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Travail social nomade

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Depuis vingt-cinq ans, dans le Bas-Rhin, l’Association pour une recherche pédagogique ouverte en milieu tsigane (Arpomt) s’est donné pour mission de porter la parole des « familles du voyage » et de les soutenir dans les difficultés du quotidien. Exception dans le paysage social, l’Arpomt est un centre socioculturel itinérant et un point d’ancrage précieux pour les tsiganes d’Alsace.

L’après-midi démarre toujours par un café, pris dans la cuisine du 116, route du Polygone, à Strasbourg. Il y a là Dominique Steinberger, directeur de l’Association pour une recherche pédagogique ouverte en milieu tsigane (Arpomt) (1), sa femme Isabelle, Serge Steinberger, dit « Peso » – un « cousin éloigné » -, ainsi que l’animatrice Marion Willard et une jeune conseillère en économie sociale et familiale (CESF), Johanna Quirin, arrivée depuis un mois seulement. L’équipe de l’Arpomt est volontairement mixte, associant voyageurs et non-voyageurs. Une volonté de Dominique Steinberger, son fondateur, afin de créer une passerelle entre le monde des manouches et celui des gadjé, les sédentaires.

Le contact avec la communauté

Une fois engloutie une part du dessert mis en commun, c’est le branle-bas de combat. Marion et Johanna montent à l’avant de la camionnette conduite par Peso, direction un terrain en périphérie proche, où est stationnée la caravane de l’Arpomt. Peso accroche alors la caravane avant d’emmener l’équipe à bon port, quelques kilomètres plus loin. Ce jour-là, c’est au Baggersee, derrière l’un des plus importants plans d’eau de la capitale alsacienne, que les trois permanents ont rendez-vous. Guide indispensable, Peso conduit Marion et Johanna entre les caravanes, stationnées à raison de deux ou trois par emplacement. Connu comme le loup blanc sur cette aire, comme sur les six autres de l’agglomération strasbourgeoise, il aide les jeunes femmes à établir un lien avec les familles qu’elles ne connaissent pas encore. « Pour un premier contact, la présence de Peso est primordiale, insiste Johanna. Car avant que les familles nous accordent leur confiance, il faut que nous soyons introduites par un membre de la communauté des gens du voyage. » C’est le cas de Peso, qui passe depuis dix-huit ans ses hivers sur l’aire du Baggersee, au sud de Strasbourg, et voyage d’avril à octobre, comme beaucoup de manouches d’Alsace, notamment sur la route des Saintes-Maries-de-la-Mer.

Sur les cinq salariés d’Arpomt, trois sont titulaires de diplômes dans le domaine éducatif et social. Outre son diplôme d’éducateur sportif, le directeur a décroché un diplôme des hautes études des pratiques sociales à Strasbourg. Il est épaulé dans sa tâche par Johanna Quirin. En CDI à temps plein, cette dernière participe à l’accueil des familles au siège de l’Arpomt et les reçoit en rendez-vous individuels quand leur situation l’exige pour le suivi du RSA, l’aide au logement, les problèmes de surendettement, les questions touchant au statut d’autoentrepreneur, la sensibilisation aux économies d’énergie, etc. Elle intervient aussi directement sur les aires d’accueil en compagnie de Marion Willard, titulaire d’un BAFA (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur), qui travaille à raison de vingt-quatre heures par semaine. Ses missions : l’animation jeunesse sur les aires, le volet scolarisation des enfants via le Centre national de l’enseignement à distance (CNED), et l’événementiel. Deux autres personnes sont salariées de l’association. Isabelle Steinberger assure l’accueil des familles. Assistée de la CESF et du directeur, elle apporte des réponses concrètes aux problèmes rencontrés par les gens du voyage – remplissage d’un formulaire CMU, lecture d’un courrier… Et puis il y a Serge « Peso » Steinberger, le seul à pouvoir conduire la caravane – « pour cela, il faut un permis spécial », précise le directeur. Dominique Steinberger a également pris sous son aile un jeune voyageur. En stage, celui-ci pourrait bientôt intégrer la structure en contrat unique d’insertion. Ses domaines d’intervention : l’animation et le transport de la caravane. « Pour le moment, il n’a pas de diplôme mais il va bientôt passer son BAFA. C’est un artiste peintre et un guitariste. Son profil est intéressant. Il pourrait un jour, pourquoi pas, prendre le relais… »

