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Le temps d’écouter

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Dans les Deux-Sèvres, les aides médico-psychologiques de l’association Domisol accompagnent depuis plus de quatre ans une vingtaine de personnes handicapées à domicile. Un suivi spécifique qui se révèle particulièrement adapté aux situations des bénéficiaires et de leur famille, mais qui doit encore vaincre la méfiance de certains acteurs du secteur.

Penché au-dessus de la petite table basse, Stéphane Boisliveau remplit des papiers. Rapidement, ce quinquagénaire à l’allure décontractée cale, semble un peu perdu et se tourne vers la jeune femme qui vient à son secours. « Nous sommes en quel mois, MonsieurBoisliveau ? » « En avril, mars… » « Quelle année ? », insiste celle-ci. Il hésite, puis finalement renonce : « Je ne sais pas. » Comme tous les mardis après-midi depuis presque trois ans, Gipsy Guilbot, aide médico-psychologique (AMP) à Domisol (1), vient aider ce monsieur atteint du syndrome de Korsakoff(2) dans son petit studio du centre de Niort. Numéros de téléphone utiles, liste des activités prévues dans le courant du mois… Des pense-bêtes ont été placés à divers endroits pour prendre le relais d’une mémoire immédiate abîmée par un long passé d’alcoolisme. L’urgence, en ce début d’après-midi, est de voir s’il est possible de retirer de l’argent auprès de l’association chargée de la tutelle pour pouvoir remplir le frigo. Un bon d’achat fera finalement l’affaire. « Vous n’avez plus de beurre, mais ce n’est pas la peine de racheter de la viande. Est-ce que vous avez besoin de mayonnaise ? » Gipsy Guilbot passe en revue ce qui reste dans le réfrigérateur, avant de partir faire des courses au supermarché avec cet homme qui vit éloigné de sa femme et de sa fille de 7 ans. Présence dans les actes essentiels de la vie de tous les jours, soutien dans les activités intellectuelles, éducatives ou ludiques, développement du lien social à travers des activités de loisirs ou des sorties…

Comme lui, une vingtaine d’adultes et d’enfants présentant des troubles psychiques, cognitifs, du comportement ou une déficience intellectuelle sont accompagnés une ou deux fois par semaine par l’un des trois aides médico-psychologiques (3) de l’association Domisol. Créée en 2008 sous l’impulsion de l’Association départementale de parents et amis de personnes handicapées mentales (Adapei), Domisol apporte aux personnes en situation de handicap un service spécialisé d’aide à domicile. Dans ce département des Deux-Sèvres, qui compte pourtant un taux d’équipement en établissements d’accueil supérieur à la moyenne nationale, beaucoup de jeunes et de moins jeunes présentant un handicap n’ont souvent d’autres choix que de rester chez eux et de se tourner vers des services traditionnels d’aide à domicile. Mais les professionnels de ces services sont vite dépassés et désemparés face à des situations et à des prises en charge très spécifiques auxquelles ils ne sont pas préparés. « A l’époque, j’étais président d’une association de service à domicile et je voyais bien que cela ne fonctionnait pas. Les parents nous disaient que ces professionnels, notamment les auxiliaires de vie sociale, étaient en panne, pas à l’aise, et les familles préféraient qu’ils s’occupent de la maison plutôt que de leur enfant », explique Paul Gallard, président de Domisol.

Des AMP en adaptation constante

Pour Bruno Martin, AMP qui a atterri dans le social sur le tard et a travaillé dans plusieurs structures spécialisées avant d’arriver à Domisol, l’un des principaux atouts de ce dispositif expérimental réside dans la capacité d’adaptation des AMP aux demandes extrêmement variées des personnes handicapées. Aujourd’hui, il accompagne une dizaine d’enfants et d’adultes dont les situations sont très différentes. Il y a ces deux hommes dont les fonctions neurologiques ont été atteintes à la suite d’un accident vasculaire cérébral, cet enfant avec des troubles du comportement, ce jeune garçon autiste de 16ans ou encore ce quadragénaire opéré dans sa jeunesse d’une tumeur au cerveau, et qu’il suit deux fois par semaine. « Ce n’est pas toujours simple de se réadapter sans cesse pour accompagner un gamin de 11ans qui présente des troubles du comportement et avec qui il faut travailler la question de la socialisation et, juste après, venir s’occuper d’un monsieur âgé qui s’enfonce dans l’isolement et la dépression. Mais l’avantage de ce travail en individuel et au domicile des personnes, c’est que nous pouvons prendre le temps d’instaurer une confiance pour les faire progresser. On a le temps d’écouter, d’observer pour essayer de comprendre ce que nous pouvons leur apporter et de changer si ce que nous leur proposons à un moment ne leur correspond pas. » Confrontés à des personnes qui éprouvent des difficultés de concentration, de compréhension ou de communication ou qui ont du mal à se repérer dans le temps et dans l’espace, les trois AMP de l’association doivent trouver sans cesse des outils et des supports destinés à développer ou à maintenir leurs acquis et des activités qui les stimulent.

