« Diriger pendant 17 ans, comme je l’ai fait de 1994 à 2011, un établissement de 82 jeunes de 13 à 21 ans, en difficultés personnelles, sociales et familiales, ne laisse pas indifférent à la souffrance et aux pertes de repères de cette jeunesse qui ne demande que la tendresse et la reconnaissance des adultes qui les entourent. Pendant ces années de direction, j’ai appris l’humilité. J’ai appris que la fonction de direction est éphémère, qu’elle est d’abord une mission, au service de la mission de l’établissement. J’ai appris l’importance de la place du directeur – et des cadres intermédiaires – dans le travail de réassurance des jeunes et des salariés.
Les places que nous occupons, quand bien même elles sont contractualisées par un contrat de travail ou un document unique de délégation, ne peuvent trouver leur sens qu’à travers la reconnaissance que les personnes accueillies nous portent. Ce sont elles qui nous légitiment dans nos fonctions.
Nous sommes, certes, des gestionnaires, mais la gestion n’est qu’une partie de notre mission. L’essentiel, ce sont ces jeunes qui sont en face de nous et le regard que nous portons sur eux.
J’ai cessé mes fonctions en octobre dernier. Une autre association, à la demande des autorités de contrôle, a repris la gestion de la MECS, et ce dans le cadre d’un mandat de gestion. Depuis l’arrivée de cette nouvelle association, aucune rencontre n’a eu lieu avec les jeunes. Les jeunes que j’ai eu l’occasion de rencontrer lors de mes rares passages dans l’établissement me demandent tous qui est le directeur qui a pris ma place. C’est un inconnu ! Ils ont interdiction de passer au secrétariat et certains endroits sont désormais fermés à clé ! Ils ne sont pas reçus par le directeur. Les chefs de service se retrouvent à tout gérer, particulièrement les phénomènes de violence. Et les salariés doivent faire face à un mal-être doublé d’un avenir incertain.
La gestion est une chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls gestionnaires. Elle implique, au-delà des chiffres, l’organisation humaine au profit d’une éthique professionnelle. La pensée gestionnaire présentée comme une fin en soi ne se préoccupe ni des fins, ni de la nature des missions. La tendance actuelle est de transférer le modèle de l’entreprise tournée vers la production d’objets, de marchandises, avec pour motivation le profit. Mais le travail social consiste à permettre à un sujet d’élaborer les capacités nécessaires à vivre en tant qu’humain, à le reconnaître dans son histoire, dans sa souffrance, à faire en sorte qu’il puisse exister pour lui-même. Or il ne peut exister qu’à travers le regard que nous, professionnels, nous portons sur lui.
Nous ne sommes pas dans le calcul de la relation que nous pouvons nous permettre d’avoir avec ces jeunes. Nous ne sommes pas à mesurer la distance qui doit nous séparer d’eux, au risque de perdre notre identité ! Nous sommes dans le “vivre avec”, dans l’apprivoisement mutuel. Nous ne sommes pas dans quelques compromissions au regard du cadre même de notre mission. Nous sommes dans un compromis dont nous devons sans cesse questionner la pertinence.
Je partais du principe que la présence du directeur sur le site était importante. Les jeunes devaient ressentir cette présence. Le fait d’habiter sur site, même si d’aucuns pouvaient penser le contraire, permettait aussi cette présence. La lourdeur de l’institution et sa capacité le rendaient nécessaire.
Je n’ai jamais voulu la mise en place d’une commission d’admission, qui me semble être plutôt une instance de sélection, et la procédure était assurée par les chefs de service. Une fois le jeune admis, je le recevais, accompagné de son éducateur. C’était ma façon de ritualiser ce passage et d’accueillir le jeune. Un lien commence à se créer. On se connaît et on se reconnaît. Quelqu’un disait que les relations éducatives développées au quotidien avec les personnes accueillies sont composées d’innombrable microgestes d’hospitalité. Cet accueil à l’arrivée du jeune m’a toujours semblé être un élément qui conditionne la suite du séjour.
Le fait d’appeler le jeune par son prénom, de le tutoyer, permet déjà une fluidité relationnelle. Peut-être est-ce dû à mes origines anglo-saxonnes. Le fait de s’asseoir sur des marches à ses côtés au moment de crise, en fumant avec lui une cigarette, permet d’entamer une discussion qui l’autorise à mettre des mots sur sa souffrance. Ce contact mène souvent vers un apaisement, on respire mieux, on a confiance. Le fait de le toucher et de le prendre à part dans des moments de violence, permet souvent de rassurer et de calmer. Il comprend que nous ne luttons pas contre lui mais contre sa violence, il réalise qu’il compte pour nous et que notre volonté est de le protéger contre lui-même et contre les autres.
Dans l’établissement que j’ai dirigé, la présence de l’adulte est un aspect primordial. Ce sont les jeunes qui m’ont appris mon métier de directeur.
