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Changemen de cadre

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A Illiers-Combray, près de Chartres, l’ISEMA accueille 12 jeunes qui ont mis en échec tous les projets de suivi institutionnels. Pour cela, plutôt que chercher à modifier leur comportement, l’équipe de cette structure novatrice tend à agir sur le contexte relationnel. Une expérience qui semble porter ses fruits.

Comportements inadaptés, violence, auto ou hétéroagressivité, mise en danger de soi ou d’autrui, atteintes aux biens et aux personnes, fugues, transgressions, passages à l’acte, dépressions… Ils ont épuisé toutes les institutions par lesquelles ils sont passés – milieu ouvert, maison d’enfants à caractère social, institut thérapeutique, éducatif et pédagogique, placement familial, lieu de vie, unité d’hospitalisation pour adolescents – et celles-ci les considèrent désormais comme des « incasables ». Pour les 12résidents de l’Internat socio-éducatif médicalisé pour adolescents (ISEMA) (1) d’Illiers-Combray (Eure-et-Loir), cet établissement à « triple habilitation » – le conseil général d’Eure-et-Loir et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) financent l’hébergement éducatif, et l’agence régionale de santé (ARS), le volet soin – représente la « dernière chance ». Si le directeur de l’ISEMA, Gilles Pain, et son équipe ont décidé de relever le défi de les accueillir de six mois à deux ans au maximum, c’est qu’ils estiment que ces adolescents âgés de 12 à 18ans sont encore « casables » et que leur comportement, fruit de « transactions institutionnelles », peut évoluer. « Nos résidents n’ont pas grand-chose en commun. Le seul trait que partagent les 24 jeunes qui sont passés chez nous, c’est d’avoir vécu de nombreuses années en institutions, où ils ont commis un certain type d’actes. Nous considérons que le contexte relationnel dans lequel ils ont évolué a influencé leur comportement et leur conduite, mais également l’expression de leurs émotions, et même l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et du monde qui les entoure. La question essentielle pour l’équipe est, dès lors, de travailler sur un changement de contexte relationnel et institutionnel qui favorisera le changement de conduite, et non de s’acharner à changer le jeune », explique le directeur.

Gilles Pain tire cette méthode de travail d’une formation de sept ans en thérapie brève suivie à l’Institut Grégory-Bateson (IGB) de Liège, en Belgique(2). Dans la lignée de ces travaux, l’ISEMA développe un cadre de recherche clinique qui permet d’approfondir l’analyse des situations et d’intervenir avec une méthodologie et des techniques de changement visant à résoudre les problèmes personnels, relationnels, familiaux, institutionnels et sociaux. Une superviseuse de l’IGB, psychothérapeute, intervient d’ailleurs dans la structure lors des entretiens d’admission afin d’apporter un décodage différent et pour former l’ensemble du personnel.

Hors normes

Au quotidien, cet accompagnement au changement se traduit par une « non-normativité ». « Un établissement classique est structuré sur une organisation rigoureuse des journées. L’objectif est de donner aux enfants des repères, des normes, des règles. Ici, nous faisons le contraire, puisque ces gamins explosent systématiquement ce type de cadres. » Ainsi, quand le jeune arrive, la première chose qu’il fait, c’est de dormir, souvent jusqu’à 14 heures ! « Les ados, c’est tout le temps fatigué, non ? Pourquoi aller contre leur nature ? interroge Sylvie Carcel, chef de service éducatif. Quand ils se lèvent, ils s’ennuient… Au bout d’un moment, ils voient que nous pouvons leur proposer des activités, et même faire du surmesure. Alors ils demandent spontanément à participer. Cela commence petit et, généralement, cela fait boule de neige. Il y a des pas en avant et des pas en arrière, mais on a, en tout cas, des jeunes qui font des choix. » L’un d’eux souhaite faire de la danse ? Il trouvera un éducateur pour l’accompagner au cours. Il demande à faire un stage d’apprentissage ? L’institut a établi des partenariats avec des artisans locaux ayant accepté de faire découvrir l’amour de leur métier, et rémunère en outre le jeune pour son travail. Celui-ci veut sortir s’acheter des cigarettes ? Cela ne pose pas de problème, du moment qu’il prévient, car la volonté des professionnels de la structure est que les résidents fassent l’apprentissage de l’extérieur. « Ils ne peuvent pas se préparer à la vie en restant entre les murs de l’institution », assène le directeur, qui les encourage par ailleurs à se faire des amis hors de la structure. « Nous leur demandons aussi d’effectuer des démarches seuls, de prendre le train pour aller à Chartres. Alors qu’ils ont souvent tendance à fuguer, ils ne le font jamais dans ce cadre-là ! » D’ailleurs, précise Gilles Pain, les fugues ne sont en général que des « fuguettes »: les éducateurs ne s’y opposent pas, mais préviennent les résidents des conséquences. A leur retour, ils devront rester dans leur chambre et leur téléphone portable sera confisqué. « Il y a quand même des règles, ce n’est pas n’importe quoi non plus ! Déjà que dans leur tête c’est le bazar, il faut être vigilant. » De même, les jeunes sont tenus de participer en interne à deux activités de groupe : un atelier d’expression et un sport d’équipe. Pour le premier, un animateur, le rappeur Bakar, accompagne les adolescents dans l’écriture de chansons qu’ils enregistrent ensuite en studio professionnel. Un moyen pour ces jeunes d’accoucher de textes personnels étonnants, touchants, et d’obtenir un résultat final valorisant. Autour de cet atelier se greffent d’autres activités culturelles (sorties concerts, participation à des émissions de radio…). Quant au sport, les éducateurs spécialisés travaillent cette année autour de la notion d’empathie à travers la douleur. « Quand ils jouent à la balle au prisonnier, au foot, ils peuvent se faire mal, souffrir de courbatures et partager entre eux ce ressenti. Ils ne mettent jamais de mots sur leurs douleurs morales, alors que, là, ils peuvent le faire librement », analyse Samuel Thissier, moniteur­éducateur.