L’aventure de l’association a commencé à Strasbourg en 1987, il y a déjà vingt-cinq ans. A l’époque, Dominique Steinberger, manouche originaire ­d’Alsace, est très engagé auprès des jeunes du voyage et indigné par l’absence d’organe repré­sentatif des tsiganes. Le jeune homme crée alors l’Arpomt. Dont il rappelle aujourd’hui l’objectif de départ : « La défense des gens du voyage, qui n’étaient pris en compte ni par les politiques, ni par le milieu associatif dans les années 1980. A l’époque, ceux qu’on appelait les “nomades”, auxquels on a toujours associé des problèmes de délinquance et dont personne ne voulait, vivaient cachés dans des forêts ou à la périphérie des villes. Le seul objectif de l’Etat, c’était de pouvoir les contrôler grâce au carnet de circulation, créé en 1969 et qui existe encore aujourd’hui. Ce carnet doit être présenté tous les trois mois aux autorités sous peine d’amende. » Difficile cependant, selon Dominique Steinberger, de cumuler carnet et carte d’identité, puisqu’il est nécessaire pour en faire établir une de pouvoir produire un justificatif de domicile. « C’est pourquoi, pour contourner ce problème, nous avons saisi l’opportunité d’obtenir un agrément pour devenir centre de domiciliation en 1990. Ce que nous ne savions pas alors, c’est que de 30 familles domiciliées à l’Arpomt, nous passerions à 736 en 2012 ! » Très vite, les permanents de l’association découvrent que les gens du voyage ne se contentent pas de venir récupérer leur courrier. Ils demandent aussi à se le faire lire. Puis expliquer. Puis à être aidés pour y répondre. « Ainsi, nous sommes devenus un vrai centre social et avons pris la mesure de l’ampleur du besoin », raconte le fondateur de la structure, devenu son directeur.

De la scolarisation à l’action sociale

Pourtant, à l’origine, l’accompagnement social n’était pas le cœur de l’activité d’Arpomt. Il s’agissait avant tout de scolariser les enfants. « Jusqu’en 2000, notre caravane avait à son bord un instituteur itinérant, Rémi Lesprit, dont le projet pédagogique était tourné vers les enfants du voyage. Mais à cette date, l’inspection académique, qui nous le mettait “à disposition”, nous a demandé d’arrêter cette activité, au motif qu’elle éloignait les élèves des écoles du secteur. Malheureusement, depuis, la scolarisation des enfants du voyage dans la communauté urbaine de Strasbourg n’a pas progressé, au contraire, regrette Dominique Steinberger. C’est après cette date que nous nous sommes pleinement tournés vers l’action sociale. » L’Arpomt reste toutefois très engagée dans les domaines de l’alphabétisation des adultes mais aussi de la scolarisation des enfants. « Nous constatons une forte augmentation des demandes d’apprentissage de la lecture parmi les gens du voyage, écrivait le directeur dans son rapport d’activité de 2010. […] La principale difficulté réside dans le fait que les gens du voyage ont pris l’habitude de ne pas savoir lire et écrire, et cela ne les handicape pas dans la vie de tous les jours. » Des actions sont donc menées en ce sens directement sur les aires, l’idée étant aussi d’amener les adultes à envoyer les enfants à l’école.

Sur l’aire d’accueil du Baggersee, Johanna Quirin a déjà ses repères. Elle va de caravane en caravane, essaie de faire sortir les familles présentes pour le rendez-vous hebdomadaire avec Abdelouahed Hachimi, médecin de l’association Relais emploi santé insertion (RESI), dont la mission est de discuter de prévention et de santé. Entre deux emplacements, la jeune femme remarque : « Ce qui est difficile avec ce public, c’est de le mobiliser. Il faut expliquer à chaque fois ce pour quoi on est là. Les personnes ont souvent du mal à cerner l’intérêt immédiat de nos actions. » Pourtant, ce jour-là, une fois la conversation engagée, les questions pleuvent : cure de vitamines, traitement des douleurs aux articulations, cholestérol, cancer, anémie… tout y passe. « Les manouches sont pudiques, mais il y a tout de même entre les familles une habitude du vivre-ensemble qui fait que beaucoup de choses peuvent être dites devant les autres, souligne Johanna Quirin. Seul tabou : tout ce qui touche aux règles ou à la grossesse ne doit pas être discuté en présence des hommes. »