Avant l’aspect financier, l’éducatif

Ce matin, Bruno Martin est venu s’occuper de Jonathan et de Michel Amail, deux frères âgés de 27 et 37ans qui présentent un retard mental moyen et vivent chez leurs parents, à Saint-Maixent-l’Ecole, à une vingtaine de kilomètres de Niort. Assis devant la grande table du salon, ils collent en silence des papiers à motifs sur de vieux calendriers avant de les découper au cutter. Derrière eux, des dizaines de boîtes à mouchoirs, de porte-serviettes et autres dessous-de-verre trônent en évidence sur des tables. Depuis que le père est à la retraite, la mère s’est lancée dans la fabrication d’objets décoratifs en carton pour arrondir les fins de mois et occuper ses enfants qui n’ont plus quitté le milieu familial après leur sortie de l’institut médico-éducatif (IME). « Ça va Michel, tu t’en sors ? Ce n’est pas grave, c’est le carton qui a tendance à gondoler. » Au fil des années, Bruno Martin a appris à décoder les expressions des deux frères, à décrypter leur élocution très défaillante et à connaître le caractère de chacun d’eux. Avant d’accepter de se greffer sur cette activité, il avoue aussi avoir réfléchi, notamment quant au risque de voir l’aspect mercantile de ce travail familial l’emporter sur les apports éducatifs. « Si ça n’avait été qu’un projet des parents pour gagner un peu d’argent, je ne me serais pas impliqué dans cette fabrication d’objets en carton. Mais il y a vraiment une finalité et une continuité intéressantes dans ce projet. Une finalité parce qu’ils savent que ça peut leur servir, en leur apportant, par exemple, un peu plus d’argent pour les vacances. Et une continuité dans la mesure où c’est un projet auquel ils participent du début à la fin en apportant des idées, en allant récupérer avec moi des cartons chez des commerçants ou en étant présents aux portes ouvertes organisées par la maman lors des ventes. »

Pas question, pour autant, de se contenter de cette activité très en prise avec le milieu familial. Dès que les beaux jours arrivent, Bruno Martin propose à Michel et à Jonathan de s’échapper un peu de la maison pour aller visiter une fromagerie, une ferme d’élevage, le petit musée militaire de Saint-Maixent, une chocolaterie à Niort… Les sorties permettent aux parents d’avoir du temps à eux et de souffler un peu. Et pour ces jeunes adultes, qui n’ont pas intégré un établissement à leur sortie de l’IME et sont parfois dans une relation très fusionnelle avec leur mère, c’est une façon de prendre un peu de distance. La belle saison est surtout l’occasion de ressortir les cannes à pêche et de partir taquiner la carpe ou le brochet dans les étangs du coin. Une activité qu’apprécient les deux frères et qui offre à Bruno Martin un excellent prétexte pour travailler avec eux autour de questions importantes, comme celle du cadre. « La dernière fois, il a fallu rejeter un brochet à l’eau et c’était difficile pour eux, parce qu’ils étaient fiers et voulaient absolument le rapporter à la maison. Je leur ai expliqué qu’il y avait des contraintes, qu’il fallait respecter le poisson. Grâce à cette activité apparemment anodine, je leur montre qu’il existe tout un tas de règles à suivre, des choses précises à faire, comme préparer le matériel, aller chercher les vers, etc. »

