Dans un appartement du quartier excentré de Saint-Nicolas, dans la commune de Hayange (Moselle), un groupe de sept femmes et un homme est réuni autour d’un café. Il est 9 h 30 du matin et la mission du jour est de peindre des lapins en bois, qui orneront le bac potager dans lequel le groupe cultive quelques légumes. Même si des liens se sont noués au fil des mois entre les participants, il ne s’agit pas d’une réunion purement amicale mais d’une « action collective » hebdomadaire menée par l’Union départementale des associations familiales (UDAF) de Moselle, dans le cadre du suivi RSA (revenu de solidarité active) réalisé par son service de l’accompagnement social et de l’insertion (SASI) (1). Les personnes présentes perçoivent toutes cette allocation minimale versée par la collectivité, soit 475 € pour une personne isolée et 712 € pour un couple (deux adultes ou un adulte et un enfant).
Toutes les semaines, pendant un an, ces bénéficiaires se réunissent autour de Monique Langguth, l’un des 15 conseillers en économie sociale et familiale (CESF) – 14 femmes et un homme – affectés par le SASI aux ateliers collectifs. Le thème, assez général, de cetteaction est la vie quotidienne. « La finalité de cet atelier est de redonner aux gens les plus fragiles un peu de leurs capacités, explique la CESF. Les premières séances sont l’occasion de discuter de ce qu’est pour eux la “vie quotidienne”. Et puis, en fonction des réponses, on se dirige plutôt vers telle ou telle thématique. Rien n’est figé, on doit être souple. En ce moment, notre projet, c’est ce potager partagé, ce qui nous permet d’aborder les questions d’alimentation, de santé, d’environnement, de budget. Surtout, il ne faut pas être scolaire, sinon on perd les gens. » Les outils utilisés par Monique Langguth dans le cadre de ces premières rencontres sont multiples : des quiz ludiques, des jeux de sept familles ou des albums dits de « photolangage » (des classeurs où sont rangées des photos à propos desquelles les participants sont invités à s’exprimer). « Souvent, la photo choisie en dit long sur la personne, note la CESF. Par exemple, une femme en surpoids qui choisit une image d’assiette de pâtes posée sur un pèse-personne, ou une mère isolée qui choisit une image de couple… » Ce qui revient le plus souvent est la souffrance liée à la solitude. Toutefois, une règle est posée dès le départ : « On est là pour partager des choses, mais pas pour parler de sa vie personnelle, reprend Monique Langguth. Comme je ne suis pas psychologue, quand je sens qu’une personne est dans la détresse ou a besoin de parler, nous discutons en marge du groupe et je peux l’orienter vers un centre médico-psychologique. »
Autour du bac à légumes, les bénéficiaires du groupe s’entraident. L’une est plus à l’aise avec les plantations, l’autre plus minutieuse un pinceau en main. Le seul homme, présent ici avec sa femme (une exception dans les actions collectives de l’UDAF, en général non mixtes), se débrouille en bricolage mais aussi en informatique. « Depuis que ce couple a intégré le groupe, il est rayonnant. Même si tous ses problèmes ne sont pas réglés, cette participation a apporté à ces personnes un regain d’énergie », se félicite Myriam Lehmann, la CESF qui suit le couple en individuel. Une certaine sérénité règne au sein du groupe, qui constitue pour les uns « une bouffée d’air frais » et pour les autres un endroit où l’on « rigole pour la semaine ». Plus tard dans l’année, un partenariat se mettra en place avec le centre social et culturel du quartier, ainsi qu’avec les instituteurs de l’école voisine, toujours autour du potager. « L’idée est de créer des passerelles avec d’autres organismes, comme des associations locales ou la bibliothèque de la commune, détaillent Monique Langguth et Odile Hazard, la cadre qui supervise les actions collectives au SASI. D’autant que l’action ne dure qu’un an ou deux. » C’est la principale limite de ces ateliers, qui enregistrent un absentéisme résiduel, malgré leur caractère obligatoire. Si leurs effets immédiats apparaissent positifs – les participants retrouvent souvent le goût de se pomponner, de rencontrer des gens nouveaux, de s’intégrer dans un groupe –, leur utilité est mal connue sur le long terme.
