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En dernier recours

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A Paris, depuis 2002, une plateforme de l’Ordre de Malte propose un accompagnement administratif et social aux familles déboutées du droit d’asile et logées par le SAMU social. Objectif : soutenir leur insertion sociale et professionnelle dans l’attente de leur éventuelle régularisation.

Elles ne s’étaient pas vues depuis plusieurs mois. En fait, depuis l’installation de la famille Pierre Bigord dans son appartement Solibail (1) à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis), en décembre dernier. Pour l’occasion, Véronique Desoutter, la directrice de la plateforme familles de l’Ordre de Malte (2), a apporté un bouquet. Apercevant la photographe des ASH, la mère de famille, Marie-Myrlande, court vers la salle de bains. « Je vais me faire une beauté ! » s’écrie-t-elle. Un coup de peigne plus tard, elle entreprend de faire visiter son appartement. C’est un trois-pièces situé dans l’une des barres du quartier de la Butte verte. Mal chauffé, mais spacieux. Et surtout, propre. Rien à voir avec les chambres d’hôtel dans lesquelles Marie-Myrlande, son époux et leurs deux enfants ont vécu pendant dix ans. Rien à voir avec leur ancienne vie de sans-papiers : depuis le 4 mai 2010, le couple de Haïtiens dispose de titres de séjour en bonne et due forme. « On n’y croyait pas », se souvient Marie-Myrlande Pierre Bigord en éclatant de rire. Comme eux, l’an dernier, 66 familles accompagnées par l’Ordre de Malte ont été régularisées. Et 27 d’entre elles, soit 109 personnes, ont pu accéder à un logement.

Objectif : l’intégration

La création de la plateforme familles remonte à décembre 2002. A la demande du secrétariat d’Etat à la lutte contre la précarité et l’exclusion, l’Ordre de Malte s’organise pour prendre en charge les familles étrangères logées à Paris et déboutées de leur demande d’asile conventionnel après recours. La convention de fonctionnement associe l’Etat, l’Ordre de Malte, le SAMU social de Paris et deux associations gestionnaires de centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) dans la capitale (3). Le financement est assuré par la direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement (DRIHL) et, depuis septembre 2011, par la participation des familles régularisées. « A l’origine, il était question de s’appuyer sur le réseau de l’Ordre de Malte à travers le monde pour proposer à ces familles une aide au retour. Mais, très vite, nous nous sommes aperçus que la majorité n’avait aucune envie de repartir. L’an dernier, par exemple, nous n’avons aidé que deux familles à regagner leur pays d’origine. De fait, le projet du service s’est plutôt orienté vers l’accompagnement des parcours d’intégration », retrace Véronique Desoutter, qui dirige la plateforme depuis sa création. Objectif : permettre aux familles, grâce au soutien en matière d’insertion sociale et professionnelle, d’être « dans les starting-blocks » au moment de leur régularisation, pour retrouver très vite un logement – souvent via les dispositifs d’intermédiation locative – et un emploi. En somme, une vie « normale ».

Le service est divisé en trois pôles. Celui de l’hébergement est tenu par Emilienne Adjé. Secrétaire de formation, à l’Ordre de Malte depuis trente ans, elle veille aux conditions d’hébergement des familles, assurant les relations avec le SAMU social et les hôteliers. Trois assistantes de service social – Marie Lee, la responsable, et deux jeunes professionnelles, Kaliopi Saris et Camille Loiseau – mettent en œuvre l’accompagnement social global des familles : ouverture de droits, accès aux soins, scolarisation des enfants, demandes d’aides financières, préparation d’un projet professionnel, etc. La partie purement administrative (demandes de régularisation, recours contre les mesures d’éloignement…) relève du pôle projets. Des stagiaires de grandes écoles s’y succèdent en permanence, s’appuyant notamment sur des associations spécialisées. « Après le rejet de leur demande d’asile, la plupart des usagers demandent un réexamen complet de leur dossier, explique Antoine Barizien, jeune polytechnicien. Mais nous pouvons explorer d’autres voies : un titre de séjour pour soins, une régularisation par le travail, ou encore au titre de la vie privée et familiale. »

