Comment intervenir auprès des adolescents, des jeunes adultes et des familles, quand, travailleur social, on exerce dans des quartiers populaires où s’organisent des trafics de drogue ? Quelle attitude adopter lorsque, chargé d’une mission de protection de l’enfance, on voit de plus en plus de mineurs y participer ? Il y a dix ans, des professionnels de l’action sociale et de l’animation de l’Association départementale pour le développement des actions de prévention (ADDAP 13) (1) ou de centres sociaux, dans les XIIIe et XIVe arrondissements de Marseille ont décidé de prendre le problème à bras-le-corps et de constituer un groupe de travail : « Questions de réseaux », pour y réfléchir (voir encadré ci-contre). Avec l’appui de chercheurs en sciences sociales, le collectif a ainsi partagé ses connaissances, ses savoir-faire et ses expériences dans les cités et dessiné des pistes d’action. Des réflexions croisées, souvent novatrices, qui sont au cœur de sa dernière publication intitulée L’intervention sociale à l’épreuve des trafics de drogues.
Au-delà du manque de travaux sur l’économie parallèle et ses impacts, la dynamique de Questions de réseaux, voisine de la recherche-action, a mis en évidence la nécessité de comprendre les motivations des jeunes à dealer et de déconstruire certaines représentations pour sortir du sentiment d’impuissance et mieux agir. Au premier rang d’entre elles, l’idée de l’argent facile. Il convient en effet de relativiser les motivations financières, du moins pour les dealers de rue. « La vente au détail de drogues illicites ne permet en rien aux individus de s’enrichir », affirme Christian Ben Lakhdar, maître de conférences à l’université catholique de Lille. En matière de cannabis, l’économiste a d’ailleurs démontré que « les dealers de rue ne réalisaient même pas le salaire minimum annuel garanti en France », pour un temps plein. Le trafic oblige de surcroît à prendre de gros risques. Aussi, « le ratio coût-bénéfice à participer à un trafic de drogues au détail semble irrationnel ».
Le contexte socio-économique des quartiers où s’exerce le trafic est aussi à prendre en compte. En particulier, dans ces territoires de pauvreté et de relégation sociale, le taux de chômage des jeunes est extrême. Même les diplômés du supérieur y ont deux fois plus de risques d’être sans emploi, ce qui ne contribue pas à en faire des exemples. Pour Christian Ben Lakhdar, le choix du travail illicite est de fait en partie « contraint par le manque d’opportunités légales » et peut simplement répondre à l’espoir d’avoir un revenu. Certains jeunes se lancent d’ailleurs dans le trafic pour se constituer un capital et acheter un commerce (snack, boutique taxiphone…), leur famille ne pouvant les aider et le crédit bancaire leur étant inaccessible. Ensuite, « une grande majorité d’entre eux cesse toute activité délictueuse, une fois qu’ils sont établis comme commerçants légaux », constate la sociologue Amina Haddaoui. Rares sont, de toute façon, les carrières longues de dealers.
Pour autant, face au manque de perspectives d’insertion et dans une société d’hyperconsommation, le trafiquant fait souvent office de modèle de réussite. L’affichage de signes extérieurs de richesse frappe en particulier l’imaginaire des plus jeunes, qui voient dans le trafic une façon d’obtenir de l’argent rapidement. S’inscrivant dans le présent, ils font abstraction des conséquences à plus long terme. « Le “bizness” donne à certains l’espoir d’échapper au désœuvrement ou au salariat précaire pour enfin entreprendre et surtout consommer », remarque Thomas Sauvadet, chercheur associé au Centre de recherche, médecine, sciences, santé, santé mentale, société. « En choisissant le trafic de stupéfiants, le jeune considère qu’il structure une existence initialement caractérisée par une certaine vacuité », complète Nacer Lalam, chargé de recherche à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice.
Pour nombre de ces jeunes, qui grandissent dans la proximité et la visibilité des trafics, s’opère en outre un phénomène de banalisation. Ce que conforte leur fonctionnement à l’échelle de la cité : réunions d’équipe avec un manager, planning, répartition des rôles et places, forte hiérarchisation, évolution de « carrière »… En effet, pour les plus jeunes, cette « organisation entrepreneuriale du deal alimente la représentation du trafic comme un travail comparable à n’importe quel autre, en moins fatigant », résume Claire Duport, sociologue, chargée de recherches à Transverscité, qui a accompagné « Questions de réseaux ». Souvent, au départ, les adolescents poursuivent leur scolarité ou leur formation en parallèle. Beaucoup alternent aussi pratiques légales et illégales en fonction des opportunités, ce qui contribue à effacer les frontières. Certains éducateurs entendent d’ailleurs des jeunes se réjouir auprès d’eux d’avoir « trouvé du travail » alors qu’il s’agit d’un « poste à mi-temps » dans le trafic.
