« Le texte de Christophe Trombert m’a plongé (et je ne dois pas être le seul) dans une grande perplexité. L’auteur y oppose en effet aux travaux, démarches, initiatives des travailleurs sociaux engagés dans la recherche toutes sortes de jugements de confusion, de mélange des intérêts, d’approximations… qui caractérisent d’abord son propre raisonnement.
Il reproche aux démarches (en cours d’organisation) de recherche en travail social de mélanger enjeux institutionnels et objets de recherche.
Cet argument pourrait être intéressant s’il n’opposait pas une recherche en travail social à la recherche supposée pure de ce point de vue au sein des universités et des laboratoires. Or ceux qui ont approché de suffisamment près la recherche universitaire savent combien elle est malheureusement bien entachée par des intérêts “de boutique”, de reconnaissance, de financements, de prestige… et bien souvent de personnes et de carrières ! L’ensemble des arguments utilisés dans ce texte pour discréditer l’ambition d’une recherche en travail social (et non sur le travail social), réalisée par ses acteurs eux-mêmes, ne paraît pas bien sérieux quand on le compare avec cette réalité-là.
Pire encore, pour Christophe Trombert, l’objectivité d’un secteur de recherche dénommé “travail social” ne lui paraît pas plus significatif que le domaine de l’alchimie ; il balaie aussi d’un revers de manche l’existence de ce secteur, non pas seulement au Canada (comme il croit le savoir) mais dans de nombreux autres pays, européens ou non.
Pour paraître plus crédible, il invoque sa double qualité d’universitaire et de travailleur social, se faisant au passage le chantre d’une curieuse exhortation : les travailleurs sociaux, pour rester eux-mêmes, devraient s’exprimer “librement”, dans des “blogs” et ne pas s’embarrasser à vouloir penser sur leur travail. Qu’ils s’expriment, cela sera suffisant ! L’auteur ne semble rien comprendre de l’enjeu qui consiste, pour les travailleurs sociaux et le travail social en tant que champ, à vouloir s’émanciper de “la recherche sur”, depuis des disciplines adjacentes. Il lui échappe par exemple comment cette démarche émancipatrice est profondément conforme au sens même du travail social, qui consiste à permettre à ceux qui sont objets de réflexion et d’action de devenir à leur tour autant que possible auteurs de leur condition.
Non, Monsieur Trombert, les travailleurs sociaux n’ont pas besoin de cours de récréation pendant que de supposés chercheurs compétents penseraient pour eux, à partir de disciplines partielles, qui ne peuvent rendre compte que de façon incomplète de leur réalité et de celle de leur travail. La recherche en travail social est nécessaire du fait des insuffisances de la sociologie du travail social, ou de sa psychologie. Il est urgent pour les acteurs mais aussi pour l’ensemble des citoyens concernés par “le social” de développer un champ d’investigation plus en lien avec une réalité complexe, mouvante et multiforme.
Les pratiques courantes de l’université et des laboratoires ne sont pas plus vertueuses, ni tellement plus “scientifiques” que des démarches raisonnées et éclairées d’analyse et de théorisation des pratiques. La distance entre le chercheur et sa recherche est visiblement pour l’auteur du texte cité le meilleur gage de scientificité. Mais que penser de cette distance quand elle est celle de l’ignorance, de l’incompréhension ? Quand les soi-disant chercheurs “compétents” ont été recrutés sur des travaux bien éloignés de leurs objets, et bien souvent pour conforter des camps et des clans au sein des laboratoires qu’ils rejoignent ? Que penser de cette distance quand elle permet à de soi-disant spécialistes du travail social de répéter inlassablement les mêmes platitudes depuis tant d’années ? Et que penser des publications scientifiques quand elles sont justement marquées par l’entre-soi, la reconnaissance entre pairs et que ces revues ont plus de lecteurs-correcteurs que de lecteurs tout court ?
Un travailleur social est plus à même justement de savoir concrètement que les relations entre distance et proximité sont bien plus complexes qu’une illusoire théorie et une démarche scientifique marquée par l’idéal de “transparence” du XIXe siècle. Bien entendu, il existe une spécificité à approfondir et il faut mieux définir des modèles de recherche en travail social distincts des modèles de recherche plus classiques qui supposent a priori une étrangeté, un éloignement ou un désintéressement souhaitable des chercheurs.
Nous retrouvons ici la question de la dynamique du couple a priori antagoniste, proximité/distance, qui par ailleurs recouvre un champ d’interrogation au sein même des pratiques éducatives. Ainsi les éducateurs, les travailleurs sociaux, s’interrogent-ils constamment sur leur distance ou leur proximité vis-à-vis de leur public.
Une seconde remarque porte sur la finalité de ces recherches ; celles-ci se démarquent des recherches classiques en ce qu’elles admettent une finalité autre que celle de la recherche d’une éventuelle “vérité scientifique”. Dans les deux cas, il s’agit, au cœur du projet même de recherche, de contribuer à influencer les pratiques éducatives et sociales, en lien avec l’objet de recherche. Une telle finalité est-elle contradictoire avec les nécessités de la recherche ? On pourrait le concevoir dans le cadre d’une recherche disciplinaire, mais on peut aussi admettre que le domaine du travail social échappe à ce type de considération.
A la différence de la recherche disciplinaire classique, celle qui s’applique au travail social et qui se revendique comme étant liée à ce secteur vise ainsi de multiples manières à participer, même modestement, à la transformation de la réalité qu’elle observe. Nous sommes ici à l’exact opposé d’un idéal de neutralité de la recherche, mais nous sommes également très proches du champ des pratiques sociales dans lesquelles ce type de recherche s’inscrit.
La recherche en travail social pourrait ainsi, et cela reste à démontrer, être caractérisée par son étonnante aptitude à synthétiser un grand nombre d’apports et de champs conceptuels différents. En un mot, cette forme de recherche “met en lien” les disciplines entre elles, mais aussi les pratiques. Il s’agit de mettre ici en évidence un caractère relationnel de la démarche de recherche en travail social.
En partant de l’expérience issue des actions de recherches passées ou actuelles auxquelles nous contribuons, nous proposons à la discussion que la recherche en travail social peut être caractérisée par différents facteurs, à la fois isolément (en ce qu’ils diffèrent des caractères classiques de la recherche académique) mais aussi comme un ensemble structuré et cohérent (ce qui pourrait soutenir l’idée de l’unité d’une telle démarche).
De même que le travailleur social peut être caractérisé dans sa pratique par l’alternance de trois actions fondamentales (transmettre, éduquer, transformer) (2), la recherche en travail social pourrait être caractérisée par des axes similaires :
elle vise à produire de la connaissance et à la transmettre. Comme toute recherche, la recherche en travail social a pour objectif la recherche de la “vérité” mais ajoute à cette recherche une exigence de “transmission” ;
elle met en relation de nombreux champs disciplinaires et des savoirs issus des pratiques. Elle contribue à mettre en relation les acteurs, les publics, les pratiques du champ social ;
elle vise à la transformation et à l’amélioration des réalités sociales qu’elle s’efforce de mieux connaître et ce, dans le cours même de son processus et pas seulement comme conséquence possible du savoir produit. »
(1) « Recherche en travail social : gare aux faux consensus » – Voir ASH n° 2758 du 4-05-12, p. 20.
(2) Voir l’ouvrage Pédagogie sociale de Laurent Ott – Ed. Chronique sociale, 2011.