Quel était votre objectif en concevant cet ouvrage ?
Il s’agissait, pour moi, de saluer le travail de Robert Castel, mais comme il n’aurait pas particulièrement apprécié un hommage traditionnel, j’ai pensé à cet échange à plusieurs voix. Nous avons conçu un dispositif permettant un dialogue entre lui et différents contributeurs, certains étant de bons connaisseurs de son travail et d’autres moins proches, voire manifestant des postures critiques. Même si je suis l’un des anciens doctorants de Robert Castel, comme plusieurs autres auteurs, ce n’est pas en tout cas une réunion de « Casteliens », pour la bonne raison qu’il n’existe pas d’école autour de lui. Il ne s’est jamais entouré de personnes qui auraient reproduit sa pensée sans recul critique.
L’intérêt pour les marges constitue, selon vous, le fil rouge de son œuvre…
En effet, sa trajectoire personnelle explique, me semble-t-il, cette posture consistant à penser la société en s’intéressant à ses marges. Le refus de penser les exclus de manière isolée est un trait permanent de son travail scientifique. En pensant la marge, il considère qu’il peut aussi penser le centre du fonctionnement social. C’est également chez lui une façon de développer une sociologie de l’individu. Chez Robert Castel, la sociologie n’est pas désincarnée. Pour être un individu, estime-t-il, il faut des supports. A la différence de Pierre Bourdieu, qui a beaucoup insisté sur le fait que nous sommes en quelque sorte surdéterminés par les contraintes dans lesquelles nous vivons, Robert Castel veut penser la possibilité d’avoir une capacité de choisir pour soi-même. Et que l’individu, le citoyen, soit détenteur de droits lui semble à cet égard essentiel. D’où l’importance accordée, dans ses travaux, à la protection sociale et aux droits qui nous permettent ces possibilités de choix.
Comment Robert Castel est-il arrivé à la sociologie ?
Il fait partie d’une génération marquée par la guerre. Il est né à Brest en 1933 dans un milieu populaire. Il a perdu ses parents très jeune. Orphelin, il a préparé un CAP d’ajusteur mécanicien puis un brevet d’enseignement industriel. Au collège, il a été repéré par son professeur de mathématiques et il a eu la chance de poursuivre ses études, pour finir par décrocher l’agrégation de philosophie. A cette période, on devenait sociologue en commençant par une autre discipline, en général la philosophie. C’était aussi le cas de Pierre Bourdieu, passé, comme lui, par le Centre de sociologie européenne créé par Raymond Aron. Cette génération de sociologues s’est construite autour de domaines bien définis. Il y avait le spécialiste de la sociologie rurale, celui de la sociologie de l’entreprise et du travail… Robert Castel a donc commencé en s’intéressant à la sociologie de l’éducation, grâce aux travaux de Pierre Bourdieu. Puis il a voulu construire son propre objet de recherches : les personnes en marge, en particulier dans le champ de la maladie mentale. Il a d’ailleurs préparé sa thèse, consacrée à la psychiatrie, en côtoyant cet autre monstre qu’était Michel Foucault.
Vous dites qu’il essaie de comprendre dans quelle mesure les contextes sociaux pèsent sur les économies psychiques…
C’est une caractéristique de son travail, influencée par tout ce qui a été véhiculé dans les années 1960 autour du freudo-marxisme. Il s’agit de penser les relations entre les contextes socio-économiques et l’économie psychique des individus. Il a en commun avec le sociologue allemand Norbert Elias cette manière de concevoir le travail sociologique, aux confins d’une sociopsychologie, en s’intéressant à l’individu tel qu’il est forgé par le temps, l’histoire, la période. Selon lui, en tant qu’individus, nous sommes le résultat d’expériences sociales partagées et l’on ne peut comprendre le présent que dans sa généalogie. Il faut le décrypter en remontant dans le temps.
Comment est-il passé du thème de la psychiatrie à celui de la question sociale ?