Outre la résistance à la paupérisation – le trafic sert d’ailleurs souvent à compléter un salaire insuffisant pour vivre dignement –, ces conduites recèlent des enjeux plus symboliques. En proie à un mal-être, du fait de souffrances familiales, de difficultés avec les institutions, de problèmes identitaires, de sentiment d’injustice…, ces adolescents s’impliquent aussi dans ces réseaux par un besoin de reconnaissance sociale et de restauration d’une estime de soi ternie. Ils y trouvent une place impossible ailleurs, un espace de socialisation qui les rassure, une fierté de réussir qui efface l’humiliation souvent ressentie à l’école… Enfin, ils y recherchent des sensations donnant l’impression d’exister : plaisir, montée d’adrénaline. « L’économie de la rue apporte des satisfactions matérielles et symboliques immédiates à des jeunes qui cumulent les échecs sur les autres pans de leur existence », résume Pascale Jamoulle, professeure invitée à l’université de Louvain-la-Neuve, en Belgique.
Autre phénomène : le rajeunissement des trafiquants. Pourtant, peu d’études s’arrêtent sur l’implication des mineurs dans la revente – en général, de cannabis. Moins susceptibles d’être incarcérés, ceux-ci sont aussi victimes de leur ingénuité, puisqu’ils ont peu conscience d’être hors la loi. Pour Nacer Lalam, qui a analysé les mécanismes à l’œuvre et le parcours de ces enfants, « en France, l’engagement dans le trafic de stupéfiants est un processus. L’acquisition de compétences se fait progressivement depuis les menus services rendus aux trafiquants installés et professionnels, en passant par l’entraide familiale ou clanique, jusqu’à l’expérience entre pairs. » L’entrée par la consommation n’est pas rare non plus. Diverses fonctions gravitent autour de la revente. Ainsi, de 10 à 15 ans environ, des mineurs servent de guetteurs, pour 20 à 50 € la journée. Postés à des endroits clés de la cité, ils repèrent les intrusions de policiers, postiers, badauds… et les signalent par des cris, entre autres moyens. Nombre de ces enfants envisagent leur rôle « comme des contributions sans implication réelle dans les réseaux en tant que tels : guetter pour prévenir lorsque la police arrive est pour eux un acte aussi banal que, pour la plupart d’entre nous, faire un appel de phares sur la route lorsqu’il y a un radar », explique Claire Duport. D’autres répartissent la drogue ou l’argent dans diverses caches pour limiter les risques du dealer en cas d’arrestation ou de racket, contre 40 à 80 €. Le stockage s’effectue aussi souvent chez des « nourrices » recrutées sous la contrainte (crainte de représailles, grande précarité…) et qui sont les seules filles acceptées dans ces milieux, où on les juge incompétentes. Autres tâches remplies par des 16-20 ans, pour environ 100 € : l’emballage, le débitage, le coupage des produits, le transport… La protection du territoire ou du dealer peut enfin aussi être assumée par les jeunes : intimidations, troubles à l’ordre public pour détourner l’attention de la police… Cependant, dans cette division du travail, il arrive, selon Nacer Lalam, que la rémunération soit « de nature symbolique partant de l’idée que le jeune répondant positivement à un trafiquant se voit gratifié et valorisé, notamment vis-à-vis des pairs ».
