On a tous en tête l’image de prostituées venant d’Europe de l’Est ou d’Afrique. Cela correspond-il à la réalité ?
Le monde de la prostitution a toujours été assez hétérogène et il est extrêmement difficile d’avoir des chiffres s’agissant de cette activité par nature informelle. Les données les plus fiables sont encore celles de l’activité policière, mais il existe là aussi des biais car les policiers repèrent majoritairement les prostituées étrangères, souvent en situation irrégulière. Ce qui leur permet de remplir les objectifs d’expulsions de sans-papiers fixés par le ministère de l’Intérieur. Cela étant, il est certain que, depuis une douzaine d’années, les prostituées étrangères sont davantage visibles en France. Mais cela ne signifie pas que leurs consœurs françaises ou européennes aient disparu. Et la prostitution des migrantes n’est pas une nouveauté. Je pense aux travestis latino-américains arrivés à Paris dès les années 1980.
Connaît-on la part des prostituées victimes de proxénétisme ?
Là aussi, c’est compliqué car le proxénétisme est avant tout une catégorie juridique. Or, dans la réalité, il existe une multiplicité de situations qui peuvent en relever. C’est un mafieux violent qui oblige une jeune fille naïve et pauvre à se prostituer. Mais c’est aussi un homme au chômage vivant aux crochets de sa compagne, ou encore une famille entière qui, dans un non-dit total, survit grâce à la prostitution de l’un de ses membres. S’agissant des étrangères, le plus souvent, il s’agit de femmes qui se sont endettées auprès de passeurs pour entrer en Europe, et la prostitution est leur seul moyen de payer leur dette. Certaines femmes étaient déjà prostituées dans leur pays d’origine, mais elles avaient souvent sous-estimé la violence qui les attendait. Tandis que d’autres avaient un véritable projet migratoire, mais, en arrivant en France, elles ont découvert tous les problèmes auxquels les exposait le fait d’être sans papiers. La prostitution devient alors une opportunité sous contrainte.
Mais la prostitution n’est-elle pas toujours un choix contraint ?
En effet. Il existe des exceptions mais, dans leur grande majorité, ceux et celles qui recourent à la prostitution le font parce qu’ils se trouvent dans une extrême précarité et qu’ils n’ont pas d’alternative possible. Et même s’ils ont parfois d’autres moyens de gagner leur vie, ceux-ci apparaissent encore plus défavorables. Une étude sur les prostituées chinoises à Paris montre qu’elles pouvaientsoit être domestiques pour d’autres Chinois en étant corvéables 24 heures sur 24, soit travailler dans des ateliers de confection clandestins. La prostitution leur semble finalement une solution « moins pire » parce qu’elle leur permet de contrôler leurs revenus, de maîtriser leur emploi du temps et, avec un peu de chance, de trouver un client prêt à les épouser. Ce qui leur donnera accès à des papiers.
La loi sur la sécurité intérieure a rétabli, en 2003, le délit de racolage passif. Quel bilan tirer de cette mesure ?
Lors du débat parlementaire, Nicolas Sarkozy, le ministre de l’Intérieur de l’époque, avait défendu ce texte en expliquant qu’il s’agissait de protéger les prostituées. Selon lui, rendre leur activité plus compliquée devait réduire d’autant les revenus des proxénètes. En outre, indiquait-il, pendant qu’elles seraient en garde à vue, elles pourraient être mises en contact avec des associations susceptibles de les aider à quitter la prostitution. Il existait un troisième enjeu, formulé plus discrètement, qui visait à limiter les nuisances liées à la prostitution en donnant à la police le moyen de la faire disparaître des rues. Ce dernier objectif a été pleinement atteint. Dans beaucoup de grandes villes, les prostituées ont en effet été expulsées vers des zones plus discrètes. Le principal enjeu des politiques mises en œuvre en Europe en matière de prostitution est bien de moraliser l’espace urbain, pas de supprimer la prostitution. Le discours victimaire actuel n’est, de mon point de vue, qu’un alibi légitimant des politiques de reconquête des centres-ville. En revanche, pour ce qui est d’un effet protecteur pour les prostituées elles-mêmes, le texte de 2003 est une catastrophe absolue. Auparavant, elles travaillaient souvent en groupe et pouvaient se surveiller les unes les autres. Aujourd’hui, elles sont davantage dispersées, ce qui les met à la merci d’éventuels agresseurs. Et comme ce sont les mêmes policiers qui les verbalisent qui sont censés recueillir leur plainte en cas d’agression, elles n’osent pas le faire, d’autant qu’un certain nombre d’entre elles risquent de se faire expulser. Elles sont ainsi exclues de fait du droit fondamental à la justice. Quant aux conditions sanitaires, elles se sont considérablement dégradées car les associations intervenant dans les domaines du travail social et de la santé publique ont davantage de difficulté à les rencontrer. Elles doivent désormais aller beaucoup plus loin, sur les routes départementales ou nationales où cette population a trouvé refuge. Ce qui induit en outre des coûts supplémentaires, alors que le budget des associations a été réduit.