Il explique lui-même qu’à un moment donné, il a eu envie de faire autre chose car il avait la sensation que sa réflexion sur la psychiatrie et la santé mentale risquait de tourner en rond. On peut aussi relier ce changement au choc qu’a représenté le décès de son épouse, au tournant des années 1980. Elle était elle-même psychiatre et l’avait conduit à connaître ce monde de l’intérieur. En s’intéressant à la protection sociale, Robert Castel prolongeait sa réflexion, mais en ouvrant un tiroir nouveau et immense. Qu’est-ce que le social ? A partir de quand la société s’est-elle mise à penser la nécessité d’un bien-être collectif pour garantir le bien-être individuel ? Il a mis presque dix ans pour réaliser son ouvrage majeur sur cette thématique : Les métamorphoses de la question sociale.
La récente élection présidentielle a mis en lumière l’importance du ressentiment social. Robert Castel n’a-t-il pas été précurseur en la matière ?
Il a sans doute contribué, avec d’autres, à expliquer ce que le ressentiment, le sentiment de déclassement, pouvait générer en termes de structuration de la vie politique. Car cette peur du lendemain peut avoir des effets secondaires extrêmement préjudiciables. Elle se traduit par une colère, une sorte de désespoir. Plus globalement, au travers de la thématique de la désaffiliation, développée dans Les métamorphoses, il montre les continuités considérables qui existent entre ceux qui se trouvent dans la sphère de l’intégration, bénéficiant de protections, de travail, de la garantie du lendemain, du sentiment d’être intégré socialement, et ceux qui ont lâché sur ces deux axes que constituent l’intégration par le travail et celle par la communauté et la famille. Le désaffilié, c’est celui qui a perdu ces deux modes d’insertion dans la société. Et si Robert Castel n’a pas voulu parler d’exclusion, c’est précisément parce qu’il avait la sensation que ce terme renvoie à une façon de penser les individus en oubliant qu’il existe une continuité. Au fond, rappelle-t-il, nous sommes tous dans la même société.
Il est l’un des rares sociologues à s’intéresser au travail social. Pour quelle raison ?
Précisément parce que le travail social est sommé de penser cette question des conditions d’une possibilité d’existence individuelle. Les travailleurs sociaux sont obligés de réfléchir à ce lien, à cette continuité existant entre le centre et la marge, et c’est une position évidemment très compliquée à tenir. Comment ne pas penser que les systèmes normatifs que l’on applique à autrui sont tout simplement la répétition de formes de domination ? En même temps, le travail social ne peut sans doute pas se résumer à se mettre du côté des populations en difficulté. Il se trouve donc à l’épicentre d’une contradiction. Il faut que nous parvenions à générer un minimum de bien-être collectif, condition sine qua non de la réalisation d’un bien-être individuel. Et les travailleurs sociaux sont aux prises avec cette incroyable et inatteignable mission.
Quelles pistes Robert Castel ouvre-t-il pour repenser l’intervention sociale ?
Pour commencer, il ne pense pas en termes d’assistance. Il réfléchit plutôt en termes de protection sociale, de droits. Pour lui, on doit permettre à chaque individu de pouvoir s’assurer a minima de ce que sera sa condition du lendemain. Par le travail, bien sûr, mais aussi par d’autres moyens. Il est de ceux qui jugent nécessaire de protéger les transitions professionnelles et même individuelles. Cela nécessite d’assurer une forme de continuité pour éviter l’émergence de formes de trous noirs dans les trajectoires des individus. Comment s’assurer que ces transitions fournissent des garanties ? C’est à cette question qu’il s’attelle à répondre. Et pour éviter le diagnostic terrible qui consiste à dire que des gens ne réussiront pas à s’intégrer sur le marché du travail, qu’ils sont des inutiles au monde, il est convaincu qu’il faut investir dans les nouvelles générations et dans la protection sociale, ce qui, à terme, ne constitue pas des dépenses mais au contraire des économies. Robert Castel, comme d’autres, n’est pas dans le rêve de la répétition magique de quelque chose que l’on aurait perdu. C’est un réformiste et, en ce sens, le titre du livre n’est pas une fausse promesse. Il s’agit vraiment de savoir à quelles conditions penser le changement.
Claude Martin, sociologue, est directeur de recherche au CNRS et directeur du Centre de recherche sur l’action politique en Europe (université de Rennes-I, Sciences-Po Rennes et EHESP). Il est titulaire de la chaire « Social Care – Lien social et santé » de l’Ecole des hautes études en santé publique. Il a dirigé Changements et pensées du changement. Echanges avec Robert Castel (Ed. La Découverte, 2012).