Ce collectif est avant tout un outil complémentaire, qui s’intègre dans le suivi plus global des bénéficiaires, délégué à un autre travailleur social de l’équipe du SASI. Composé de près de 100 salariés (43,5 équivalents temps plein), ce service emploie des travailleurs sociaux aux profils divers : en majorité CESF, mais aussi assistants de service social ou éducateurs spécialisés. Ces équipes interviennent dans l’ensemble du département, dans des bureaux décentralisés ou lors de permanences hebdomadaires dans toutes les communes d’intervention. Leur public : les 5 200 bénéficiaires du RSA inscrits dans un parcours d’insertion, soit 17 % des allocataires du département.
Pierre angulaire du dispositif : le suivi individuel. « L’objectif, précise Marie Meier, à la tête du SASI, est d’aider les bénéficiaires les plus éloignés de l’emploi à surmonter les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans différents domaines (logement, santé, budget…) pour leur permettre d’accéder à terme à un emploi – la finalité du dispositif mis en place en 2009. » Les travailleurs sociaux de l’UDAF, qui étaient aussi chargés du suivi professionnel avant 2009 dans le cadre du suivi du RMI, ont aujourd’hui entièrement abandonné ce volet au profit de Pôle emploi pour recentrer leur activité uniquement sur l’accompagnement social. Un changement qui a eu des conséquences sur le public rencontré, plus fragile qu’auparavant. Pour ce suivi individuel, le travailleur social de l’UDAF est soit « référent social unique », chargé de suivre les bénéficiaires très éloignés de l’emploi et présentant des problématiques importantes – ce qu’on nomme en Moselle le « champ 3 » –, soit « correspondant social » en binôme avec l’agent de Pôle emploi instruisant le dossier et « prescripteur » de tel ou tel suivi dans le cadre du « champ 2 ». Le « champ1 », quant à lui, est réservé aux personnes bénéficiaires du RSA ne présentant pas de problèmes sociaux particuliers et dont l’accompagnement, exclusivement professionnel, ne rentre pas dans la mission confiée par le conseil général à l’UDAF.
Comment se fait l’entrée dans le dispositif ? « Tous les dossiers RSA transitent par une plateforme qui oriente les personnes dans les champs 1, 2 ou 3, explique Marie Meier. Quand le dossier arrive chez nous, nous avons donc déjà pas mal d’informations. Nous devons ensuite vérifier quelles problématiques sociales perdurent, et les régler. Pour les personnes en champ 3, dont le référent unique est un travailleur social de l’UDAF, notre mission est de discuter avec elles des objectifs inscrits ensuite dans un contrat d’engagement réciproque (CER), qui doit être établi tous les six mois [un rapport est envoyé au conseil général, Ndlr]. Ce document formalise les engagements du bénéficiaire en matière d’insertion. Il est cosigné par l’intervenant social. » Les statistiques démontrent, pour le champ 3, une prédominance de la problématique « santé » et la nécessité d’orienter les bénéficiaires vers les offres de soins du secteur (services hospitaliers médico-psychologiques, professionnels en libéral…). « Dans le cadre de ce type de suivi, précise encore Marie Meier, la santé constitue un frein important à une quelconque reprise d’activité. Il s’agit en général de pathologies lourdes. » S’y ajoutent des problèmes de garde d’enfants, surtout pour les femmes « à qui il faut donner confiance dans les modes de garde », remarque la CESF Myriam Lehmann. Un autre frein majeur, identifié lors de la passation du dossier mais aussi en cours de suivi, concerne les « droits et démarches » (affiliation à la CMU, récupération de droits suspendus faute de déclarations, régularisation de situations administratives diverses…). A noter qu’au travers de cette activité d’accompagnement, le service de l’UDAF s’inscrit dans le cadre du volet « aide à l’insertion » du RSA. Rendu obligatoire par la loi de 2008 (mise en application en mai 2009), l’accompagnement permet – en théorie – de renforcer les devoirs du bénéficiaire qui, non respectés, peuvent aboutir à une suspension de l’allocation.
