Les demandeurs d’asile et les réfugiés, des usagers de la santé mentale comme les autres ? Dans un « état des lieux national de la prise en compte et de la prise en charge de la santé mentale » de ce public au sein du dispositif national d’accueil, le réseau Samdarra (1), qui œuvre en Rhône-Alpes pour faciliter leur accès aux soins, livre le fruit d’une réflexion de terrain menée pendant un an (2) sur ce sujet complexe. Car si la spécificité du statut des migrants ne doit pas être une dimension réductrice de leur identité, elle n’en appelle pas moins des réponses particulières. « Ce travail met en lumière la nécessité de penser des actions qui vont au-delà des clivages institutionnels et l’importance de l’approche psychosociale, qui met en relation la souffrance psychique de l’individu et son environnement », souligne Malorie Geny-Benkorichi, psychologue chargée de projets au sein du réseau Samdarra, co-auteure de l’étude, pilotée par le psychosociologue consultant Marc Vignal.
Le rapport de synthèse rappelle que chaque étape du parcours migratoire apporte son lot de facteurs de vulnérabilité psychique : expérience de la violence, déracinement, pertes de repères, confrontation au vide de l’incertitude et de l’inactivité, exclusion et déclassement social, injonction à l’insertion… Pour autant, les initiatives de soutien à la santé mentale au sein des structures d’accueil se heurtent vite aux limites du travail avec les professionnels de la psychiatrie, aux moyens insuffisants, par ailleurs peu formés aux problématiques de santé mentale spécifiques (psychotraumatisme, exil, interculturalité…) et privés d’interprètes. Ces difficultés aboutissent souvent à des refus de soins. Quand elle existe, la prise en charge par la psychiatrie publique est souvent peu adaptée (consultation rapide, prescription massive de psychotropes…) « Si la prise en compte de la santé mentale s’impose d’elle-même dans les structures d’hébergement des demandeurs d’asile et réfugiés et dans les dispositifs de soins spécifiques à destination des victimes de torture et/ou des migrants, la prise en charge des souffrances psychiques de ce public par la psychiatrie publique reste généralement difficile à enclencher et peu adaptée à leurs besoins, commente Malorie Geny-Benkorichi. Les ressources disponibles sont le plus souvent les permanences d’accès aux soins de santé, pourtant très peu outillées, les équipes mobiles psychiatrie précarité, qui interviennent parfois au-delà de leurs missions initiales pour s’adapter aux besoins, et les structures spécialisées – associatives [telle l’association Primo-Levi] ou unités de soins de psychiatrie transculturelle d’hôpitaux publics – elles-mêmes saturées. »
Ces structures spécialisées font de surcroît face à « des financements composites et rarement pérennes qui ne leur permettent pas de maintenir ou de développer leur activité dans la sérénité », précise l’étude. Dans ce contexte, le rôle des intervenants sociaux auprès des professionnels de santé est déterminant. Outre qu’ils leur apportent les informations nécessaires pour une prise en charge adaptée, ils doivent « régulièrement sensibiliser, informer, expliquer mais également argumenter, pour obtenir un rendez-vous, une prise en charge », parfois au prix d’un « rapport de force » entre les interlocuteurs.
Les auteurs émettent une série de recommandations pour améliorer la prise en charge des usagers demandeurs d’asile ou réfugiés. Laquelle doit prioritairement passer par le développement d’interventions partenariales. Faut-il en outre privilégier une prise en charge spécialisée ? Si beaucoup d’arguments tendent à pencher dans ce sens, le rapport considère que la question relève pleinement du champ de la santé publique et doit être traitée dans le cadre de la lutte contre les inégalités territoriales et sociales de santé. Par ailleurs, les demandeurs d’asile ont (en théorie) accès à une couverture sociale. Le rapport opte donc pour la voie du renforcement de la capacité des structures de droit commun à prendre en charge les populations précaires et les migrants, notamment par la formation et le soutien aux professionnels et par l’accès à l’interprétariat. L’expertise des centres de soins spécifiques doit être à ses yeux utilisée en tant que ressource complémentaire. « Aujourd’hui, beaucoup de soins passent par une hospitalisation en urgence ou sous contrainte, faute de logique de prévention opérante dans le système de santé publique et en raison de la difficulté d’accéder à un premier lien suffisamment contenant pour éviter les décompensations et l’aggravation des troubles », précise Malorie Geny-Benkorichi.