Dans leur progression, les mineurs rencontrent parfois peu de barrières. Pour Nacer Lalam, « l’attitude des familles oscille entre participer activement, “fermer les yeux” ou rejeter catégoriquement un argent » mal gagné. Si des familles démunies sont en outre parfois aidées par des trafiquants installés, l’enjeu se situe aussi du côté des régulations sociales car « l’économie souterraine imprime une dynamique où la loi du plus fort s’impose au détriment de la règle de droit. Dès lors, ce ne sont plus seulement les jeunes qui sont mis en danger mais aussi les familles », poursuit-il. Le repérage de l’implication d’un enfant dans un trafic n’est pas de plus toujours aisé, dans une cité où la vie se déroule beaucoup dehors. La justice des mineurs elle-même, au plan de l’assistance éducative, a du mal à réagir. « Il n’y a pas de visibilité en ce qui concerne la participation du mineur au trafic. Il y a des indices dont on fait la lecture après coup : sorties nocturnes, soustraction du mineur à l’autorité de ses parents, habillement et accessoires coûteux, décrochage avec l’école ou la formation », reconnaît Sylvie Mottes, juge des enfants à Marseille. L’intervention s’effectue donc tardivement, entre 16 et 18 ans. En attendant, le passage à l’acte du jeune altère ses relations avec sa famille et les institutions. L’obtention « facile » d’argent « nourrit un sentiment de réalisation et de puissance », analyse Nacer Lalam. Elle modifie la hiérarchie parents-enfants, interroge le jeune sur l’intérêt de poursuivre sa scolarité, et « perturbe les notions d’autorité, de labeur et d’effort ». La plupart s’enferment alors dans l’activité illégale, ce qui finit par aboutir à des interpellations, des condamnations, puis à leur majorité à la prison. Alors, affirme-t-il, « la mise en danger s’aggrave : suicide, consommation de stupéfiants, radicalisation violente, prise de contact avec des délinquants chevronnés et inscription dans un ou plusieurs réseaux criminels ». Dans les trafics, la violence règne de surcroît en permanence : elle sert à délimiter les espaces de vente, à réguler les litiges, à asseoir la domination des uns sur les autres, à freiner la concurrence et va de la menace à l’homicide. Beaucoup s’engagent, ou se maintiennent, dans les trafics pour s’acquitter de dettes et se retrouvent en situation d’asservissement. Cette violence, qui enfle, notamment avec l’apparition d’un phénomène d’armement des réseaux, met également en danger les habitants de la cité et les acteurs de proximité.
L’intervention des travailleurs sociaux se heurte, quant à elle, à maints obstacles. Il peut d’abord exister des problèmes de cohabitation, s’ils exercent dans un local ou une rue proche du trafic qu’ils risquent de déranger. Leur parole ne pèse ensuite pas toujours aussi lourd que celle des dealers, à l’égard desquels les adolescents éprouvent fascination et crainte. « Ce ressenti durable décrédibilise d’autres références qui ne se situent pas sur le même registre ou, si elles le font, qui ne sont tout simplement pas à la hauteur », analyse Thomas Sauvadet. La loi du silence qu’impose l’illégalité, la dévalorisation de l’insertion scolaire et professionnelle, la surévaluation de la rentabilité du trafic et l’accès à une consommation de luxe et à une certaine autonomie, ne facilitent pas la tâche des professionnels. Pour ces derniers se pose aussi la question de la posture à adopter, lorsqu’ils se retrouvent face à des groupes de jeunes qu’ils savent actifs dans un réseau (voir page 33). Ils sont en effet pris en étau entre leur devoir de respecter la loi et de la rappeler aux jeunes, qu’ils considèrent en danger, mais aussi de les accompagner dans leur trajectoire. Or cela suppose de pouvoir dialoguer avec eux et, dans ce cadre, d’être assurés du soutien de leurs institutions, ce qui ne va pas toujours de soi.
Il ressort, en tout cas, qu’au vu des motivations des jeunes, les réponses à apporter pour les détourner des trafics ne peuvent se limiter à la répression. Elles doivent, en effet, faire la part belle à l’éducatif, miser sur l’insertion professionnelle, la reconquête des territoires et la construction d’un tissu social local dynamique et impliqué. Cela oblige à considérer que les travailleurs sociaux n’ont pas à être désignés comme les seuls interlocuteurs possibles et que la pluridisciplinarité s’impose. En outre, sur le terrain, il se révèle important que ceux-ci connaissent bien la cité – le turnover, si fréquent, est donc à éviter –, les jeunes et les risques encourus, et que les actions se construisent dans le cadre d’un maillage cohérent de tous les intervenants d’un territoire.
Enfin, au-delà, résume Thomas Sauvadet, le travail social gagnerait, tout comme notre société, « à approfondir sa réflexion théorique et pratique sur la question de la pauvreté relative, de l’emprise de la culture des marques et du luxe, car il s’agit là d’un moteur puissant de la conversion des jeunes au “bizness”, aussi sûrement que peut l’être la question de la pauvreté absolue ». De même devrait-il, selon lui, « accueillir les discours de révolte des jeunes, pour les orienter vers une révolte humaniste (et écologiste). La difficulté croissante à donner sens à la révolte n’est que le reflet de la crise politique qui touche l’ensemble de la société française et, en écho, de la radicalisation d’une jeunesse sans espoir ».