Myriam Lavoil, CESF à l’UDAF depuis 2003, et Jean-Marc Vatry, éducateur spécialisé, ont intégré l’équipe en 2000. Ils sont référents sociaux uniques et correspondants sociaux à Thionville, pour les secteurs autrefois industriels de Saint-Avold et d’Uckange, particulièrement sinistrés. « On se rend compte aujourd’hui que plus de 20 % de la population locale est en souffrance psychique et que le centre médico-psychologique du secteur est au taquet par rapport aux prises en charge », soulignent-ils en préambule. Comment interviennent-ils auprès de cette population en grande difficulté ? « L’une des premières choses que je fais quand je prends en main un dossier, témoigne Myriam Lavoil, c’est de me mettre en relation avec le médecin référent si la personne en a un, ou de l’aider dans ses démarches pour en avoir un. Dans ce cadre, on essaie de sensibiliser les libéraux. On échange aussi beaucoup sur nos pratiques avec d’autres acteurs, comme les assistants de service social du secteur ou les professionnels de santé. » L’objectif : placer l’allocataire du RSA, souvent très isolé et abîmé par la vie, dans une situation de confiance. « Au bout de quelques rendez-vous, les personnes se mettent à parler. Et là, on voit des choses ressortir, de la souffrance. D’ailleurs, nous avons toujours une boîte de mouchoirs à disposition dans les bureaux… » Pour mener ses entretiens individuels au mieux, Myriam Lavoil a ressenti le besoin, il y a quelques années, de suivre une formation complémentaire. Elle a choisi une initiation à la méthode Gordon d’écoute active. « Le but, insiste la jeune femme, c’est que la personne comprenne qu’elle est maîtresse de sa vie. Nous ne sommes là que pour l’amener à découvrir des choses sur elle-même, et pas pour donner des conseils rigides ou lui dicter sa conduite. »
Dans le cadre de ce suivi individuel, des passerelles sont également possibles avec d’autres professionnels du secteur social. C’est le cas avec les assistants sociaux du département, les « AS de secteur », mais aussi avec les techniciennes de l’intervention sociale et familiale (TISF) de l’Association familiale d’aide à domicile (AFAD) de Moselle. Sa directrice adjointe, Michèle Crone, précise : « Comme l’UDAF, nous passons chaque année une convention avec le conseil général, dans le cadre de l’accompagnement des bénéficiaires du RSA. A ce titre, nous collaborons avec l’UDAF, qui instruit les dossiers. Les travailleurs sociaux de l’UDAF apprennent à connaître les personnes, puis ils en orientent certaines vers nous pour travailler sur des thématiques de santé, de logement ou de budget. » Lors d’un entretien entre le bénéficiaire, un professionnel de l’UDAF et une TISF de l’AFAD, une fiche de prescription est rédigée et signée par les trois parties. La prise en charge se déroule ensuite sur une durée de six mois à deux ans. Les personnes concernées sont alors intégrées dans les ateliers collectifs de l’AFAD – dont les thématiques sont les mêmes que ceux de l’UDAF, mais sur des secteurs géographiques différents – et suivies dans leur vie quotidiennepar une TISF. Avec une plus-value importante de l’AFAD : « Contrairement aux travailleurs sociaux de l’UDAF, qui ont en charge de très nombreux dossiers [130 par équivalent temps plein], nous avons la possibilité d’être au plus près des gens, en allant chez eux, en les accompagnant chez le médecin, en constituant un budget familial avec eux. Dans ce cadre, et notamment quand notre intervention touche à sa fin, nous avons des échanges téléphoniques avec l’instructeur du dossier à l’UDAF. Les passages de relais se font bien, ce qui est essentiel pour pouvoir évaluer la progression du bénéficiaire. »
Myriam Lavoil confirme : « Parfois, quand nos limites sont atteintes, nous réorientons les gens. Et il est important d’avoir une continuité dans le dispositif. Il nous arrive aussi de passer la main à un collègue qui n’a pas la même approche – notamment parce qu’il n’a pas la même formation de base – pour avoir un regard neuf sur un parcours. » Car le choix du travailleur social de l’UDAF référent pour un dossier se fait avant tout en fonction de son secteur géographique et de sa disponibilité. Et si les ateliers collectifs sont animés uniquement par des CESF, le suivi individuel est indifféremment confié à tous les profils de salariés. « Sauf exceptions », précise Sylvie Probst, la chef de service de l’antenne de Thionville. C’est le cas du secteur postsidérurgique autour de Fameck, dont Jean-Marc Vatry, éducateur spécialisé, est originaire. Un secteur « exigeant », avec une importante proportion d’immigrés et un taux élevé d’échec scolaire, souligne Sylvie Probst. Là, Jean-Marc Vatry évolue comme un poisson dans l’eau. Pour comprendre au mieux la culture et la vision de la vie des bénéficiaires de son secteur, il a, comme Myriam Lavoil, suivi une formation continue sur un thème qu’il a choisi, la « connaissance des populations maghrébines, traditions et culture ».
