« A l’heure des fusions, absorptions et autres regroupements fortement conseillés, il est des dirigeants d’associations et des professionnels qui redoutent que ce processus de concentration ne débouche sur la prédominance de très grosses organisations – véritables mastodontes à la réactivité lente – et sur la disparition programmée des associations de petite taille. Outre qu’ils peuvent y voir une discrimination sans fondement qualitatif, ils craignent que la rationalisation en cours s’exprime par une lourdeur technocratique, que les opérateurs deviennent des “fonctionnaires aux ordres” ou encore que la taille humaine des lieux d’accueil disparaisse et que les relations au travail évoluent défavorablement… Ces perspectives, sans être le moins du monde infondées, sont-elles pour autant à redouter
La sociologie des organisations nous montre que le moment critique de toute communauté d’action n’est pas celui de sa fondation, ni même celui de ses premiers développements, aussi difficiles soient-ils, mais celui où il lui faudra modifier qualitativement la globalité de sa configuration. La notion de moment critique – du grec Krisis : choix, décision – renvoie à l’instant où il sera donc indispensable de faire un choix vital. Ce dernier peut concerner différents domaines : changement de positionnement, de clientèle, de site, d’organisation, de management, de partenaires… Quant à la taille, il s’agit de savoir à partir de quel moment elle devient un point faible plutôt qu’un atout – pire, menace la viabilité de l’organisation – et à partir de quel moment il devient donc impératif d’en changer.
La variation de taille engendre diverses conséquences. Ainsi, l’accroissement de la taille d’une entité détermine un seuil critique en termes de management qui tient à l’impossibilité de continuer de fonctionner sur l’organisation et le mode de management de proximité qui avaient prévalu jusqu’alors. L’augmentation du volume d’action, du nombre de personnels mobilisés, des quantités d’espace et de temps consommés, l’agrandissement des réseaux de relations et de communication, l’éloignement des acteurs, entraînent nécessairement de passer à une nouvelle organisation plus complexe et plus spécialisée. Cette complexité requiert à son tour un autre management, plus technique et plus rationnel, nécessitant de larges délégations, diminuant la proximité originelle des centres de décision, modifiant la convivialité et l’identité de l’entreprise, voire altérant le climat social et la motivation des acteurs. De nombreuses entreprises familiales ont connu ce seuil critique qui les a vues soit se transformer, soit disparaître, soit accepter d’en rester à un stade artisanal. Le coût psychosocial du changement tient essentiellement au fait que le dépassement du seuil critique remet en cause les bases et les valeurs mêmes sur lesquelles s’était édifiée l’entreprise familiale ou artisanale, c’est-à-dire la confusion entre la raison d’être de l’entreprise, la personnalité de l’entrepreneur, les valeurs communes, les liens interpersonnels et le management. Cette dynamique touche actuellement de très nombreuses associations de petite ou moyenne taille.
Le moment critique que nous évoquons est atteint plus ou moins vite : si l’environnement est très exigeant et très concurrentiel, l’entreprise se trouvera rapidement confrontée à la nécessité de réinterroger son organisation, mais s’il l’est très peu, comme c’était jusqu’alors le cas d’organismes qui dépendaient de la puissance publique, ce moment peut paraître indéfiniment retardé…
Pourquoi les grosses organisations ont-elles le vent en poupe ? Les petits établissements ont eu bonne presse dans les années 1980, car ils correspondaient alors à une humanisation des conditions de vie des personnes accueillies et scellaient la fin des grands ensembles, c’est-à-dire des très grosses structures d’internat. Mais les petits établissements présentent des inconvénients majeurs : en termes d’organisation et d’emploi du temps, ils n’autorisent aucune souplesse ; ils nécessitent une grande polyvalence des personnels ; ils posent des problèmes de remplacement de ceux-ci ; ils coûtent donc cher puisque la polyvalence des actes renchérit l’accomplissement des tâches qui nécessitent le moins de qualification ; ils n’autorisent pas de spécialisation, ce qui limitent leur performance ; ils ne permettent pas de mutualisation des moyens, entravent la mobilité et l’empowerment.
En revanche, l’accroissement de taille des opérateurs ouvre des perspectives : manager les personnels à une tout autre échelle, gérer les remplacements de manière plus efficace, jouer sur la mobilité et la promotion, spécialiser davantage les fonctions et avoir accès à des fonctions expertes (informatique, qualité, communication, ressources humaines, gestion financière, etc.) afin d’optimiser les moyens, mutualiser les ressources – humaines ou matérielles – chaque fois que possible, obtenir des prix plus avantageux de la part de fournisseurs ou de sous-traitants. Il se crée également une autre dynamique et une autre identification, davantage porteuses en termes d’image, d’impact social et de poids politique.