La France est traditionnellement abolitionniste en matière de prostitution. C’est-à-dire ?
A l’origine, la notion d’abolition concernait la suppression de la réglementation de la prostitution. Au XIXe siècle, il s’agissait d’une activité sous haute surveillance, avec l’obligation de s’enregistrer sur des registres publics et de se soumettre à des contrôles gynécologiques réguliers. Cette réglementation a été abolie d’abord en 1946, avec l’interdiction des maisons closes en France métropolitaine, puis en 1960, lorsqu’on a supprimé tout fichage de la prostitution. Celle-ci est aujourd’hui considérée comme une activité privée que chacun a le droit d’exercer à condition que ses formes publiques ne soient pas moralement choquantes. Mais, depuis, l’abolitionnisme en est venu à désigner non plus la suppression de la réglementation mais la suppression de la prostitution elle-même. Les mouvements abolitionnistes ont longtemps privilégié la pédagogie et l’éducation pour éviter que des jeunes ne tombent dans la prostitution. Ces dernières années, ils ont pris une tournure plus répressive en défendant l’idée que, si l’on veut que la prostitution disparaisse, il faut s’attaquer non à l’offre mais à la demande, c’est-à-dire aux clients. D’où le projet de résolution adopté en 2011 à l’Assemblée nationale, qui envisage la création d’un délit de « recours à la prostitution », sanctionné par une amende de 3 000 € et une peine d’emprisonnement de six mois, à l’image de ce qui se pratique déjà en Suède. Or le grand reproche adressé à cette politique est d’avoir mis en œuvre une mesure essentiellement symbolique en se désintéressant de ses conséquences pratiques. Il est tout à fait estimable de dire que la prostitution ne devrait pas exister. Encore faut-il l’accompagner avec des moyens en termes d’aide et d’alternative. Autrement, en réprimant les clients, on risque uniquement de précariser davantage les prostituées, avec la bonne conscience en plus.
Quelles solutions existent alors pour réduire la prostitution ?
Pour ma part, je pense qu’il faut la réinscrire en tant que question sociale et économique dans son rapport au marché du travail, à la santé publique, au logement social… S’il se manifestait réellement en France une volonté de supprimer la prostitution, cela ne passerait pas par une politique ciblée mais bien par une politique générale de réduction des inégalités et d’accès au travail pour les fractions les plus fragilisées de la population. Cela impliquerait aussi une politique internationale visant à éviter que des jeunes femmes originaires de pays pauvres ne voient d’autre manière de se créer un destin que de venir en France pour se retrouver sur le trottoir.
Le problème n’est-il pas également d’ordre éthique et moral ?
Le rapport d’information parlementaire « Bousquet-Geoffroy » de décembre dernier réaffirme les principes philosophiques, politiques et moraux qui amènent à conclure que la prostitution n’est pas compatible avec la dignité des personnes. Mais c’est un débat avec lequel je n’ai jamais été très à l’aise. D’abord, parce qu’un certain nombre de personnes parmi les plus concernées, c’est-à-dire les prostituées elles-mêmes, estiment que cette activité ne constitue pas une atteinte à leur dignité. Ensuite, parce que si la prostitution est effectivement une atteinte à la dignité, bien sûr il faut l’interdire. Mais encore une fois, quelle alternative pour les personnes qui se prostituent ? Elles ne s’engagent pas dans cette activité de gaieté de cœur.
Le sociologue Lilian Mathieu est directeur de recherche au CNRS. Il enseigne à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Il a travaillé sur le monde de la prostitution et s’intéresse aujourd’hui à ce domaine comme enjeu politique. Il est l’auteur de La condition prostituée (Ed. Textuel, 2007) et de Mobilisation de prostituées (Ed. Belin, 2001).