Les métiers dits du « care » – travail social, soins, aide à domicile… – sont-ils particulièrement générateurs de mal-être professionnel ?
A ma connaissance, il n’existe pas d’étude globale comparative sur l’ensemble de ces professions. On sait néanmoins, par certaines recherches sectorielles menées notamment auprès d’infirmières, que ces métiers comportent une part spécifique qui peut engendrer des souffrances particulières. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le syndrome d’épuisement professionnel, ou burn out, a été observé d’abord chez des soignants. Mais tous les professionnels devant prendre en considération les désirs et les attentes d’autrui – soignants, enseignants et travailleurs sociaux – sont concernés. Ils sont dans un rapport direct avec l’autre en souffrance ou en besoin d’un soutien.
Ces professionnels mettent en œuvre ce que les chercheurs appellent des « savoir-faire discrets ». De quoi s’agit-il ?
Ce sont des compétences implicites, informelles, sur lesquelles les professionnels ont eux-mêmes du mal à mettre des mots et qui, d’une façon générale, ne sont pas reconnues en tant que telles. Je pense par exemple à des assistantes maternelles qui savent ce qu’il est nécessaire de dire ou non aux parents des enfants qu’elles gardent, ou qui savent poser des limites éducatives à ces derniers. Ces compétences sont nécessaires à leur travail mais ne font pas l’objet d’une reconnaissance sociale, pas plus d’une rémunération particulière. Ce n’est d’ailleurs pas un problème en soi. Dans tous les métiers, il existe des compétences implicites que l’on ne cherche pas nécessairement à expliciter. Mais dans les métiers de la relation, lorsque les choses vont mal, ce manque de reconnaissance est vécu plus difficilement car il touche à la personne elle-même.
L’importance, dans ces métiers, de l’engagement personnel peut aussi fragiliser les professionnels…
On exerce rarement un métier par hasard. Même dans les bas niveaux de qualification, il existe un choix entre différents secteurs d’activité. Se diriger vers une profession d’aide à la personne, ce n’est pas la même chose que de choisir un travail de bureau. Même si cela n’apparaît pas de façon flagrante, il y a toujours une forme d’engagement à la base des métiers de l’aide et du soin. Le paradoxe est que l’existence même de cet engagement peut placer les professionnels en situation de vulnérabilité. D’abord, en raison d’une difficulté à limiter cet engagement, à trouver la bonne distance entre ses attentes – faire preuve d’empathie, apporter de l’aide, contribuer à un mieux-être… – et la réalité de son travail. Car lorsqu’on est confronté à des difficultés, parfois à des impossibilités liées à son organisation de travail, cela provoque un fort sentiment de mal-être. Pire, il arrive parfois que cet engagement soit manipulé par des responsables pour obtenir davantage de leurs subordonnés. Je pense à des aides-soignantes mises sous pression en jouant sur leur désir d’être à la hauteur vis-à-vis des patients. Mais vient un moment où il faut mettre des limites. Personne ne peut être en permanence à fond. La qualité du travail nécessite de doser son énergie et de préserver des espaces personnels. Ce n’est donc pas l’engagement en soi qui est en cause, mais les absences de limite chez l’individu et dans l’organisation de travail.
D’où les risques de burn out ?
Dans la définition classique, l’épuisement professionnel est lié à l’exercice d’un métier caractérisé par un grand idéal social mis à l’épreuve de sollicitations multiples et parfois contradictoires. On distingue trois grandes phases, même si leur ordre reste discuté. La personne éprouve d’abord un sentiment d’assèchement émotionnel. Elle n’a plus l’énergie physique et psychologique pour faire face à ses missions et ne trouve plus d’intérêt à son travail. La seconde étape est une attitude de repli sur soi, que les chercheurs qualifient de cynisme, de dépersonnalisation ou de déshumanisation. Enfin, vient un fort sentiment d’échec, d’incapacité à répondre aux attentes. Chez les aidants et les soignants, la confrontation à la souffrance de l’autre constitue un stress chronique qui peut expliquer l’importance du burn out.
