette solitude extrême et quelque chose peut se remettre en mouvement, chez eux, du côté de la pensée, du désir, de la parole, du rapport à l’autre… Des choses finalement très humaines. Ce n’est pas plus ambitieux que ça, mais c’est énorme.

Les gens qui sortent de la rue connaissent souvent un phénomène douloureux de décompensation physique et psychique. Comment l’expliquez-vous ?

On ne passe pas d’un état à un autre sans que cela ait des effets, y compris sur le plan psychique. Lorsqu’on est dans une économie de survie, on n’a pas le choix ni le luxe d’avoir mal quelque part. Il faut survivre, au sens réel du terme : manger, dormir, se couvrir… Si l’on est en train de survivre, on ne peut pas vivre. Et lorsque la personne arrive dans un logement où elle peut se permettre de ressentir quelque chose, c’est tout de suite énorme. Des personnes qui ne s’étaient pas préoccupées de leur état de santé, lorsqu’elles se remettent à vivre, sont confrontées à des choses spectaculaires. Un mal de dents dans la rue, cela signifie qu’une dent va en contaminer d’autres et que les choses vont se dégrader de fil en aiguille. Quitter la rue n’est donc jamais aussi simple qu’on le pense. Face à ces phénomènes de décompensation somatique et psychique, nous avons décidé que, puisqu’il s’agissait de choses lourdes et archaïques, nous allions intervenir au même niveau. Ce n’est pas la peine d’espérer régler les problèmes administratifs d’une personne en train de décompenser. Nous sommes repartis sur les soins de base, quelque chose de très contenant et rassurant. Les éducateurs du Hameau ont ainsi largement dépassé leurs fonctions. Ils ont lavé des gens et fait des choses qui ne sont pas, a priori, de leur domaine mais qui, dans ce contexte, prenaient tout leur sens. Bien sûr, nous avons des partenaires, notamment pour les soins médicaux, mais après trente années passées à la rue, certains ne sont pas prêts à aller voir un médecin. Et puis passée cette période, des gens recommencent à exprimer des demandes. Cela peut être simplement de refaire sa carte d’identité, mais ça aussi, ça se travaille car cela implique de se couper les cheveux, de tailler sa barbe. Et on n’enlève pas leur protection aux gens sans faire attention.

Le transfert existe-t-il dans la « clinique de la rue » ?

Oui, il fonctionne en cascade. Les équipes de travailleurs sociaux peuvent intervenir auprès des grands exclus parce qu’elles-mêmes peuvent référer de leur travail à un analyste. Mais personne n’est tout-puissant et je vais moi-même voir quelqu’un régulièrement pour travailler ma propre pratique. Et puis il arrive que certains expriment des demandes de l’ordre d’une écoute. Quand un éducateur sent qu’une personne est prête pour cela, il lui propose de rencontrer quelqu’un. Nous essayons autant que possible de rester dans le droit commun en l’adressant à un professionnel extérieur, car il n’existe pas de psy spécialisé pour les SDF et on ne va pas les stigmatiser aussi là-dessus.

Quel enseignement les travailleurs sociaux intervenant auprès des personnes en difficulté peuvent-ils tirer de votre expérience ?

Ce que je décris dans cet ouvrage, et les autres auteurs aussi, s’appuie sur une façon de penser qui persiste à mettre le sujet et le transfert au centre des pratiques professionnelles. Or, aujourd’hui, dans les écoles de travail social, on apprend aux jeunes qu’il ne faut pas avoir d’affects, qu’il faut tenir les gens à distance, qu’il faut aller vite, être efficace et rentable. Tout cela m’inquiète énormément. D’ailleurs, les nouveaux éducateurs qui sortent de l’école sont stupéfaits lorsqu’ils viennent en stage chez nous, car ce n’est pas ce qu’on leur apprend. Il est vrai qu’il y a longtemps que les psychanalystes n’ont plus leur place dans les centres de formation en travail social.

REPÈRES

Michèle Benhaïm, psychanalyste, est professeur de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille. Elle intervient également au sein de différentes associations du secteur social. Elle a rédigé l’article « Vivre est plus difficile que survivre ? Ou le clinicien face aux impasses de l’insertion sociale », dans l’ouvrage Clinique psychanalytique de l’exclusion, dirigé par Olivier Douville (Ed. Dunod, 2012).

Notes

(1) Voir ASH n° 2667 du 9-07-10, p. 34.

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