« Concernant la relation d’aide, un des principes fondamentaux des formations en travail social est l’idée que le professionnel ne doit pas faire “à la place” des personnes accompagnées mais “avec” elles, dans le souci de les rendre plus autonomes. On sait par ailleurs qu’avant l’entrée en formation, ce qui motive les futurs travailleurs sociaux est une plus grande justice sociale, le fait de contribuer à l’amélioration du bien-être des personnes et le respect des autres (2). Mais quelle est l’adéquation entre ces principes et valeurs qui portent les professionnels et la réalité des pratiques de terrain ? Comment les intervenants s’y prennent-ils concrètement pour rendre ces principes effectifs et le sont-ils réellement ?
Ne pas faire à la place et ne pas penser pour l’autre constituent la base de ce qui est enseigné en centre de formation. Ce principe prend appui sur les valeurs qui fondent le travail social, tels le respect de l’autre et le libre arbitre. Mais sur le terrain, dans l’exercice professionnel, les choses sont plus compliquées. Qu’est-ce qui fait que nous n’agissons pas tout à fait comme nous le souhaiterions, selon nos valeurs et nos principes ?
Notre hypothèse est la suivante : ce n’est pas parce que les intervenants sociaux veulent agir selon ces règles de conduite qu’ils le font ou qu’ils peuvent le faire. En effet, il semblerait que ce soit peut-être plus facile à dire qu’à faire, d’autant plus dans un contexte de fortes contraintes (économiques, institutionnelles, etc.). Or le sentiment de faire correctement son travail réside en grande partie dans cet exercice difficile qu’est le fait de mettre en cohérence ce à quoi nous tenons et nos actes.
A ce stade de notre réflexion, un détour s’impose par la formation initiale. “Y a-t-il un langage de la formation en travail social ?”, s’interroge Lilian Gravière, philosophe et formateur, dans un article de la revue Le Sociographe (3). Il semblerait bien que oui et nous sommes d’accord pour dire que les centres de formation dispensent en grande partie du discours (d’ailleurs, la sélection se fait aussi en partie sur le discours tenu par le candidat). Cet auteur met en garde contre la dérive qui consiste à apprendre aux étudiants à “réciter une langue de bois” en décalage avec les pratiques effectives. “Ainsi, l’étudiant en travail social se doit-il de posséder quelques discours sur la distance professionnelle entre lui et l’usager, de savoir citer tel ou tel manuel ou ouvrage de seconde main, d’apprendre à dire qu’il est moralement inacceptable d’être brutal ou violent envers une personne fragilisée, d’être capable de posséder une méthodologie de projet l’amenant à distinguer objectifs intermédiaires et finalités, et ce sans pour autant avoir réalisé de véritables projets.”D’ailleurs, les apprenants le disent eux-mêmes : pour obtenir le diplôme d’Etat, il s’agit davantage d’employer le bon vocabulaire que d’avoir réellement aidé quelqu’un. Souvent, ces apprenants collent au discours sans l’interroger, ils donnent l’impression d’adhérer à ces notions sans se les approprier. A quelle réalité ces mots correspondent-ils dans leur pratique de stage ?
Nous savons la primauté, dans la tête des étudiants, de ce qui se pratique sur le terrain par rapport à ce qui se dit en centre de formation. Les stagiaires apprennent le métier avec des professionnels qui peuvent être eux-mêmes en difficulté pour mettre en accord leurs valeurs et leurs actes, et ce pour différentes raisons, dont notamment un contexte d’intervention qui s’est dégradé. Or ces professionnels représentent la plupart du temps des modèles pour les stagiaires, qui vont chercher à faire comme eux. On est donc dans une situation de reproduction des pratiques professionnelles qui ne favorise pas complètement le travail à partir des compétences des personnes et avec elles tout au long du processus d’aide.
Cet écart, plus ou moins important selon les professionnels, est aussi à la source de leur malaise : ils perçoivent de façon intuitive les paradoxes dans lesquels ils sont mais n’ont pas toujours les clés pour faire autrement. Cette remarque débouche sur une question : y a-t-il une place, dans la pratique des professionnels, pour l’expertise des personnes qu’ils accompagnent ?
Selon notre expérience en tant qu’assistantes de service social et formatrices, donner une place concrète et réelle aux usagers tout au long du processus d’aide implique d’interroger les postures professionnelles des intervenants sociaux. Au préalable, il convient de préciser ce que nous entendons par posture : il s’agit de la façon dont on se situe au sein d’une interaction et qui est influencée par le regard posé sur l’autre (4). La plupart du temps, les professionnels adoptent sans forcément le vouloir ni le savoir la posture du “sauveur” : ils veulent sauver l’autre, le vulnérable, le laissé-pour-compte. Ils visent à apporter à l’autre ce qui est “bon” pour lui et qu’il n’a pas. Mais on peut se demander si vouloir le bien de l’autre c’est aller jusqu’à savoir ce qui est bon pour lui ? Et surtout qui définit quel est ce “bien” ou ce “bon” ? Nous sommes d’accord avec la réflexion de Romuald Avet, cité par Michel Chauvière dans son dernier livre (5) : “Le praticien est responsable de son acte, il a un pouvoir et doit en déchiffrer la portée sur l’autre, en repérer les limites, demeurer vigilant à ne pas glisser dans une position de toute-puissance où s’affirme un ‘je veux ton bien’ qui consacre son effacement et engendre son aliénation.”