Au total, en 2011, la plateforme a accompagné 1 796 personnes, soit 499 familles, originaires pour moitié d’Europe de l’Est et pour un tiers d’Afrique. Le service ne propose pas de prise en charge directe : les familles doivent être orientées par les partenaires – pôle familles du 115 de Paris, CADA parisiens ou Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile (CAFDA) (4). Chaque après-midi, Véronique Desoutter sillonne l’Ile-de-France à la rencontre des personnes signalées. Faute de place dans les hôtels parisiens, le 115 peut en effet loger ses usagers aux confins de la région, parfois à une heure de transport de la capitale. Au cours de cet entretien, la directrice dresse un premier état de la situation : parcours, couverture médicale, accès à la protection maternelle et infantile, scolarisation des enfants, travail… « En fait, j’essaie de comprendre comment ces familles vivent, résume-t-elle. S’il y a un peu de travail, même au noir. Si les assistantes sociales scolaires connaissent les enfants. Quand il n’y a pas de cuisine dans l’hôtel, pas même de réchaud autorisé dans la chambre, comment la famille parvient à manger, et ce qu’elle met dans la casserole. »

Une gestion commune des dossiers

Suit un premier rendez-vous dans les locaux de la plateforme. La famille signe un contrat de prise en charge, qui matérialise un engagement réciproque, et les assistantes sociales constituent le dossier social proprement dit, passant tous les documents en revue. « Et ils en ont, des papiers ! souligne Kaliopi Saris. Des passeports, des récépissés, des attestations… Dix fois plus que tout le monde. » Particularité du service : les dossiers sont partagés par les trois professionnelles. Une absence de référence qui résulte d’un véritable choix d’organisation. « Cela nous aide à prendre du recul par rapport aux situations, à limiter les risques de mainmise et à mutualiser nos idées, justifie la responsable, Marie Lee. Les décisions sont prises en commun et nous tenons toutes le même discours. C’est important, car les relations avec nos usagers sont parfois orageuses. Ainsi, ils ne peuvent pas attribuer la réussite ou l’échec d’une démarche aux actions de l’une ou de l’autre. » Une trentaine de dossiers seulement sont spécifiquement confiés à l’une des professionnelles. Le plus souvent, il s’agit de situations complexes, par exemple lorsque l’un des enfants est suivi par l’aide sociale à l’enfance (ASE). « La multiplication des partenaires accroît le risque de déperdition des informations, explique Kaliopi Saris. Et il est plus simple pour les autres structures d’avoir toujours affaire au même interlocuteur au sein de la plateforme. »

Pour se tenir à jour, les trois pôles se réunissent chaque matin. Pendant une heure, chaque membre de l’équipe rapporte les démarches entreprises et l’évolution des situations. Ce jour-là, Camille Loiseau est la première à relire ses notes. « Mme M. va retirer son titre de séjour le 13 juin à la préfecture de Bobigny, annonce-t-elle. Elle ne pensait pas que c’était si cher : plus de 500 €, plus 300 pour avoir son passeport à l’ambassade du Congo. C’est la première fois qu’elle me dit que c’est très dur financièrement. Sa petite est malade en permanence et elle n’a plus aucun contact avec le père. Je vais voir si elle est d’accord pour une aide alimentaire. » Parmi les usagers reçus la veille par Kaliopi Saris, Monsieur H. Après son départ de la plateforme, l’hôtelier a appelé le pôle hébergement : l’homme avait laissé son fils tout seul dans la chambre, malgré l’interdiction figurant dans le règlement du SAMU social. « Qu’il ne recommence pas, sinon l’hôtelier ne voudra pas le garder », prévient-elle. Marie Lee, elle, a de bonnes nouvelles. Mme N. a obtenu son titre de séjour et trouvé un travail comme femme de ménage dans un hôtel. « A la fin du premier jour, la patronne lui a fait signer un contrat à durée indéterminée (CDI) à mi-temps », annonce-t-elle. Avec la prestation d’accueil du jeune enfant et le revenu de solidarité active, Mme N. touche 814 € par mois. « On devrait pouvoir présenter le dossier pour un logement Solibail », estime Véronique Desoutter.