Une prise en charge à réévaluer

Comme dans un établissement classique, le jeune admis à l’institut fait l’objet d’un projet personnalisé, mais celui-ci est revu au fur et à mesure que sa situation évolue. Il arrive même qu’il y ait des ruptures dans la prise en charge – ce qui ne signifie nullement la fin du séjour à l’ISEMA. « Un de nos résidents est parti trois semaines en détention, et nous lui avons gardé sa chambre », rappelle Samuel Thissier. Quand il y a addiction, le problème est également traité en interne. En cas de crises de violence – il y en a constamment à l’ISEMA –, il n’est pas réorienté. « Attention, cela ne signifie pas que tous les jeunes suivis par l’aide sociale à l’enfance et la PJJ doivent être pris en charge de cette façon, argue Gilles Pain. Ceux que nous recevons ici correspondent à un infime pourcentage d’adolescents pour lesquels il est nécessaire de faire autrement, le placement traditionnel ayant atteint ses limites. »

Cette prise en charge expérimentale commence dès l’admission dans l’établissement. Ce matin, les parents de PabloF. (3), accompagnés par son éducateur PJJ référent, s’installent dans le bureau de Gilles Pain. Cette première rencontre, destinée à s’accorder sur le véritable problème du jeune, sera entièrement filmée, comme l’ont été tous les entretiens d’admission depuis l’ouverture de l’établissement il y a trois ans. Placés dans une salle annexe, des membres de l’équipe d’ISEMA – aujourd’hui, la chef de service Sylvie Carcel et deux infirmières – visionnent et supervisent en direct la rencontre. La vidéo reste ensuite consultable sur l’intranet de l’établissement afin que tous les travailleurs sociaux en contact avec le jeune puissent avoir connaissance de sa situation. Les parents de Pablo sont, bien entendu, avertis de ce procédé et signent une autorisation d’exploitation d’image. « Ils oublient très vite la caméra », note Gilles Pain, pour qui l’outil vidéo augmente l’efficience du travail thérapeutique. Monsieur et MadameF. ont adopté Pablo au Brésil quand il avait 9 ans. Aujourd’hui, il a 16 ans et ses parents le décrivent comme « un enfant sauvage, qui refuse toute forme d’autorité ». Madame F. résume : « L’intégration s’est bien faite au tout début, puis, quand il est rentré à l’école, il a commencé à faire des crises de démence régulières en classe et à la maison. Il lui arrive de menacer de mort les personnes qui l’entourent. Nous avons vu des assistantes sociales, des juges, des pédopsychiatres, il y a eu des placements en familles d’accueil, en foyer PJJ, mais cela n’a rien donné. Désormais, nous allons toujours dans son sens, à contrecœur, pour ne pas déclencher sa colère. » A son grand regret, Madame F. avoue n’avoir envers Pablo « aucun rôle de mère, aucun rôle éducatif ». Gilles Pain arrête momentanément l’entretien, le temps de rejoindre son équipe dans la salle vidéo, afin de décider collégialement de la manière de se positionner face à ce cas. « C’est tout à fait un enfant pour l’ISEMA, lui dit Sylvie Carcel, qui sera chargée de mettre en œuvre le projet du jeune. Nous serons en mesure de lui proposer un programme “à la carte”. Il semble que, pour Pablo, c’est dans la longueur que cela se passe mal. Nous pouvons donc mettre en place un accueil séquentiel pour six mois et lui donner envie de venir, en lui disant qu’il pourra partir quand il veut. On allège ainsi les contraintes qu’il ne supporte pas. » Avec ces nouvelles cartes en main, Gilles Pain retourne dans son bureau et propose aux parents de les revoir, cette fois avec Pablo, afin de finaliser l’entrée dans l’établissement.