Pour ceux qui bénéficient d’une prise en charge partielle dans un établissement, l’intervention à domicile de l’AMP peut aider a contrario à sortir un peu du cadre. Comme pour ce jeune garçon autiste que Bruno Martin accompagne lorsqu’il n’est pas à l’IME. Après une prise de contact difficile où il a dû faire face à des comportements un peu violents, les relations sont aujourd’hui apaisées et autorisent des temps de détente plus informels, une souplesse accrue par rapport à l’institution. Une complémentarité essentielle pour la prise en charge de l’enfant, estime le travailleur social : « Aujourd’hui, nous allons à la piscine, nous faisons des séances de relaxation, de grandes balades à pied. C’est quelque chose d’important pour lui. Il a, bien sûr, besoin de la sécurité que représente le cadre institutionnel, mais il a aussi besoin, avec moi, de lâcher un peu ce cadre, de faire des choses tout seul, en sachant que je suis là s’il déborde un peu. » La relation individuelle et la confiance établie au fil des interventions menées dans un cadre familier, intime, favorisent une certaine proximité et une décontraction, reconnaît également Gipsy Guilbot. Régulièrement, l’AMP prend du temps pour faire un massage à un jeune polyhandicapé à la maison et rompre avec le rythme parfois plus exigeant de l’établissement. La jeune femme prend aussi le temps de jouer au palet ou à la pétanque avec Stéphane Boisliveau et accueille avec une humeur égale ses blagues et ses taquineries sans jamais se départir pour autant du vouvoiement et du « Monsieur Boisliveau ». La question de la distance n’est jamais loin dans ces interventions des AMP au domicile des personnes. Surtout à l’égard de l’entourage familial, soulignent certains professionnels. « Certains parents me tutoient et me demandent parfois de venir déjeuner avec eux le week-end, considérant que je fais un peu partie de la famille. Je refuse ces invitations pour ne pas mélanger le travail et l’affectif », insiste Bruno Martin. Et s’il lui arrive d’intervenir pour reprendre un enfant qui parle mal à sa mère et « lui expliquer qu’il y a certaines choses qu’il ne peut pas faire », il assure prendre toujours garde à ne pas entrer dans des histoires familiales qui ne le concernent pas.

Reste que cette proximité avec les personnes handicapées et leur famille confère une position singulière aux professionnels de Domisol. Ils peuvent ainsi porter sur la situation des personnes un regard différent de celui des équipes intervenant au sein des établissements spécialisés, et réagir rapidement en cas de problème. « Avec cet accompagnement individualisé et au quotidien des personnes à domicile, nos AMP voient des choses que les institutions ne perçoivent pas forcément. On sait que les enfants auront à la maison une attitude complètement diffé­rente de celle qu’ils peuvent avoir à l’IME. Par ailleurs, si une situation se dégrade rapidement, qu’une personne ne se lave plus, qu’un logement n’est pas entretenu ou qu’il n’y a plus de chauffage, ils s’en apercevront immédiatement », assure Sylvie Visinko, directrice adjointe au sein de l’Adapei79, en charge du pilotage de Domisol.

Une action reconnue par certains…

Cette place particulière de Domisol commence à être reconnue par des partenaires importants, tels l’hôpital psychiatrique qui prévoit d’associer les intervenants du service spécialisé à certains projets à venir ou encore l’équipe pluridisciplinaire de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) des Deux-Sèvres, qui évalue les besoins des personnes handicapées et est chargée de produire les notifications d’orientation dans le cadre de la prestation de compensation du handicap (PCH). « L’intervention d’un service comme Domisol trouve tout son intérêt pour les enfants qui ont besoin d’un accompagnement éducatif, et plus globalement dès lors qu’une approche plus “technique” est nécessaire pour gérer des situations de personnes présentant des troubles du comportement, des adultes marginalisés, avec des difficultés relationnelles, etc. Nous avons une bonne relation partenariale avec l’équipe de Domisol. Nous prenons appui sur leurs évaluations pour faire évoluer les plans personnalisés de compensation », note Claire Déat, directrice de la MDPH des Deux-Sèvres.

