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« L’empathie est ce qui nous permet d’être en société »

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L’empathie est à la mode, que ce soit dans le management, le marketing ou encore les médias. Un ouvrage récent a même annoncé que nous entrions dans l’« âge de l’empathie ». Mais que recouvre ce concept ? Et en quoi peut-il intéresser les professionnels de l’aide et du soin ? Le psychiatre et psychanalyste Jacques Hochmann nous invite à une plongée dans son « Histoire de l’empathie », titre de l’ouvrage qu’il vient de publier.

L’empathie apparaît très tôt dans votre parcours professionnel…

En effet, il y a une cinquantaine d’années, j’ai passé une année auprès de Carl Rodgers, un grand psychologue et psychothérapeute américain qui a influencé le champ psychothérapeutique mais aussi celui du travail social et de l’éducation. Pour lui, le concept d’empathie est central dans la compréhension de la relation d’aide et de soin. Son contact a constitué un moment important dans ma formation de thérapeute.

D’où vient la notion d’« empathie »?

Elle s’est surtout développée à partir de la philosophie du XVIIIe siècle, en particulier la philosophie écossaise, qui essayait de réfléchir à ce qui se passe entre les êtres humains et pas seulement à l’intérieur de chacun. Mais le mot lui-même n’est apparu dans le dictionnaire français qu’en 1960. Il s’agissait de la traduction du mot anglais empathy, lui-même tiré du mot allemand Einfulhung créé à la fin du XIXe siècle par des philosophes de l’esthétique. Ceux-ci voulaient désigner ce qui se passe lorsqu’on observe un tableau ou un beau paysage, que l’on s’y projette pour ressentir quelque chose. Aujourd’hui, l’empathie désigne avant tout le processus qui permet de comprendre les états mentaux d’autrui sans cesser d’être soi-même. On essaie de se mettre à la place de l’autre, de voir le monde dans sa perspective, sans pour autant la partager.

L’intérêt de ce concept, expliquez-vous, est qu’il traverse de nombreuses disciplines…

En effet, l’empathie est un concept carrefour employé à la fois par des psychanalystes – Freud l’a utilisé à plusieurs reprises – mais aussi par la philosophie phénoménologique, en particulier Husserl, qui en a fait un élément important de sa pensée. Il estimait qu’on ne peut connaître le monde que dans la mesure où l’on passe par le relais d’un tiers. Pour lui, on ne comprend le monde comme quelque chose d’objectif que si l’on ressent que quelqu’un d’autre le comprend comme soi-même. Les sociologues s’y sont aussi intéressés, surtout dans le cadre de l’interactionnisme symbolique apparu à la fin des années 1930 aux Etats-Unis. Quant aux spécialistes des sciences cognitives, ils s’en sont emparés plus récemment pour étudier les mécanismes biologiques et neurologiques qui sous-tendent cette capacité naturelle à comprendre ce qui se passe dans la tête d’autrui.

Et quelles sont leurs observations ?

Tout d’abord, les spécialistes de l’évolution montrent que l’empathie n’est pas propre aux seuls êtres humains. Elle s’inscrit dans la chaîne de l’évolution. On observe ainsi des précurseurs de l’empathie chez certaines espèces animales, en particulier les primates, mais aussi chez les rats, capables de faire preuve, dans une certaine mesure, d’un intérêt pour l’autre. Si l’on injecte un produit douloureux à un rat, l’animal placé dans la cage d’à côté va réagir à sa souffrance. Les neurophysiologistes, de leur côté, ont aujourd’hui la capacité d’observer le fonctionnement du cerveau en temps réel. Des expériences permettent de voir quelles zones réagissent lorsque, par exemple, on demande à un sujet de regarder une vidéo sur laquelle quelqu’un souffre. L’empathie intéresse aussi la psychologie du développement. On sait que les bébés font preuve d’une capacité très précoce à percevoir les sentiments éprouvés par les personnes qui s’occupent d’eux.

Mais à quoi sert l’empathie ?

C’est tout simplement ce qui nous permet d’être en société. Si les autres étaient continuellement des énigmes pour nous, nous ne pourrions pas vivre les uns avec les autres. On s’est d’ailleurs beaucoup intéressé aux pathologies qui constituent des défauts d’empathie. Je pense en particulier à l’autisme infantile, dont on peut penser qu’il est en lien avec un défaut du fonctionnement empathique. Les enfants autistes auraient en effet beaucoup de peine à comprendre les états mentaux des autres. Cette importance accordée aujourd’hui à l’empathie relègue quelque peu dans le passé une psychologie assez simplificatrice et très comportementale pour laquelle les gens ne fonctionnent que par sanctions et récompenses. La théorie de l’empathie montre que, au contraire, nous ne sommes pas mus par notre seul intérêt. L’intérêt pour l’autre constitue un élément moteur du comportement humain. L’éducation vise d’ailleurs, entre autres, à développer cette tendance naturelle.