Avant tout, une équipe motivée

Cette méthodologie semble bien faire ses preuves. Même si Gilles Pain reconnaît quelques échecs, plusieurs jeunes pris en charge par l’ISEMA ont pu retourner dans les dispositifs de droit commun et « faire leur vie », sans passer par la case prison qu’on leur prédisait. Et de citer l’exemple de cette jeune fille, placée pendant cinq ans dans diverses structures, qui « explosait » tout sur son passage. « Elle faisait de la boulimie, de la scarification, elle était déscolarisée, très violente, médicamentée… Elle ne cessait de demander à retourner vivre chez sa mère, mais les professionnels qui s’en occupaient jusque-là estimaient que celle-ci était nocive pour sa fille. Selon nous, le problème de cette adolescente est que sa vie consistait en une interminable attente, jusqu’à sa majorité. A partir du moment où nous lui avons formulé ainsi son problème, elle a accroché car elle a enfin vu que quelqu’un la comprenait. Nous lui avons proposé de venir à l’ISEMA pour “attendre”, six mois, pas plus. Elle est arrivée ici et a cessé la scarification, s’est apaisée. Notre travail a consisté à essayer de lui redonner une trajectoire alors que sa situation était enkystée depuis des années. » Gilles Pain se souvient aussi de ce jeune garçon qui avait grandi isolé entre les murs d’hôpitaux psychiatriques et qui, à la fin de son séjour à l’ISEMA, était capable de participer à des activités en groupe, de livrer ses émotions, certes toujours sous traitement médical. Ou de ce « gamin » déscolarisé pendant deux ans et demi, qui a réintégré une classe de 3e et obtenu son brevet avec 14 de moyenne !

Pour arriver à de tels résultats, il est nécessaire de s’entourer d’une équipe de professionnels solide et motivée, capable d’allier protection, soin, éducation, aide à la scolarité et à l’insertion professionnelle sur un même site, 365 jours par an. A l’ISEMA, ils sont 26 professionnels en équivalent temps plein à prendre en charge les enfants. Et pas seulement des travailleurs sociaux : l’homme d’entretien, les maîtresses de maison, les veilleurs de nuit sont également investis face à ce public difficile. Mais il n’a pas été aisé de trouver du personnel qui accepte de travailler dans la structure. En avril 2009, quand l’ISEMA a ouvert ses portes dans l’urgence à la demande des autorités, l’équipe d’origine a littéralement été « mise à terre » par les quatre premiers jeunes accueillis. A présent, le directeur a opté pour du personnel jeune, « non formaté », et il n’y a quasiment plus de turnover. « Nous avons ouvert les postes à des personnels en formation d’éducateur spécialisé, de moniteur-éducateur ou d’éducateur sportif. La plupart sont aujourd’hui diplômés et intégrés dans l’équipe, souligne Sylvie Carcel. Ce qui fait la force de ces jeunes professionnels, c’est finalement de ne pas en savoir trop en arrivant ici, et de pouvoir ainsi se remettre chaque jour en question. Les personnes diplômées, avec des parcours longs, que nous avons pu embaucher par le passé avaient des habitudes de travail telles qu’elles ne sont pas parvenues à s’adapter. »

Parmi ces nouveaux profils, Fanny Galan, psychologue à mi-temps, expose sa façon de travailler : « Je ne reçois pas les jeunes dans mon bureau en entretien. Cela ne servirait à rien, à part recueillir une parole fausse, car ils sont rodés aux psychologues depuis leur enfance. Je préfère faire des médiations avec eux, comme le font les éducateurs, les accompagner à la piscine, à l’équitation, et profiter de ce temps avec eux, dans une relation authentique. » Avant de partir en réunion d’équipe, elle ajoute : « Selon moi, ce n’est pas tant un public “spécial” que des êtres humains qui ont une immense force de vivre. Ils ont même la rage de vivre : tant qu’ils tapent, c’est qu’ils ont de l’espoir. Ils ont la capacité de rentrer dans la norme, du moins nous y croyons. »

