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« Ai-je encore quelque chose à faire dans le travail social ? »

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La perte de sens du travail social, Jean-Marie Baudry, éducateur spécialisé, a le sentiment de la vivre au quotidien. Et malgré sa longue expérience, il se sent aujourd’hui considéré, dans son environnement professionnel, comme un « ouvrier spécialisé ». Témoignage.

« Comme diraient les jeunes : “J’ai la rage !”… Car je n’ai pas fait trois ans d’études après le bac pour me retrouver dans une organisation de travail qui fait de moi au mieux un ouvrier spécialisé, au pire un esclave !

Quand je suis entré dans la carrière à 22 ans, avec mon DUT en poche, j’avais pour modèles les “hussards noirs” de la Troisième République, ces tout premiers instituteurs, la vocation chevillée au corps, qui ont instruit des générations entières avec pour dessein de former des individus responsables, des citoyens participant à la vie de la cité et de la République… Les animateurs socioculturels (j’ai un DEFA) ne sont-ils pas en effet leurs héritiers, eux qui, par les principes de l’éducation populaire, prônent l’émancipation des individus et les encouragent à prendre une part active dans les organisations démocratiques actuelles (syndicats, associations, partis politiques, vie de quartier…) ? Toutes les activités ou animations proposées ou soutenues ont en effet pour objet l’apprentissage par soi-même, la libération par la connaissance et la réflexion critique, et simultanément le renforcement ou le développement du lien social par des actions collectives ou concertées.

La force des valeurs

Animateur en milieu ouvert ou éducateur de rue pendant près de vingt ans dans les quartiers, j’ai mis systématiquement en pratique, dans mes actions éducatives quotidiennes, les principes de l’éducation populaire, pour contribuer à construire une société plus humaine, plus juste, qui mette en exergue les valeurs républicaines Je faisais aussi humblement partie d’une “armée” qui avait “déclaré la guerre à la misère” (!!!). Très investi, j’ai eu la chance d’opérer aux côtés de collègues, professionnels militants et altruistes, avec qui je partageais ces valeurs et cet état d’esprit. Pour difficiles qu’aient souvent pu être ces accompagnements de longue haleine et ces manifestations éducatives diverses dans les quartiers, j’ai ainsi la satisfaction d’avoir travaillé avec les valeurs et principes qui donnaient aussi un sens à ma vie personnelle. J’ai le sentiment d’avoir bien modestement contribué à faire grandir des hommes…

Il y a quelques années, j’ai été engagé sur un poste d’éducateur dans un foyer d’hébergement pour travailleurs handicapés. Internat, mais sans besoin d’assurer de nuit. Et une organisation du travail donnée par des plannings “fixes”, soit la répétition à l’identique des temps de travail d’une semaine sur l’autre. Le travail de week-end (deux week-ends travaillés sur cinq) alourdissait singulièrement le nombre d’heures travaillées hebdomadairement, qui restait cependant compatible avec les règles de la convention collective de 1966 [CC 66]. Mais comme, de fait, certains plannings étaient plus faciles à vivre que d’autres, l’équipe a finalement choisi, dans un souci d’équité, d’élaborer des plannings “tournants” : ce n’est plus la semaine qui est la base de récurrence des créneaux travaillés, mais un espace-temps de cinq semaines consécutives.

Redoutable équité

Toutefois, une réflexion plus approfondie m’a dissuadé de soutenir cette solution, envers et contre tous les collègues qui persistaient à réclamer l’équité. Car :

1) Les usagers pris en charge, fragiles, ont besoin de repères. Or le planning “tournant” ne favorise en rien la pose de jalons, puisque pendant cinq semaines d’affilée l’éducateur ne travaille jamais aux mêmes horaires. Du coup, il ne “s’approprie” pas un temps de la semaine, et les activités récurrentes, programmées sur plusieurs séances, ne peuvent plus se tenir. Il est aussi constamment contraint de s’adapter au contexte du jour. “C’est pour éviter que le travailleur social ne tombe dans les habitudes et la routine, néfastes à la qualité de service”, m’a-t-on rétorqué. Mais n’est-ce pas aux personnels d’encadrement et au type de management adopté d’œuvrer pour prévenir ces dérives ? N’y a-t-il pas là tout autant le risque de se désinvestir des actions, de n’occuper que le plus indifféremment possible un “temps” de présence, de ne devenir qu’un ouvrier spécialisé du travail social, interchangeable avec le collègue d’avant et celui d’après ?