La formation ne nous permet que d’entrevoir la complexité de notre futur métier. On construit ses armes sur le terrain, dans la confrontation à l’autre qui n’a jamais demandé à être placé, qui est là parce que quelque chose s’est cassé dans son histoire et dans sa relation à l’adulte. Au sein de la relation éducative nous naviguons dans des zones d’incertitudes avec des personnes accueillies.
David Puaud nous a parlé dans les ASHdu travail social comme “art de l’ordinaire” (1). Notre quotidien de directeurs est parsemé de ces petits riens, ces sourires, ces angoisses et ces questionnements des salariés, qui méritent notre attention. Cet “art” est menacé par les injonctions gestionnaires ou managériales.
Le monde de l’industrie a déjà connu ce tournant. Pour preuve les différentes menaces de fermeture d’usine, la souffrance de certains cadres les menant au suicide, la désertification industrielle de certaines régions. Cette tendance touche aussi nos hôpitaux de proximité, nos écoles… Au nom de la rentabilité, l’humain est relégué au deuxième plan. Nous faisons fi de la souffrance. Nous mettons en place des stratégies de rentabilité et au même moment nous parlons de bientraitance… Quel paradoxe !
Même si notre environnement économique traverse une crise sans précédent, doublé d’une mutation, même si nous ne sommes plus dans les années “de vaches grasses”, nous avons toujours le choix d’introduire du sens dans les décisions que nous prenons. Introduire de l’humain dans nos choix de gouvernance n’empêche nullement une gestion rigoureuse et des choix stratégiques, tant au niveau de l’objet de notre mission qu’au niveau des ressources humaines.
L’établissement que j’ai dirigé a toujours été reconnu par les autorités de contrôle pour sa technicité et son savoir faire. Nous avions peut-être la faiblesse de croire que la nature humaine était toujours perfectible. Nous prononcions des sanctions, mais avec beaucoup de précaution pour ne pas rompre le lien. Les exclusions étaient rares car nous étions toujours dans une dynamique de compromis.
Le bureau du directeur était toujours ouvert, autant au personnel qu’aux jeunes. Nous avions pris le pari de l’écoute et de l’accueil. Parfois cela nous jouait des tours, mais c’était le risque à prendre. Après tout, l’accompagnement éducatif nous met tous dans une prise de risque permanente.
La période électorale que nous traversons est un moment propice pour faire passer des messages, et faire entendre la voix de l’économie sociale. Les Apprentis d’Auteuil ont par exemple édité à l’attention des candidats un livret présentant leurs engagements et leurs attentes intitulé Plaidoyer pour la jeunesse en difficulté (2). Dans la préface, nous pouvons lire : “La réalité de la détresse des jeunes et de la souffrance des familles, nous la côtoyons chaque jour sur le terrain. Elle nous interpelle sur notre projet de société et sur la place que nous accordons aux jeunes.”
J’ajouterai des questions : sommes-nous capables de prendre le risque de la relation, de reconnaître nos propres limites ? Sommes-nous capables d’affronter l’autre avec nos propres fragilités, non dans un discours stérile de gestionnaires aguerris, mais dans une posture d’humilité, car l’accompagnement éducatif est aussi un lieu d’apprentissage et de remise en cause ?
Je pense que nous sommes arrivés à un tournant de notre histoire. La nouvelle génération refuse de se laisser berner par le “tout consommation”, le “tout rentable”. Elle a envie de vivre et de redonner du sens. Elle a envie que l’humain soit remis au centre de nos préoccupations, qu’il ne soit pas un objet que nous manipulons au gré de nos besoins.
Les jeunes que nous recevons dans nos institutions ont besoin d’une relation authentique, de même que les professionnels. Ils ont besoin d’une marge de création, d’inventivité et d’initiative, permettant d’entreprendre. Nous devons sortir de l’idée de “prestation de service”, de “stock”, et revenir à deux termes que je trouve forts de sens, qui sont l’“accompagnement” et le “vivre avec”. Sinon, une telle réduction de la place de l’autre devient un déni de l’altérité et conduit, malgré nous, à la pensée totalisante et totalitaire, génératrice de violence, phénomène que nous trouvons souvent dans nos institutions.
Au terme de ma carrière professionnelle, les jeunes m’ont appris que ce qui engage le sens, ce sont toujours des relations humaines. Avant toute prise de conscience explicite, le fait primordial qui pose du sens, c’est le regard, ce lieu où je me perçois – ou non – comme reconnu. Cela vaut, nous le savons bien, dès les premiers moments d’éveil pour le nourrisson. Il suffit de regarder notre vie quotidienne pour s’en rendre compte : vivre le sens, c’est toujours aller vers quelqu’un ou quelques-uns.
Je crois que les dirigeants de nos institutions, des managers, ne pourront pas faire l’économie de cette éthique de gestion, sans quoi je crains que toute structure que nous mettrons en place porte en elle-même le germe d’une implosion à court, moyen ou long terme. Je n’ose pas y penser car, dans ma naïveté, j’ai tendance à croire dans cette jeunesse et dans ces professionnels… ! »
Contact :
(1) Voir ASH n° 2753 du 30-03-12, p. 25.
(2) Voir ASH n° 2746 du 10-02-12, p. 23.