La réunion d’équipe du mardi permet de revenir sur les événements de la semaine, résident par résident. La parole est d’abord à Thierry Larivet, veilleur de nuit, qui a une relation privilégiée avec les jeunes, à un moment particulièrement angoissant pour eux. Il signale que, en ce moment, AhmedA. semble très perturbé et insomniaque. « Il est mis en examen et a reçu sa convocation pour une audience. Il a sans doute peur de la prison, décrypte Sylvie Carcel. Qui se sent capable de l’accompagner à cette convocation ? » Kamel ­Mammad, en formation d’éducateur spécialisé, se propose. « Il va falloir travailler avec Ahmed dès ce soir, acte Sylvie Carcel. Il faut l’amener à envisager le pire. » Les éducateurs évoquent ensuite le cas de KennyV. Son référent raconte que tout se passait bien jusqu’à dimanche, où il a fugué avec JulieR. A leur retour, ils ont été sanctionnés. Kenny ne l’a pas supporté et a tout cassé dans sa chambre – murs défoncés, meubles renversés, vasque arrachée… « Ce qui m’intéresse n’est pas tant le résultat que la façon dont nous pouvons gérer cette crise de psychotique, pointe Sylvie Carcel. Il y a des améliorations à faire car nous aurions pu intervenir avant qu’il ait tout saccagé, même si cela ne lui a pris que quelques minutes. »

Le mot clé : adaptation

L’absence de la maîtresse de maison, en arrêt maladie, est ensuite abordée. Les éducateurs vont devoir se débrouiller pour préparer le repas du soir. « Le mot, ici, c’est adaptation ! Nous allons intégrer un ou deux jeunes pour nous aider à préparer le dîner, quelque chose de simple, affirme Soufyane Askouban, éducateur spécialisé. Un événement chasse l’autre, il ne faut jamais s’affoler. »

Pendant que leurs éducateurs s’entretiennent de leurs cas, des jeunes errent dans la cour ou viennent taper à la porte de la salle de réunion pour réclamer une cigarette. Seuls trois d’entre eux sont scolarisés. PerrineG., 15 ans, et Saïd C., 14 ans, se chamaillent dans la salle de télévision. Saïd est arrivé à l’ISEMA il y a quinze jours et fait visiter sa chambre, qu’il n’a pas encore eu le temps d’investir. « Je vais rester six mois et je rentre chez mes parents tous les week-ends, donc je ne pense pas que je vais décorer. Ici, j’ai surtout envie de faire des stages, pour gagner un peu d’argent », sourit-il. Perrine est plus réservée pour montrer sa chambre, pourtant très personnalisée – posters de chevaux sur les murs, tapis Hello Kitty au sol. « C’est bien d’être ici. On nous amène au Futuroscope, au karting. Tout est mieux que dans les autres établissements, on fait tout ce qu’aucun foyer ne fait, les éducs sont cools. » Après la nuit agitée passée à démolir sa chambre, Kenny semble complètement calmé et intervient dans la conversation. Il raconte de bon cœur le stage qu’il fait dans une ferme pédagogique des environs. « J’ai vécu dans plein de foyers dans toute la France. L’ISEMA, c’est bien mieux parce qu’on sort plus souvent. On n’est pas des délinquants, on est des gens bien, au fond, et on est là pour avancer dans notre vie, pas pour glander. »

Adjoint au directeur territorial de la PJJ d’Eure-et-Loir et du Loiret, et membre de la commission d’admission et du comité de pilotage de l’établissement, Pierre Ferreri rappelle : « Auparavant, il y avait des articulations entre les professionnels du sanitaire, du social et de la justice pour répondre aux besoins de ces jeunes aux problèmatiques complexes, mais ces montages avaient atteint leurs limites. C’est de ce diagnostic qu’est né l’ISEMA. » Avant de conclure : « La PJJ bénéficie de six places à l’ISEMA et les points d’étape sont très positifs. Il semble que les comportements des jeunes se stabilisent et que des progrès soient faits en termes d’insertion sociale et professionnelle. La structure apporte donc une plus-value et nous souhaitons que le cadre expérimental soit levé. »

En mars dernier, après trois ans de fonctionnement, l’ISEMA a reçu un renouvellement pour deux ans, à l’issue desquels devra être produite une grille d’évaluation fine sur le parcours des jeunes qui aidera à déterminer si l’expérience est reproductible. Alors que l’on estime que chaque département français compte une cinquantaine d’« incasables », la « méthode ISEMA » commence déjà à faire des petits. Dans la Manche, un deuxième établissement a ouvert ses portes en février dernier.

Notes

(1) ISEMA : 25, rue de Chartres – 28120 Illiers-Combray – Tél. 02 37 23 86 35 – isema@adsea28.org.

(2) www.igb-mri.com.

(3) Les prénoms des mineurs ont été modifiés.

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