Dans un domaine que vous connaissez bien, celui de l’autisme, des progrès peuvent-ils découler des recherches autour de l’empathie ?

Les recherches neurobiologiques auxquelles je faisais allusion ne peuvent que faire progresser la connaissance mais sans doute seulement à très long terme. En revanche, en ce qui concerne les méthodes de prise en charge, j’ai déjà pu observer dans mon travail que l’on essayait d’intervenir différemment auprès des enfants autistes. Par exemple, en constituant plutôt des petits groupes dans lesquels on essaie de les aider à mieux comprendre à la fois leurs propres émotions mais aussi celles de leurs camarades. Certains de ces groupes fonctionnent depuis des années et leurs membres s’entraident toujours mutuellement en essayant de développer cette capacité à comprendre l’autre, défaillante chez eux.

Pour les professionnels du soin ou de l’aide, quel peut être l’apport de cette notion ?

L’empathie est à la base aussi bien du travail social que du soutien psychothérapeutique. On ne peut essayer d’aider l’autre que dans la mesure où l’on est capable de comprendre ce que peut ressentir la personne que l’on a en face de soi, de comprendre sa façon de voir le monde. De nombreux thérapeutes, tel Carl Rodgers, ont insisté sur l’importance de l’empathie, quels que soient la théorie et le domaine d’intervention auxquels on se rattache. Selon Rodgers, il existe trois attitudes permettant à un processus d’aide de se développer : accepter l’autre tel qu’il est, être aussi authentique que possible vis-à-vis de l’autre et, enfin, faire preuve d’empathie. Ces trois attitudes de base sont, pour lui, au centre de toute relation d’aide, Bien entendu, il faut aussi savoir garder une certaine distance mais l’empathie permet justement d’éviter la confusion avec la sympathie ou une certaine fusion sentimentale. De nombreux psychanalystes ont d’ailleurs utilisé l’empathie. Soit en référence directe à Freud, en considérant qu’il s’agit d’un moyen de connaissance du patient en analyse. Lorsqu’on a quelqu’un en face de soi, il faut bien sûr essayer de comprendre les mots qu’il prononce mais aussi ce qu’il peut ressentir et la façon dont il se représente le monde. Un autre courant de la psychanalyse, présent en particulier aux Etats-Unis, est allé plus loin en développant l’idée que l’empathie constitue un climat de la cure nécessaire à l’évolution de la personne. On ne s’intéresse pas seulement à une personne, mais aussi à ce qui se passe entre le thérapeute et la personne analysée. Dans cette approche intersubjective, les subjectivités des deux personnes, le patient et l’analyste, se rencontrent.

Vous écrivez que l’empathie peut aussi être une « mystification politique ». Que voulez-vous dire ?

J’observe actuellement une certaine dérive de ce terme qui est employé un peu à tort et à travers. Il désigne souvent une espèce de vague fusion affective, et c’est aussi la raison pour laquelle j’ai souhaité écrire ce livre, afin de rappeler la spécificité du concept. Je pense notamment à La civilisation de l’empathie, l’ouvrage à succès de l’économiste américain Jeremy Rifkin. Il essaie de montrer que notre civilisation va vers une espèce d’empathie universelle où nous nous aimerions tous les uns les autres. Mais il ne tient plus compte de la violence, de l’oppression, du conflit, etc. C’est en ce sens que j’estime que l’empathie peut devenir une mystification. Il ne faut pas donner à ce concept plus d’importance qu’il n’en a. Il n’exclut pas le conflit et n’empêche pas la violence d’exister. Je fais d’ailleurs aussi référence dans mon ouvrage à certains travaux sur la désempathie, c’est-à-dire le processus par lequel la tendance naturelle à l’empathie diminue chez certaines personnes. Cela conduit au mépris de l’autre, à la manipulation, voire au meurtre…

REPÈRES

Psychiatre et psychanalyste, Jacques Hochmann est spécialiste de l’autisme infantile. Professeur émérite à l’université Claude-Bernard, à Lyon, il publie Une histoire de l’empathie (Ed. Odile Jacob, 2012), et est également l’auteur de Histoire de l’autisme (Ed. Odile Jacob, 2009).

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