Le rapport propose également de sortir les professionnels de l’isolement en « passant d’un fonctionnement de prise en charge individuelle, voire personnelle, de la santé mentale des réfugiés et demandeurs d’asile, à une considération collective et institutionnelle », y compris au sein des projets d’établissement. Il suggère également de s’inspirer des approches de santé communautaire et de développer la dimension psychosociale dans la prise en charge. Il invite par ailleurs à prendre en compte la « symptomatologie post-traumatique » (amnésies, troubles relationnels, altération de la perception…) dans la capacité des personnes à faire face aux exigences de la procédure de demande d’asile.
Trois pistes d’actions concrètes sont identifiées pour modifier les politiques de prise en charge. Tout d’abord développer des « projets de promotion de la santé mentale des réfugiés et demandeurs d’asile », c’est-à-dire des démarches qui intègrent l’ensemble des facteurs de vulnérabilité psychique dans les projets liés à la santé et impliquant l’ensemble des acteurs concernés (les bénéficiaires, les professionnels de la santé et de l’asile, les acteurs associatifs, les institutions…). Pour mettre en place ces projets, les auteurs préconisent de créer des « pôles de ressources et de coordination locaux » (« asile et santé mentale », par exemple), sur le modèle des initiatives menées dans le champ sanitaire et social. Interlocuteurs des structures d’accueil, des institutions sanitaires et sociales comme les agences régionales de santé (ARS) et les instances régionales d’éducation et de promotion de la santé, des professionnels de l’asile, de la santé, des associations et des collectivités locales, ces pôles devraient favoriser le travail en réseau. Ils auraient aussi pour mission de développer des actions d’information, de sensibilisation, des outils pratiques et de soutien aux acteurs de terrain.
Le rapport préconise enfin la création d’une coordination nationale « exilés et santé mentale » ou « migrants et santé mentale », composée « a minima des institutions représentatives de la santé, de la santé mentale et de l’asile », qui définirait les modalités de développement et de cofinancement des pôles locaux et en assurerait le pilotage. « Agir pour qu’à la fois le statut de demandeur d’asile et de réfugié ne vienne pas évincer le statut et les droits du patient ou de l’usager, et permettre par ailleurs la reconnaissance et l’accueil des vulnérabilités et souffrances psychiques des personnes contraintes à l’exil », telle est pour les auteurs la ligne directrice à suivre.
Des journées régionales de restitution de l’étude sont prévues jusqu’en octobre, auxquelles sont notamment invitées les ARS. La direction de l’asile de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) a participé au comité de pilotage des travaux. La direction de la santé publique, co-financeur avec le Fonds européen pour les réfugiés, ne fait quant à elle plus partie de l’organigramme de l’OFII.
(1) Santé mentale, précarité, demandeurs d’asile et réfugiés en Rhône-Alpes. Rattaché au centre hospitalier Le Vinatier, à Lyon, il a été créé en novembre 2007, à la suite d’une recherche-action de l’ONSMP-Orspere.
(2) « Etat des lieux national de la prise en charge et de la prise en compte de la santé mentale des réfugiés et demandeurs d’asile au sein du dispositif national d’accueil » – Réalisée en lien avec un groupe de travail local, un comité de pilotage et un comité technique de Samdarra, l’étude a été menée auprès de 367 professionnels représentant des CADA, des structures de soins, des plateformes d’accueils ou d’autres dispositifs.