Des changements d’adresse pénibles

Après la réunion du matin, les rendez-vous s’enchaînent : le programme de chaque assistante sociale en comporte trois par demi-journée. Les familles sont convoquées entre une fois par mois et une fois par trimestre, un rythme qui varie en fonction de leur situation et de leur degré d’autonomie. « Il faut trouver un équilibre entre ceux qui voudraient venir toutes les semaines et ceux qui ratent les rendez-vous parce qu’ils n’en voient pas l’utilité, commente Camille Loiseau. D’autres, encore, ne s’intéressent qu’au pôle projets. » Dans le couloir, Driss et Soraya N. ont confié leurs enfants, un garçon de 10 ans et une fillette de 4 ans née en France, à une autre maman qui attend son tour. Après avoir vécu plus de trois ans à Goussainville (Val-d’Oise), dans la banlieue nord de Paris, cette famille algérienne vient d’être déplacée à Arcueil (Val-de-Marne), au sud de la capitale. « Je n’ai pas encore fait tous les changements d’adresse, je vais toujours chercher des dossiers dans le 95 », indique Soraya N. D’autres démarches restent à effectuer : faire transférer d’une préfecture à l’autre la demande de titre de séjour et obtenir le changement de caisse pour l’aide médicale de l’Etat (5). Souvent inévitables, ces changements d’hôtel imposés empoisonnent la vie des familles, quelle qu’en soit la cause : souhait de l’hôtelier de récupérer la chambre pour les touristes, non-respect du règlement, naissance d’un enfant… « Cela peut vraiment déstabiliser des personnes qui avaient pris leurs habitudes dans un quartier, et fragiliser le projet d’insertion », constate Emilienne Adjé. Dans les demandes de relogement qu’elle transmet au SAMU social, la responsable du pôle hébergement précise ses critères : rester dans tel département qui verse des aides extralégales, ou près de tel centre médico-psychologique dans lequel un enfant est suivi. Des demandes rarement suivies à la lettre, compte tenu du peu de places disponibles.

A peine arrivée dans sa nouvelle ville, Soraya N. a déjà inscrit ses enfants à la cantine – « pas au centre de loisirs, c’est 1,65 € par jour, et comme je suis à la maison, ça ne sert à rien de dépenser autant » –, trouvé des cours de français pour son mari, pris contact avec l’épicerie sociale et déposé un dossier aux Restos du cœur. Faute de papiers, les familles de la plateforme ne peuvent accéder aux dispositifs de droit commun. Seuls certains conseils généraux acceptent de verser des aides financières au titre de l’ASE. « Les autres estiment que, comme c’est le 115 de Paris qui paie l’hébergement, les familles doivent s’adresser à Paris, même si elles sont stabilisées en banlieue depuis cinq ans », explique Kaliopi Saris. Mêmes aléas dans les mairies : quelques-unes soutiennent les mères seules à hauteur de 50 € par mois, quand d’autres refusent même d’inscrire les enfants à l’école. Les assistantes sociales recourent donc essentiellement au secteur associatif : Secours catholique, Croix-Rouge, restaurants d’insertion, Emmaüs… « Là aussi, c’est assez inégal, note cependant Camille Loiseau. Certains centres de distribution des Restos, par exemple, refusent d’enregistrer de nouvelles inscriptions entre deux campagnes. »

Ces variations plongent les familles sans papiers dans une grande précarité. « Pour la majorité, c’est de la survie », résume Camille Loiseau. Le réseau leur permet parfois de travailler : les hommes dans le bâtiment, les femmes dans le ménage. Des revenus généralement non déclarés et difficiles à estimer. « On ne peut vérifier aucune ressource, reconnaît Kaliopi Saris. Il faut accepter de ne pas savoir. » Les professionnelles peuvent néanmoins procéder par recoupement : tel usager déclare n’avoir aucune journée de travail mais laisse régulièrement son enfant seul à l’hôtel. Parfois, après coup, les travailleuses sociales découvrent qu’une famille pour laquelle elles ont obtenu une aide financière dispose d’autres revenus. Pas de cas de conscience pour autant : « Les situations sont toujours extrêmement fragiles, balaie Kaliopi Saris. Il suffit que Monsieur se blesse sur un chantier ou que Madame tombe enceinte pour que tout s’arrête du jour au lendemain. » Sans compter les risques d’arrestation : « Quand un papa est placé en rétention, on a la maman tous les jours à la plate­forme », glisse Véronique Desoutter.

