Qu’est-ce qui caractérise, selon vous, l’approche des intervenants sociaux engagés dans la démarche initiée par « Questions de réseaux » ?
Ces professionnels ont fait le choix de la proximité avec ces jeunes impliqués dans des trafics et mis à la marge. Ils auraient pu être dans le déni ou le rejet, détourner le regard. Ils ont préféré continuer à travailler avec eux, malgré les difficultés : celle de construire un rapport de confiance alors que règne la loi du silence, de contrebalancer des modèles identificatoires plutôt favorables aux dealers, de sortir de l’angle laxisme-répression habituel, de ne pas camper sur des postures défensives… Il y a déjà là, à mon sens, une dimension éthique forte. Une éthique de la fidélité. Pour eux, il s’agit, en effet, de ne pas lâcher sur l’essentiel, de respecter l’ordonnance de 1945 et le principe selon lequel un mineur est d’abord en danger avant d’être un délinquant. Un principe au fondement de leur mission d’éducation et de leur engagement.
Cette pratique de la proximité, dans quel cadre l’inscrire ?
Le philosophe Hegel a déclaré que « l’ordre éthique consiste essentiellement dans la décision immédiate », le distinguant de la morale. Or la fulgurance de l’agir est ici frappante, en même temps que les exigences sont contradictoires. Il y a donc une éthique de la décision. Quand on est avec des jeunes sur le lieu-même du trafic, faut-il poser la loi sur le champ, comme sa formation pourrait le suggérer, ou tenter de continuer à tisser des relations, et par conséquent ne pas réagir immédiatement ? Faut-il aussi se rendre sur tous les lieux de trafic ? En situation, ces interrogations n’ont rien d’évident. Cela exige de négocier en permanence des limites, sachant que les effets de l’acte posé peuvent être contraires à ce que l’on souhaite d’emblée. On risque même parfois de donner l’impression d’une complicité. Cette question éthique ne peut pas être qu’une affaire de conscience individuelle, elle est aussi une affaire collective. On ne peut donc se passer d’un lieu de parole permettant la mise en travail des positions prises. En tout cas, quand la loi ne permet plus d’orienter les actes, l’éthique est préférable à la morale, car elle donne la possibilité d’aider l’autre concrètement. Elle n’émerge pas sous forme d’impératifs mais de questionnements qui accompagnent la pratique professionnelle.
Que permet l’éthique, par exemple ?
Tout d’abord, de maintenir le lien pour poser des actes éducatifs quand ils peuvent être entendus par le jeune. Au-delà de l’intervention immédiate, nous avons repéré qu’il existe des périodes où les choses peuvent basculer, dans un sens ou dans l’autre : un enfoncement dans le trafic ou une sortie possible. C’est le cas, par exemple, lorsque des petits, à l’école élémentaire, se retrouvent face à des grands qui les intimident et que, pour se faire bien voir d’eux, ils acceptent de leur rendre service, notamment en faisant le guet. Il y a là, en effet, un danger d’entrée dans le trafic. Ensuite, lorsqu’un jeune se retrouve dans la rue suite à un conseil de discipline, il est également bon d’intervenir très vite. Autre moment où il convient d’être actif : vers 16-18 ans, quand ces adolescents ne trouvent pas d’emploi et qu’on leur offre peu de perspectives. La sortie de prison se révèle enfin aussi un moment propice. Certains veulent cesser le trafic mais, sans soutien immédiat, ils y retournent vite.
Quelles autres pistes dégage l’éthique ?
L’éthique autorise aussi un travail sur le transfert des compétences acquises dans la sphère de l’illicite vers le champ de l’activité licite. Il s’agit de reconnaître que, dans le trafic, que l’on n’approuve pas, il y a une production de compétences, de savoir-faire, et qu’on peut réfléchir à des dispositifs tenant compte de cela. Ces jeunes répondent en effet à des conditions dites d’employabilité : ils savent tenir des postes, sont capables de travailler à temps plein, développent des qualités relationnelles avec des clients issus de toutes les couches sociales, des compétences en comptabilité, une résistance au stress… L’idée commence à passer mais, en période de chômage de masse, c’est difficile. Il y a là tout un champ à construire. Evidemment, cela demande un gros effort de communication pour que personne n’entende cela comme une forme de valorisation, qui induirait une incitation à entrer dans le trafic. Enfin, une autre piste, également délicate, semble des plus intéressantes : la réduction des risques.
Comment cette approche développée avec profit dans le champ de la toxicomanie pourrait-elle s’appliquer à celui du trafic ?
L’idée est de partir d’une éthique qui veut qu’il y a toujours quelque chose à faire du côté des risques sociaux et sanitaires. Par exemple, si on ne peut pas sortir le jeune immédiatement du trafic – des fois ils y restent car ils ont des dettes à rembourser –, on peut au moins essayer de réduire la violence à laquelle il est soumis dans le réseau. Les acteurs peuvent en outre tenter de négocier que les petits ne soient pas employés comme guetteurs, de convaincre des jeunes de ne pas passer du deal de shit à celui de cocaïne ou de crack, encore plus dangereux, de leur démontrer, preuves à l’appui, qu’ils sont exploités financièrement… Cela appelle un changement de regard, une conception du parcours du jeune par paliers, et là encore beaucoup de pédagogie car il ne s’agit pas de cautionner quoi que ce soit mais d’appréhender toute la complexité de la situation pour être plus efficace.
La démarche se développe-t-elle ailleurs qu’à Marseille ?
Des groupes similaires ont été montés dans le XIXe arrondissement de Paris et dans la Seine-Saint-Denis. La différence avec Marseille est qu’ils intègrent, ce qui est fort intéressant, tous les professionnels qu’un jeune peut rencontrer dans son parcours lié aux drogues : enseignant, éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse, conseiller de mission locale… Ces initiatives, auxquelles je participe, abordent, voire approfondissent, des thématiques et des pistes semblables, et confrontent également observations de terrain et travaux de recherche. Un rapport sera élaboré prochainement et un colloque organisé à l’automne. La démarche va se poursuivre de manière à dégager de nouveaux modes d’intervention, voire à initier une vraie dynamique de recherche-action.