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Les CART au service du projet de vie

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Pour des adultes en situation de handicap intellectuel, l’injonction à l’autonomie ou à l’insertion ne doit pas dévoyer la notion de « projet de vie », promue par la loi du 11 février 2005. Une conviction qui se trouve au cœur de la démarche des CART (centres d’adaptation et de redynamisation au travail), souligne Dominique Denimal, assistant de service social au CART de Poitiers et sociologue de formation.

« En 1969, quelques travailleurs sociaux audacieux et portés par le courant de pensée de l’analyse institutionnelle et le mouvement de l’antipsychiatrie imaginent un dispositif d’accompagnement éducatif et social d’adultes en situation de handicap intellectuel, inséré en milieu urbain, et créent le CART (Centre d’adaptation et de redynamisation au travail) à Poitiers. Après presque 43 années d’existence, deux CART poursuivent leur mission en conservant un statut d’établissement expérimental…

Ils permettent d’accompagner des adultes qui ont entre 18 et 30 ans (pendant trois ans avec prolongement possible durant 18 mois), orientés par la maison départementale des personnes handicapées, dans un projet de vie en milieu ordinaire. Même si, par facilité, on utilise toujours le diptyque administratif de “mission d’insertion sociale et professionnelle en milieu ordinaire”, on sait que la réalité est bien plus complexe et, de fait, bien plus en accord avec les fondements de la loi du 11 février 2005, qui crée le droit à compensation pour la mise en œuvre d’un projet de vie. En effet, il s’agit bien pour les professionnels des CART d’accompagner chaque personne, de manière individuelle (en s’appuyant aussi sur la dynamique de groupe et les principes de la “pairémulation”) pour élaborer progressivement un projet de vie qui vise à une “meilleure” autonomie : vis-à-vis de sa famille, vis-à-vis des dispositifs institutionnels et, si possible, économique, grâce au travail.

Il est donc proposé à chacun de ces jeunes adultes d’avancer, par étapes, et en fonction de ses potentialités mais aussi de ses limites, vers une vie plus indépendante et plus citoyenne.

Cela va consister à participer à divers ateliers ou mises en situation pour évaluer et développer des compétences multidimensionnelles (professionnelles, sociales, relationnelles, civiques, etc.) transférables en “milieu ordinaire”. Dans cette proposition pédagogique globale, où l’alternance et le retour sur expérience sont fondateurs de la pratique éducative, il s’agit de faire en sorte que l’impératif de l’autonomie ou de l’insertion ne domine ou ne dévoie pas la notion de “projet de vie”, cadre de l’exercice des droits de l’usager et de sa citoyenneté.

La notion d’“insertion sociale” (dans son acception injonctive) est par trop réductrice quand on sait les difficultés des personnes en situation de handicap intellectuel. Il existe une multiplicité de déclinaisons possibles de l’insertion sociale : habitat individuel, habitat semi-collectif en colocation, familles gouvernantes, maisons-relais, organisation de vie avec ou sans travail salarié… Par conséquent, parler de projet de vie plutôt que d’insertion sociale ou professionnelle, c’est d’emblée accepter de prendre en compte la complexité des parcours individuels qui ne sont pas que linéarité et dynamique évolutive. Il faut aussi pouvoir accompagner la lenteur de certaines personnes, leurs échecs, les régressions consécutives à des difficultés de santé, relationnelles ou économiques. Il s’agit donc de proposer une pédagogie de la réussite, si modeste soit-elle, pour réinstaurer ou soutenir la spirale vertueuse de l’autonomisation. Cela suppose que l’ensemble des professionnels des CART soient garants du respect des singularités individuelles, lesquelles ne sauraient se laisser instrumentaliser par l’injonction à l’insertion, qu’elle soit d’origine sociétale, institutionnelle ou familiale. Dans certaines situations, la personne a besoin d’un minimum de sécurité matérielle ou affective avant de pouvoir se projeter dans sa vie. Pour d’autres, les limites cognitives empêcheront plus ou moins durablement toute mise en perspective future. Projet de vie protéiforme on le comprend, mais projet de vie qui respecte les capacités de la personne dans ses hésitations et son droit à la “définition de soi”. En cela le CART, comme proposition institutionnelle, est moins un espace d’ordre qu’un “lieu ressource” (1) pour la personne en situation de handicap.

Emploi : la voie royale ?

L’accès à un travail salarié en milieu ordinaire demeure la voie royale et souvent désirée pour bon nombre de “stagiaires”. Cependant, les chiffres parlent d’eux-mêmes : environ 30 % des personnes que nous accompagnons sortent du dispositif avec un contrat de travail en milieu ordinaire (2). Ce taux signifie que l’insertion professionnelle n’est qu’une des déclinaisons possibles du projet de vie, l’emploi salarié qu’un des moyens pour répondre à la question essentielle de l’utilité sociale et du bien-être personnel. Parallèlement à cette voie “magistrale”, il peut être proposé à certains stagiaires la participation sociale par le travail bénévole, par l’activité associative ou tout simplement par l’organisation de loisirs personnels ou de temps conviviaux inscrits dans leur réseau relationnel. Pour d’autres, enfin, il s’agira de suivre des activités qui permettront l’amélioration ou le maintien de leur état de santé. Bref, il importe pour tous que le travail demeure un facteur prioritaire mais contingent de leur bien-être. Le travail ne peut se réduire à un instrument de normalisation, qui risquerait pour certains stagiaires d’être une réussite professionnelle en trompe-l’œil si elle se réalisait au prix d’un “acharnement intégratif”, pouvant porter atteinte à l’équilibre personnel.