Certains professionnels en viennent même à éprouver du dégoût, voire de l’agressivité pour les usagers…
Tout à fait. D’une certaine façon, ils sont dégoûtés par l’objet même de leur amour. Dans ces métiers, on va aussi vers autrui pour obtenir une certaine reconnaissance, pour se sentir utile. Mais si l’on ne parvient pas à faire face à tout ce qui est demandé, afin de se protéger on peut en venir à rejeter les personnes que l’on est censé aider. Cette inversion peut d’ailleurs venir aussi en partie de l’usager, qui se trouve en situation de dépendance, parfois forte, à l’égard du professionnel. Et pour se protéger d’une sourde crainte d’être abandonné, il va lui reprocher de ne pas en faire assez. Le soignant ou le travailleur social se trouve donc pris au piège de ce besoin de réassurance qui l’angoisse et répond dans le même temps à son besoin de reconnaissance. Toute la difficulté consiste à détecter et à prévenir suffisamment tôt ce genre de glissement. Autrement, cela peut déboucher sur de la maltraitance si personne n’intervient.
Avec une approche technicienne, voire gestionnaire, du sanitaire et du social, ne s’expose-t-on pas à aggraver ces risques d’épuisement ?
Il est certain qu’avec des logiques de rationalisation fondées sur la réduction de coûts, la qualité et l’efficacité des interventions d’aide et de soins peuvent être mises à mal. Mais pour défendre ma discipline, je dirai que la gestion et le management, qui n’ont pas toujours bonne presse dans le secteur sanitaire et social, ont pour mission d’aider une organisation à atteindre ses objectifs. Toute la question est de savoir quels sont ces objectifs. S’agit-il de réduire les coûts ou d’offrir un service de qualité aux usagers et aux patients ? De mon point de vue, la qualité du service et le bien-être des gens doivent évidemment être prioritaires. Malheureusement, les politiques de rationalisation ne voient pas forcément les choses de cette façon et, avec les réductions des moyens, la surcharge de travail peut effectivement déboucher sur des phénomènes d’épuisement professionnel. Mais idéalement, c’est aux responsables du service ou de l’établissement de faire en sorte que les collaborateurs ne se trouvent pas dans cette situation, tout en les aidant à poser des limites à leurs engagements. Car personne n’est tout puissant, et si l’on arrive à bien faire ce qui nous incombe, ce n’est déjà pas si mal. Une étude réalisée auprès d’assistantes sociales en Suisse montre d’ailleurs que celles qui s’en sortent le mieux sont celles qui ont été capables de s’autolimiter. Ce qui est facile à dire mais pas toujours à faire.
Comment mieux prendre en compte cette dimension invisible des métiers du « care » ?
Tout ce qui peut améliorer la circulation de la parole au sein d’une organisation de travail, et autant que possible entre pairs, est une bonne chose. Je pense aux groupes de supervision, qui existent depuis longtemps dans le travail social. Cela peut aider à avancer collectivement, à créer des déclics chez certaines personnes. Mais cela demande aussi une certaine volonté, car il n’y a rien de spontané dans cette démarche. Tout dépend des structures et évidemment du temps et de l’importance que l’on accorde à cette dimension d’échanges de paroles. Or les managers ne connaissent pas nécessairement les métiers qu’ils encadrent. Ils sont là pour coordonner et organiser. Il leur faut donc admettre que prendre de la distance par rapport à sa propre pratique, cela fait aussi partie du travail et que les métiers de l’aide et du soin comportent des compétences cachées qui conditionnent la qualité du travail. Enfin, la prévention passe aussi par la formation, initiale comme continue, car tout ne se termine pas à la sortie de l’école.
Claire Edey Gamassou est maître de conférences en sciences de gestion à l’Institut de recherche en gestion de l’université de Paris-Est-Créteil. Elle est l’auteure de l’article « Comprendre et prévenir les risques de l’engagement dans les métiers du care », paru dans l’ouvrage Risques du travail, la santé négociée, dirigé par Catherine Courtet et Michel Gollac (Ed. La Découverte, 2012).