Un public en pleine mutation

Ce qui plaît à la CESF dans son travail, c’est le public – « très différent de celui avec lequel je travaillais avant » (des malades psychiques et des personnes souffrant d’alcoolisme ou de toxicomanie dans une association de redynamisation sociale). « Je reçois en entretien à l’Arpomt des familles domiciliées chez nous pour un accompagnement social ou le suivi du RSA, mais tout le monde est le bienvenu lors de nos actions sur les aires. Et nous voyons beaucoup de monde. » Elle explique encore : « Ce public est très attaché à sa culture, mais en pleine mutation. Ce sont des gens qui sont à la fois en dehors et dans notre société. Je travaille sur l’alphabétisation pour que ces personnes, qui ont l’habitude de la débrouille, soient plus autonomes, par exemple pour remplir elles-mêmes leurs documents administratifs. » Et si sa mission concerne principalement les questions administratives et financières, cela passe d’abord par l’écoute. « Il y a beaucoup de choses qu’on nous livre, de l’ordre de l’affect, et une proximité qu’il faut accepter. Personnellement, je suis encore dans une démarche d’apprentissage d’un fonctionnement et de valeurs. »

Marion Willard, sa collègue animatrice, est quant à elle chargée des animations auprès des enfants et des adolescents. A l’Arpomt depuis près de deux ans, elle semble évoluer dans ce milieu avec une grande aisance. Dès son arrivée sur l’aire d’accueil, elle est repérée par deux fillettes qui viennent lui réclamer un ballon. Et qu’elle renvoie chez elles chercher un pull : « Vous allez attraper froid… » Dans la caravane, elle raconte : « Ici, c’est ma toute petite salle d’activités. Tout l’hiver, j’y reçois entre six et dix enfants âgés de 6 à 14 ans. Parfois, ils sont une trentaine, mais là, on reste dehors. Je leur fais faire des jeux qui permettent de développer leur motricité (découpage, collage, dessin, etc.), tout en introduisant des compétences, comme se repérer sur une carte ou raconter une histoire. Avec moi, ils apprennent aussi les règles de la vie en groupe : ne pas dessiner sur son voisin, ne pas le taper, savoir gagner ou perdre quand on fait des jeux collectifs… » Les sources d’inspiration de la jeune femme ? « C’est ce que j’ai appris dans mes fonctions précédentes d’animatrice, et que je réadapte au public des gens du voyage. Par exemple, je ne demande pas aux enfants de me dessiner la maison de leurs rêves, mais la caravane de leurs rêves… Je compulse aussi des sites Internet spécialisés, sur lesquels je glane des idées et que je réajuste de la même manière. Beaucoup d’enfants ne lisent pas, il faut donc miser sur les images et l’oral. »

Avec ces jeunes, par groupes de six au maximum, Marion organise régulièrement des sorties au théâtre, à la piscine ou dans des parcs. « Les familles me font confiance, mais elles me demandent toujours de faire bien attention – souvent, les mères ont peur de se faire voler leur petit. » Ce travail, l’animatrice l’effectue principalement avec les enfants présents sur les aires d’octobre à avril. Le reste de l’année, elle côtoie ceux qui ne restent sur place qu’une quinzaine de jours, avant de reprendre la route. « Avec eux, il y a moins de suivi, je dois recommencer tout le processus à chaque fois. Evaluer les enfants, proposer des choses. J’ai moins le temps de voir leurs progrès. Or ce que j’aime avec ceux qui sont là en hiver, c’est mesurer leur évolution, constater qu’ils s’épanouissent dans de nouvelles activités, qu’ils apprennent à lire. » Marion apprécie aussi l’idée d’être une « voyageuse du travail ». « C’est une chance pour moi d’être dehors, avec une population mal connue, dont on parle plutôt en négatif. Je vois plein d’endroits et d’enfants différents, c’est très enrichissant ! »