Tous les stagiaires des CART (qui ont quasiment tous un taux d’incapacité compris entre 50 et 79 %) sont titulaires de l’AAH pendant les trois ans de leur parcours. On sait que cette allocation compense la “restriction substantielle et durable de l’accès à l’emploi”. Cependant, ce critère d’attribution s’appuie sur une vue réductrice du droit à compensation qui, s’il prétend favoriser la mise en œuvre du projet de vie et de la citoyenneté, devrait aussi permettre de compenser la “restriction substantielle et durable de l’accès” à une vie autonome et plus indépendante, qu’il y ait emploi ou pas. Car le fait d’avoir un emploi ne garantit nullement l’accès à l’indépendance et à la citoyenneté quand on est en situation de handicap intellectuel. Encore faut-il que la personne devienne capable de vivre en dehors de sa famille ou d’une institution, si c’est son souhait, et qu’elle puisse s’appuyer sur un réseau relationnel pour limiter les risques de désaffiliation sociale, accéder aux soins dont elle a besoin, gérer sa situation administrative et financière, etc. On voit donc que l’indicateur “emploi”, qui est le critère discriminant pour l’attribution de l’AAH, est loin d’être pertinent et suffisant pour répondre au vœu louable de la loi du 11 février 2005… L’AAH devrait donc être “désencastrée” de la notion de travail pour se rapprocher d’un droit à revenu d’existence (3), dès lors qu’une personne présente une “restriction substantielle et durable de l’exercice de la citoyenneté”, citoyenneté dont les attributs principaux sont la dignité économique, l’autodétermination, la souveraineté d’expression…

Au CART, comme partout ailleurs, le travailleur social doit pouvoir indexer sa pratique sur la prééminence du choix individuel de vie. “Tout l’art du travail social consiste ainsi à pouvoir s’affranchir des contraintes normalisatrices afin de préserver un espace où la réaction sociale du sujet se manifeste”, écrit Gérard Moussu (4). La figure de l’“inemployable” à laquelle est souvent assignée une certaine partie de la population (dont les stagiaires que nous accompagnons) est un construit social issu des politiques d’insertion.

A ce titre, il est susceptible d’être déconstruit et interrogé par chaque professionnel, à l’échelle de la situation de chaque individu, c’est-à-dire administrativement, à l’échelle du plan personnalisé de compensation. Cela signifie que l’accompagnement éducatif mené par les professionnels du CART doit pouvoir s’émanciper a minima du postulat social de l’insertion pour se donner comme horizon de signification le souhait de la personne dans son projet de vie. Cela nécessite de considérer la relation du sujet à son environnement, en ne focalisant pas nécessairement sur la combinatoire handicap/emploi (dans laquelle les politiques d’insertion nous cantonnent) mais suppose au contraire d’élargir la perspective sur l’articulation situation de handicap/besoins-désirs/citoyenneté.

Sur-mesure éducatif

Alors, oui, bien sûr, les CART restent des établissements au statut expérimental car en permanence, les jeunes adultes qui y sont accompagnés et les professionnels qui y travaillent expérimentent l’art de la désinstitutionnalisation progressive et le “bricolage” (5) du sur-mesure éducatif. Comme nous y invite Jacques Ion, “cela suppose l’agrégation réussie d’éléments divers, et simultanément une certaine souplesse institutionnelle permettant à l’action de s’inscrire en dehors des règles et des découpages ordinaires des administrations” (6).

Souhaitons que les organismes de tarification et de contrôle qui se penchent actuellement sur l’avenir des CART soient en mesure d’y reconnaître des creusets d’innovation sociale au service de nos concitoyens en situation de handicap, plutôt que de les évaluer à la seule aune des critères de classification administrative et des normes de convergence tarifaire… »

Contact : denimalcart@orange.fr

Notes

(1) L’expression est de Serge Ebersold, in « L’inclusion : du modèle médical au modèle managérial ? » – Reliance n° 16, 2005/2 – Disponible sur www.cairn.info.

(2) Ce taux de 30 %, qui pourrait paraître modeste, est à mettre en rapport avec deux autres : seuls 4 à 7 % de personnes en situation de handicap intellectuel travaillent en milieu ordinaire et seuls 0,3 % de travailleurs en ESAT le rejoignent. Source : ministère de l’Emploi et de la Solidarité – « Tableau de bord des centres d’aide par le travail » – Infodas n° 72, juin 2001. L’observation nous montre que, même si cet indicateur commence à dater, il reste pertinent.

(3) Le concept de revenu d’existence a été théorisé par des auteurs comme Yoland Bresson ou André Gorz – Voir http://revenudexistence.org

(4) In Travail social et sociologie de la modernité – Editions Seli Arslan, 2005.

(5) Dans son acception « levi-straussienne », qui s’oppose à la science de l’ingénieur.

(6) Dans l’introduction de l’ouvrage Travail social et souffrance psychique (Ed. Dunod, 2005), qu’il a dirigé.

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