Nous remarquons que les travailleurs sociaux dépensent parfois beaucoup d’énergie à essayer de convaincre les personnes accompagnées que leur solution est la bonne. Sauf que le problème n’a été posé que de leur seul point de vue (ou du côté institutionnel), et pas du point de vue de la personne ou que le point de vue qui prime n’est pas le sien. L’autre est alors vu essentiellement au travers de ses manques et de ses carences. Et cela est renforcé par l’institution qui investit souvent le professionnel d’une compétence d’expertise axée sur la maîtrise des dispositifs dans une logique d’efficacité à court terme. Expert ou sauveur, le professionnel est pris dans des postures qui l’amènent à guider l’autre, à lui montrer le chemin et à lui trouver des solutions.
Faire place à l’autre implique de ne plus penser que sa compétence professionnelle dépend de sa propre et unique capacité à résoudre les problèmes des personnes accompagnées. Ce qui rejoint ce qu’ont écrit Roland Janvier et Yves Matho dans leur dernier ouvrage (6) : “C’est parce que les travailleurs sociaux manifestent, en actes, qu’ils ne peuvent pas tout faire, tout assurer, tout comprendre que leur action aura réellement une fonction de réhabilitation des personnes avec lesquelles ils travaillent.” Face aux personnes accompagnées, il est important que le travailleur social montre sa propre relative impuissance : c’est paradoxalement elle qui va être garante de son efficacité et c’est ce qui va permettre de l’ouverture.
Alors, comment s’y prendre pour moins penser et faire à la place de l’autre ? Comment mettre en actes la place à l’autre ?
Donner une place concrète à l’expertise des usagers implique un travail d’analyse des pratiques qui ouvre sur d’autres postures professionnelles : par exemple, celle du passeur dans ce sens qu’il aide les personnes à franchir l’obstacle qu’elles rencontrent (et cela peut être mis en lien avec le succès actuel de la notion d’accompagnement). Mais ce franchissement de l’obstacle ne se fait pas par la seule mise en mouvement des usagers, il passe également par une mise en mouvement de chacun des acteurs concernés par le problème, même de façon moins directe. Au détour de cela apparaît aussi la figure de l’agent de changement qui contribue à faire bouger autant les personnes que le contexte. On retrouve là les fondements de l’approche centrée sur le “développement du pouvoir d’agir” (DPA) (7).
Les professionnels avec lesquels nous travaillons sur cette base dans le cadre de formations nous disent prendre conscience du décalage qui existe entre leur perception de la priorité d’action et celle de l’usager, de leur tendance à donner une réponse à une demande, à proposer et anticiper, à endosser le rôle du “sauveur” ou de l’“expert”, avant même d’avoir identifié avec l’usager quelle est sa priorité telle qu’il la perçoit. Avec cette autre façon de faire, les usagers sont parfois interloqués par le fait que le travailleur social ne réponde pas d’emblée en proposant l’accès à un dispositif, mais au final, ils s’y retrouvent mieux. Ils prennent davantage conscience des acteurs qui les entourent et de leurs enjeux, des éléments de contexte. Enfin, ils s’attribuent plus facilement le mérite du changement impulsé, ce qui participe du processus d’autonomisation cher aux professionnels.
Quelles conséquences pour le travail social ? L’entretien est plus ciblé, le travail est plus centré sur ce qui est important pour les personnes, ce qui est viable pour elles, il s’appuie davantage sur leurs compétences. Cette pratique ouvre un champ de possibilités, une adéquation plus forte entre l’action menée et les attentes des usagers, une marge de liberté plus grande pour ceux-ci, des travailleurs sociaux plus sereins, un gain de temps et une coopération plus productive avec des partenaires. Il semblerait que tout le monde ait à y gagner ! »
Contact :
(1) Dont elles sont respectivement présidente et trésorière.
(2) Eléments issus de notre pratique de formatrices dans un IRTS et donc de nombreuses sessions de sélection.
(3) « Langue de bois ou pragmatisme » – Le Sociographe n° 37 – Janvier 2012.
(4) Voir l’article intitulé « Des mots et des sens », de Brigitte Portal – Le Sociographe n° 37 – Janvier 2012.
(5) L’intelligence sociale en danger – Ed. La Découverte, 2011.
(6) Comprendre la participation des usagers – Ed. Dunod, 2011.
(7) Interventions sociales et empowerment (développement du pouvoir d’agir), sous la coordination de Bernard Vallerie – Ed. L’Harmattan, 2012.