Un travail reconnu par la collectivité

L’Arpomt s’est également donné pour mission d’ouvrir les espaces clos que sont les aires d’accueil. Dans son rapport d’activité de 2010, Dominique Steinberger exposait : « Sur les aires d’accueil, il n’y a bien souvent aucun espace de jeux […]. Cela développe la marginalisation des voyageurs […]. Ce qui nous préoccupe, c’est d’ouvrir ces jeunes et de leur faire comprendre le monde qui les entoure, qu’il faut aller au-delà des craintes et des clichés sur les gadjé. » Et plus loin : « Le voyage n’est plus vécu comme avant et le mode de vie de plus en plus sédentaire amène de nouveaux comportements. Les enfants vivent entre deux cultures sans savoir vraiment qui ils sont. Or nous pensons que les jeunes ont besoin de repère identitaire pour aller vers l’autre. […] Pour cela, nous avons créé des outils, que nous appelons des “ponts de communications”, qui permettront aux jeunes de “voyager d’une culture vers l’autre”. » Depuis la création de ces « ponts », les événements que l’Arpomt a organisés sont nombreux : création d’une école de musique jazz manouche, des expositions de peinture, des débats, des concerts… Présente depuis un quart de siècle sur le terrain, l’association vient de voir son travail reconnu, avec la signature de sa première convention d’objectifs avec la communauté urbaine de Strasbourg (CUS), pour la période 2012-2013. Une reconnaissance qui a son importance. Auparavant, l’Arpomt recevait des subventions mais la collectivité ne s’intéressait pas réellement à son action. Aujourd’hui, les missions de l’association sont explicitées dans cette convention, votée en conseil municipal en début d’année. Mathieu Cahn (PS), vice-président de la CUS chargé de la gestion des aires d’accueil des gens du voyage et adjoint au maire chargé de la vie associative, de la jeunesse et des centres socioculturels (CSC), explique : « Depuis quelques années, l’Arpomt est agréée CSC par la caisse nationale d’allocations familiales, qui lui verse de ce fait, comme à tous les CSC, une subvention annuelle de 50 000 € La CAF du Bas-Rhin finance ensuite la structure en plus pour différentes activités. En signant cette convention avec l’Arpomt, nous formalisons nos attentes vis-à-vis d’elle, notamment son rôle de médiation. »

En effet, l’association est devenue un interlocuteur important pour les élus dans le processus d’aménagement des aires. « A présent, quand nous rénovons ou créons une aire, nous lui soumettons les plans, poursuit l’élu. L’expertise de l’Arpomt nous permet de vérifier que nous répondons bien aux besoins de cette population. Par exemple, l’association nous a alertés sur l’analphabétisme, ce qui nous a conduits à développer sur les aires une signalétique visuelle plutôt qu’écrite. Elle joue aussi un rôle de tampon entre les personnes sur les aires et les agents de la collectivité. Pour nous, c’est très important pour régler certaines situations tendues. » Ainsi, Dominique Steinberger accompagne sur certaines aires les agents de la CUS pour le paiement des redevances, car il arrive que ceux-ci se fassent prendre à partie par des voyageurs. « Il est aussi arrivé que le directeur de l’Arpomt amène dans mon bureau une personne qui s’était accrochée verbalement avec un agent, raconte Mathieu Cahn. Or il s’est avéré que ce dernier avait insulté l’homme en question, et il a eu un avertissement. Sans l’Arpomt, je ne l’aurais pas su. » De même, l’association aide la collectivité à discuter avec les gens du voyage stationnés illégalement dans la CUS, afin de les orienter plutôt sur les aires aménagées. « L’Arpomt, c’est un peu un couteau suisse, conclut l’élu, Mais si c’est un interlocuteur unique, il n’est pas exclusif ! Nous allons aussi sans eux sur les aires… »

Notes

(1) Arpomt : 116, route du Polygone – 67027 Strasbourg cedex – Tél. 0388444437 – association.arpomt@orange.fr.

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