« Questions de réseaux » est né à Marseille, en 2000, de trois constats alarmants de terrain : le rajeunissement du public en lien avec les réseaux de deal ; le repérage sur les lieux de trafic d’enfants en absentéisme scolaire ; l’extension des espaces de revente et la montée de tensions avec les habitants. La situation est alors évoquée en conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). « Cela nous préoccupait quant à notre mission de protection de l’enfance et de signalement. Nous ne savions pas de quelle marge nous disposions alors que nous avions entamé un travail informel avec des adolescents dans le trafic », témoigne Anne-Marie Tagawa, éducatrice spécialisée à l’ADDAP 13. Un travail qui, contre toute attente, révélait que « beaucoup avaient bénéficié d’une offre sociale et éducative ». Les membres du CLSPD évoquent alors la nécessité de comprendre comment se construisent ces parcours de rupture pour les infléchir. Le groupe « Questions de réseaux » se met en place, creuse les représentations de chacun, les enjeux, les pratiques envisageables…, et des chercheurs apportent leur éclairage. Il se réunira tous les mois jusqu’en 2005. Parmi ses règles : la confidentialité pour libérer la parole, la non-diffusion de comptes-rendus, la présence des mêmes participants. De ces échanges, il ressort que les adolescents entrent dans les trafics d’abord pour jouir d’une protection, celle des trafiquants respectés dans la cité, et être valorisés. « Leur gain social est apparu évident, ce qui interpelle toute la communauté éducative », résume l’éducatrice.
Le groupe convainc les institutions, notamment lors de restitutions publiques, de l’intérêt de renforcer les actions collectives (fêtes, spectacles…), car elles « promeuvent socialement ces jeunes, leur font expérimenter autre chose, les transforment en améliorant l’estime de soi… », et des financements de la politique de la ville sont attribués.
En 2005, un ouvrage, La proximité à l’épreuve de l’économie de la débrouille, est publié, qui incite d’autres éducateurs et animateurs à poursuivre la démarche. Les institutions suivent. Sont approfondis le rôle du trafic de shit dans une « économie de la débrouille », l’entrée en lice des plus jeunes, l’urgence à intervenir auprès des parents ou l’aggravation de la violence. Afin d’occuper le terrain, des animations de rue sont de plus en plus organisées avec les jeunes. « Souvent, ceux-ci disent qu’il faut demander l’autorisation du réseau pour éviter les ennuis, mais nous nous y refusons. Il est d’ailleurs arrivé que le trafic s’arrête pour un spectacle et que les jeunes y emmènent leurs petits frères ou sœurs… », se réjouit Anne-Marie Tagawa. Enfin, les travailleurs sociaux mettent aussi en place des chantiers éducatifs avec des jeunes que le trafic semble vouloir aspirer.
Pour restituer son travail, le groupe a organisé mi-2010 un séminaire réunissant travailleurs sociaux, chercheurs et institutions (justice, police, collectivités, bailleurs…). Du bilan dressé à cette occasion a émergé l’idée d’asseoir davantage « Questions de réseaux » et de créer un comité de pilotage pour suivre ses avancées sur deux axes. Ainsi, avec l’ADDAP 13 et le centre social Agora, un groupe se réunit désormais avec des habitants autour de leur lecture du trafic et de la montée des violences, en vue d’élaborer des actions citoyennes ; un autre s’intéresse au parcours santé-addiction-trafic à partir de trajectoires d’adolescents prêts à contribuer à leur compréhension. « Habitants et jeunes ont besoin de parler. Des discussions interindividuelles ont lieu sur les quartiers, mais désormais il s’agit d’aller au-delà, de se poser », résume Christelle Bouron, directrice du service 13-14 de l’ADDAP13. Aujourd’hui, les acteurs sont régulièrement sollicités pour expliquer la démarche, et des liens se nouent avec des partenaires en région parisienne ou à Toulouse. Enfin, ajoute Michel Scotto, directeur général adjoint, « l’ADDAP13 réfléchit aux moyens de construire un référentiel pour lancer une formation de première ligne, pour des gardiens d’immeuble, des bénévoles… ».
• Porteur : ADDAP13, association de prévention spécialisée habilitée par le conseil général des Bouches-du-Rhône.
• Partenaire : Service santé publique et handicapés (mission sida, toxicomanies et prévention des conduites à risques) de la Ville de Marseille (Mylène Frappas – Tél. 04 91 14 56 21 –
• Soutiens financiers : Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, Ville de Marseille, contrat urbain de cohésion sociale.
• Publications par l’ADDAP13 : La proximité à l’épreuve de l’économie de la débrouille (2005) ; L’intervention sociale à l’épreuve des trafics de drogues (2011) – Ouvrages téléchargeables en pdf sur
(1) ADDAP 13 : 2, boulevard Gustave-Ganay – 13009 Marseille –Tél. 04 91 71 80 00.