Mais l’écueil sur lequel butent les travailleurs sociaux du SASI est avant tout le décalage entre, d’une part, l’accent mis par les politiques publiques sur l’accès ou le retour à l’emploi, au cœur de la logique du RSA, et, d’autre part, la situation désastreuse de l’industrie mosellane, qui affecte les métiers les moins qualifiés, les plus susceptibles d’être proposés aux allocataires. Pour eux, c’est souvent la « désespérance », et ce qui en découle parfois : l’alcool ou la violence. Pour les travailleurs sociaux, cela passe par une action sur différents plans, parmi lesquels « un travail de réorientation important, parce que les gens d’ici ont tous dans l’idée qu’une fois adulte, ils iront travailler dans la même usine que Papa, notent les professionnels de l’UDAF. Or quand il n’y a plus d’usine, il faut imaginer d’autres perspectives d’avenir. » Le travail des référents uniques consiste donc à « lever des freins ». « Souvent, le problème numéro un, c’est le logement, constate Myriam Lavoil. On doit alors aider à monter un dossier de surendettement, rétablir des droits à l’aide au logement ou négocier un relogement avec les bailleurs sociaux quand un loyer est beaucoup trop cher pour une famille. » La santé (mauvaise hygiène, addictions, santé mentale) ainsi que le budget constituent d’autres points de blocage. « C’est ce qu’il y a de plus révélateur, note la CESF. L’analyse des comptes de la famille permet de repérer des dysfonctionnements : un logement mal isolé ou un carreau cassé fait grimper les factures de chauffage, des dépenses inutiles mettent en lumière des achats impulsifs quand ça va mal… » Au bout de quelques mois, et souvent quelques années, certains freins sont levés, mais bien souvent d’autres apparaissent. Il n’est cependant pas rare que des bénéficiaires des champs 2 et 3 sortent du dispositif par le haut, en intégrant une entreprise d’insertion, en décrochant un emploi aidé ou une formation.
Trois ans après la mise en œuvre du RSA, les travailleurs sociaux de l’UDAF dressent toutefois un bilan mitigé du dispositif : « Les solutions se révèlent limitées pour la prise en compte de certaines problématiques comme l’illettrisme, peut-on lire dans une fiche technique récente. Une dégradation des situations sociales prises en charge est constatée. » D’autant que d’autres limites se font jour : d’abord, les difficultés liées au fonctionnement de Pôle emploi, résultat de la fusion Assedic-ANPE, qui n’a pas toujours été sans mal. Ensuite, la conception du dispositif législatif, qui amène le travailleur social à mettre en place un traitement individuel – un dossier RSA égale une seule personne, et non plus un foyer, comme auparavant avec le RMI – alors que la problématique sociale concerne bien souvent toute la famille.
(1) SASI : UDAF de Moselle – 1, avenue Leclerc-de-Hautecloque – 57009 Metz Cedex – Tél. 03 87 52 30 44 –