Motiver la scolarisation des enfants

Dans le bureau de Marie Lee, Milana S. a sorti une épaisse pochette bleue. A l’intérieur, toutes les traces de sa vie en France, depuis son arrivée de Tchétchénie avec son mari et ses quatre enfants. « Que fait votre aîné, maintenant ? l’interroge Marie Lee. Les derniers documents de la mission locale datent de 2010. Il était aussi inscrit pour des cours de français. Et depuis ? » La maman hésite à répondre. « Il reste à la maison. Il m’aide avec les petits. La cantine, c’est trop cher, et il faut aller les chercher en train à l’école. » Le ton de Marie Lee se durcit légèrement. « Il a 20 ans, il faut qu’il pense aussi à son avenir. Ne serait-ce que parler français ! Il doit trouver un métier à apprendre, c’est très important. » Pour la responsable du pôle social, la scolarisation revêt une importance capitale dans le parcours d’insertion d’une famille. Les plus de 16 ans constituent un cas particulier : libérés de l’obligation scolaire, ils sont tiraillés entre parcours qualifiant et nécessité de travailler. Pour les plus petits, Marie Lee n’hésite pas à commenter les bulletins scolaires devant les parents, en présence des enfants. Les assistantes sociales interviennent aussi comme intermédiaires entre les parents et l’institution scolaire, qui souvent méconnaît les difficultés particulières des familles en situation irrégulière. « Il faut expliquer que quand les enfants arrivent avec des gros cernes, ce n’est pas forcément parce que leurs parents négligent de les coucher tôt, mais parce que tout le monde dort dans la même pièce », cite par exemple Kaliopi Saris. Le traumatisme de l’exil, l’incertitude de l’avenir, des problèmes de couple ou de santé peuvent cependant induire de vraies situations de maltraitance. D’ailleurs, depuis quelques années, les signalements sont devenus plus systématiques dans l’Education nationale, constate Marie Lee. « Il s’agit alors d’épauler les familles, en faisant valoir l’attention que l’institution porte à l’enfant, estime-t-elle. Quand on explique qu’il est question de son développement physique et mental, les gens finissent par comprendre, avec le temps. Tout parent est sensible à cela. »

Avant de libérer Milana S., Kaliopi Saris lui glisse une dernière consigne : « Maintenant que vous avez votre autorisation de travail, il faut absolument aller vous inscrire à Pôle emploi. Quand vous rechercherez un logement, le propriétaire ne s’intéressera pas à vos allocations familiales, mais surtout aux ressources. » Conformément au contrat de prise en charge, les professionnels de la plateforme s’efforcent de rendre les familles actrices de leur parcours. « Elles sont le maître d’œuvre de leur projet, martèle la responsable du pôle social. Elles doivent sentir qu’on leur fait confiance. Et si elles n’ont pas effectué une démarche, il ne s’agit pas de les culpabiliser, mais de leur expliquer les conséquences de cette lenteur. » Dernière étape de l’accompagnement, le logement, dont tous rêvent, constitue le meilleur des arguments : quitter le dispositif hôtelier, même pour un appartement-relais ou un logement intermédiaire, suppose d’avoir des moyens. Pour certains, la transition est dure, les années d’hébergement pouvant déboucher sur une forme d’assistanat. « A l’hôtel, on ne paie pas de loyer, pas d’EDF, pas d’impôts locaux, souligne Marie Lee. Une fois régularisé et logé, il faut payer les transports, l’assurance habitation, le chauffage… Même la cantine coûte plus cher. »

Pour Marie-Myrlande Pierre Bigord, rien n’est fini. Dans l’appartement de Noisy-le-Grand, ses enfants – Laïsha, 9 ans, et son frère James, 7 ans – ont interdiction de coller des posters sur les murs de leur chambre. Le bail n’est valable que pour dix-huit mois au maximum, et leur maman espère bien partir avant. Si les périodes d’intérim de son mari finissent par se muer en CDI. Si sa formation d’aide-soignante lui permet de retrouver un poste à l’hôpital, comme quand elle était infirmière en Haïti. De quoi, peut-être, décrocher un logement social – et « tout faire pour le garder ». Même si « c’est dur, et très loin de ce qu’on avait imaginé ».

Notes

(1) Dispositif d’intermédiation locative, Solibail aide des familles en difficulté à accéder au logement grâce à un système de sous-location : le propriétaire privé confie le bail à un opérateur, en général associatif, qui assure le versement du loyer et des charges.

(2) Plateforme familles de l’Ordre de Malte France : 22, rue Edgar-Faure – 75015 Paris – Tél. 01 45 48 49 00.

(3) L’Association pour l’accompagnement social et administratif des migrants et de leurs familles (APTM) et le Centre d’action sociale protestant (CASP).

(4) Créée par le CASP à la demande de l’Etat, la CAFDA assure l’accompagnement social et juridique des demandeurs d’asile.

(5) L’aide médicale de l’Etat vise à permettre l’accès aux soins des personnes étrangères résidant irrégulièrement en France depuis une durée ininterrompue de trois mois minimum et ayant sur le territoire français leur foyer ou leur lieu de séjour principal.

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