En revanche, certains membres de l’équipe le reconnaissent, avec d’autres acteurs du secteur médical ou médico-social, la situation se révèle plus compliquée. Bruno Martin se souvient en particulier de ses demandes d’information, restées lettres mortes, auprès d’un neuropsychiatre afin de connaître plus précisément l’état d’un homme très diminué après son opération d’un cancer du cerveau, et de mieux évaluer ses possibilités. Il avoue tâtonner parfois, faute d’avoir des avis éclairés sur le type d’activités souhaitables ou, au contraire, sur les interventions à éviter avec des personnes souffrant de handicaps assez lourds. Il y a surtout cette impression décourageante de se heurter à un mur, de ne pas avoir d’échanges suffisamment constructifs avec des partenaires pour faire évoluer une situation. Tel cet infirmier en psychiatrie qui suit depuis longtemps une personne au sein d’un centre médico-psychologique et affirme à un AMP de l’équipe qu’elle est « comme ça depuis des années » et qu’il n’y a « pas grand-chose à faire »

… et ignorée par d’autres

Pour Sylvie Visinko, ce sont les inerties créées par des cultures différentes et encore trop cloisonnées qui créent ces difficultés. « On a affaire à des mondes différents qui se rencontrent avec des regards différents. Et lorsque nos AMP veulent informer des partenaires d’un problème, certains d’entre eux restent sur leurs positions en disant que, de toute façon, ça ne changera jamais, que telle personne souffrant de troubles psychiques aura ça toute sa vie, qu’il ne faut pas s’inquiéter. » Cette jeune structure doit encore convaincre certains de ses partenaires de l’utilité et de la complémentarité de son travail. « Il faut qu’ils nous reconnaissent dans la place où nous sommes, qu’ils ne pensent pas que nous sommes là pour faire mieux qu’eux et les remplacer, mais pour s’inscrire dans la continuité de ce que fait l’institution », tient à préciser Bruno Martin. Afin d’échanger davantage, de développer des relations plus étroites avec ses partenaires et de ne plus apparaître comme un simple concurrent aux yeux de certains, l’équipe a participé à des réunions avec d’autres professionnels sur les pratiques dans le domaine de l’aide à domicile ainsi qu’à des tables rondes organisées par le Centre expertise autisme adultes de l’hôpital de Niort. Malgré un équilibre financier toujours délicat à trouver (4) et qui ne permet pas de dégager beaucoup de temps en dehors des interventions à domicile, l’équipe a également mis en place en interne des réunions mensuelles visant à passer en revue les situations des personnes suivies. Des temps de discussion importants pour éviter que s’installent le doute ou le découragement face à certaines difficultés. D’autant que les professionnels se sentent parfois bien seuls lors de leurs interventions à domicile. « Il n’y a pas longtemps, je me suis retrouvé face à un monsieur complètement perdu, vivant seul dans une maison insalubre, et c’était épuisant parce que je n’avançais plus. J’avais l’impression de tout porter, je ne savais plus par quel bout commencer et je culpabilisais de ne pas mieux l’aider », raconte Bruno Martin. Des moments de découragement vite effacés par le bonheur de voir des personnes changer, faire de nouvelles choses, retrouver un lien avec l’extérieur, ou par le plaisir d’apercevoir un sourire sur un visage, confient les AMP de Domisol. « Je m’occupe d’un jeune garçon handicapé qui a aujourd’hui 13ans et je l’ai vu mûrir, évoluer. Il est beaucoup moins angoissé, il me dit bonjour quand j’arrive et j’ai même droit à un bisou. L’accompagnement à domicile permet cette relation privilégiée à travers laquelle chacun apporte quelque chose à l’autre », glisse en souriant Gipsy Guilbot.

Notes

(1) Domisol 79 : 14 bis, rue Inkermann – 79000 Niort – Tél. 05 49 79 52 53 – domisol79@adapei79.org.

(2) Trouble neurologique cérébral lié à l’abus d’alcool ou à une sévère malnutrition.

(3) Deux des AMP, à trois quarts de temps en équivalent temps plein, suivent chacun une dizaine de personnes, quand le troisième, à mi-temps, accompagne entre deux et troispersonnes.

(4) Le financement est assuré par le biais de la prestation de compensation du handicap. L’heure d’intervention est fixée à 27 € par convention entre Domisol et le conseil général. Ce tarif ne suffit pas à assurer tout à fait l’équilibre financier. En 2011, l’Adapei a comblé le déficit pour moins de 10 000 €.

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