C’est ce que j’ai vécu. Cette organisation du travail m’apparaît donc comme une ineptie, sur le plan pédagogique comme pour la qualité du travail éducatif.

2) La vie personnelle du salarié pâtit gravement de ce mode de fonctionnement. Pour effectuer 36 heures de travail hebdomadaire, j’étais potentiellement “pris” 102 heures par semaine ! Comment alors s’inscrire dans des clubs sportifs, dans des activités régulières au long cours ? Comment programmer des rendez-vous ?

Imagine-t-on même qu’une assistante maternelle accepte la garde d’une progéniture dans un contexte de présence/absence aussi aléatoire ? Comment se former en dehors des largesses patronales (congé individuel de formation, droit individuel à la formation…) ? En un mot, la vie personnelle n’est-elle pas, dans ce cas de figure, totalement aliénée par la vie professionnelle ?

Comme me l’a fait remarquer une collaboratrice avisée, la meilleure des alternatives, satisfaisant le plus grand nombre, eût été de maintenir les plannings “fixes” sur la semaine et de les faire “rouler” chaque 1er septembre par exemple.

Prévenir l’usure professionnelle

Cette question de l’organisation du travail n’est pas anecdotique. Elle interroge en fait le travail social sur le fond. Si noble que soit notre mission, quand les aménagements pour la porter nous asservissent à ce point, n’y a-t-il pas contradiction avec cette volonté affichée d’émanciper les usagers pris en charge ?

Comment peut-on affirmer que les usagers sont au centre des préoccupations des établissements d’accueil (loi 2002-2) quand les professionnels autour d’eux sont à ce point soumis à des fonctionnements antinomiques avec les formes de vie privée, sachant que la qualité de leur vie privée prémunit ces personnels de l’usure professionnelle ?

Mais serais-je seul à me sentir ainsi maltraité par une situation aussi kafkaïenne ? Comme m’a dit un directeur, pourtant de gauche : “Pourquoi râles-tu ? C’est partout les mêmes plannings par roulements !” Justement, camarade directeur ! Il y a encore des modes de fonctionnement à abroger et à bannir ! Ne comprends-tu pas que dans les usines, on affranchit les ouvriers des tâches répétitives – on les remplace par des robots ! – et que c’est dans le travail social qu’on trouverait aujourd’hui des ouvriers spécialisés ? Quel progrès ! Quelle désillusion !

Debout les morts ! Réveillez-vous ! Levez-vous ! Ils sont devenus fous et ils nous font faire n’importe quoi !

Je n’exerce plus auprès de travailleurs handicapés. Après quelques péripéties professionnelles, j’ai été amené à reprendre un poste d’éducateur d’internat auprès de garçons mineurs placés administrativement. Las ! Non seulement je suis tributaire d’un planning de travail qui “roule” sur cinq semaines, mais je suis amené à assurer des nuits ! Qui plus est, je suis obligé d’être vigilant, voire de batailler ferme, pour faire respecter la CC 66, qui régit nos conditions de travail. Corvéable comme je suis, je ne me sens même plus OS, je suis esclave ! Je m’interroge : depuis que la gestion et la préoccupation de “rentabilité” ont pris, dans nos établissements et services, le pas sur la pédagogie, l’innovation, le souci de la qualité de prise en charge éducative, les conditions de travail n’ont-elles pas été altérées au point de dénaturer l’essence même du travail social ? Avec les idéaux qui m’ont animé et m’animent encore, ai-je encore quelque chose à faire dans le travail social ? »

Contact : j.baudry188@laposte.net

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