Mais les petites organisations présentent aussi des avantages. Elles se révèlent en effet bien souvent plus résistantes aux crises ; plus vulnérables à la concurrence, elles acceptent cependant plus facilement les revers de situation parce qu’elles sont plus souples, plus adaptatives et se “retournent” plus vite. Elles peuvent par conséquent mieux absorber les évolutions et se montrer plus réactives, ce qui permet des économies de coûts de reconversion. Elles génèrent généralement une motivation supérieure de leurs acteurs du fait d’une proximité et d’une solidarité plus importantes. Les circuits de communication et de décision y sont plus directs et minimisent les pertes de temps. Les enseignements des expériences y sont plus vite absorbés et les innovations plus facilement acceptées.
Dans les grands secteurs d’activité, nous pouvons nous apercevoir que les grandes entreprises n’ont pas tué les petites, pas plus que l’artisanat. Les PME représentent de loin le secteur le plus dynamique et le plus créateur d’emplois, parce que le plus souple, le plus inventif et réactif. On explique d’ailleurs le déficit de la balance du commerce extérieur de la France (– 70 milliards d’euros cette année) et le très important excédent de la balance allemande (+ 129 milliards d’euros) par le fait que notre pays a toujours poursuivi une “politique étatique et aristocratique”, privilégiant les grands groupes, là où l’Allemagne a cultivé un tissu industriel riche de petites et moyennes entreprises. Parallèlement à des secteurs plus lourdement organisés, il faudra toujours des groupes souples et innovants, capables de s’adapter plus vite.
De fait, la réalité se révèle un peu plus complexe que ces grandes oppositions ne le laissent supposer. Par exemple, certaines grosses associations ne tirent aucun avantage de l’accroissement de leur taille mais en cumulent au contraire les inconvénients, parce qu’elles n’en ont tiré aucune leçon pour leurs modes de management et d’organisation. Elles constituent des conglomérats de structures qui n’ont pas modifié profondément leur configuration (en langage automobile, elles ont une grosse caisse et un petit moteur !). Inversement, certaines associations plus modestes se montrent dynamiques et adoptent constamment de nouveaux projets et de nouvelles solutions. Bref, la taille est une condition dont on peut tirer profit comme elle peut alourdir et ralentir. La taille critique dépend également énormément du type d’activité : de petites unités sanitaires ne peuvent pas se payer de la haute technologie, mais une structure légère d’aide sociale, qui ne consomme pratiquement pas de ressources matérielles, peut très bien fonctionner à petite échelle. En revanche, les petites structures devront impérativement cultiver leurs avantages si elles veulent survivre : être adaptées à leur environnement, réactives et innovantes, expérimentales, en évolution permanente, fonctionner en réseau, posséder des organisations légères et efficientes.
Mais par-delà son caractère paradoxal, la préoccupation la plus intéressante pour l’avenir est celle du cumul des avantages des grosses et des petites organisations. C’est essentiellement l’impératif de maîtrise des dépenses publiques et de réduction de la dette qui pousse à la concentration des opérateurs, et donc à l’accroissement des dispositifs, afin de diminuer leurs coûts relatifs par les processus décrits plus haut. Mais il s’agit là d’une vue essentiellement administrative qui ne tient pas compte de l’extrême diversité des acteurs et des situations. Si cette rationalisation permet dans bien des cas une meilleure lisibilité et crédibilité, elle risque également d’entraîner parfois des effets pervers, d’alourdir les réponses effectuées, de diminuer leur caractère sur mesure et somme toute de coûter finalement plus cher.
Peut-on concevoir un gros opérateur qui articulerait de petites structures ? La réponse est oui si l’on change de configuration et de paradigme, car la taille importante d’une entreprise de service ne signifie pas nécessairement de lourdes structures d’accueil et d’intervention : la configuration d’avenir ressemblera davantage à un vaste réseau de petites unités interdépendantes qu’à un bloc massif… ! Dans ce schéma, il est clair que l’établissement ne représente plus la bonne échelle en termes d’entité fonctionnelle.
En somme, l’important pour une organisation n’est pas tant d’être petite ou grosse que de posséder la “bonne taille” : c’est-à-dire adaptée à son projet, à son environnement, à son activité et à ses possibilités. Sa préoccupation vitale doit être plutôt de s’adapter en permanence à son environnement et d’en anticiper les mouvements : prospective et innovation deviennent ses principales qualités. »
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