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« Les récits horrifiques ne poussent pas les jeunes à la transgression »

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« Carrie », « Les griffes de la nuit », « Twilight », « Scream »… Les adolescents sont friands de ces récits d’horreur. Souvent au grand dam des adultes, qui s’inquiètent de leur influence sur le psychisme des jeunes. Mais c’est l’adolescence en soi qui est terrifiante, rappelle Marion Hendrickx, psychiatre, dans un ouvrage à la fois documenté et teinté d’humour. Partant de sa pratique professionnelle, elle explique en quoi l’horreur fantastique aide les jeunes à aller du côté de la vie.

Depuis Bruno Bettelheim, les contes de fées ont trouvé leur place dans la psychopathologie des enfants. Mais avec l’horreur fantastique, n’est-on pas très loin du Petit Chaperon rouge ?

Il y a au contraire beaucoup de points communs entre les contes de fées et les récits d’horreur fantastique. En particulier leurs racines dans une tradition orale ancienne. La différence est que le conte de fées est un monde très cohérent avec un aspect fantastique mais pas inquiétant, alors que, dans l’horreur fantastique, il y a une dimension angoissante. Le conte de fées a une structure rassurante, avec un début et une fin heureuses et des formules consacrées comme : « Ils se marièrent et vécurent heureux longtemps. » Dans l’horreur fantastique, il n’y a plus besoin de ce type de repères. On peut ajouter que le conte de fées est un récit intergénérationnel, raconté par les adultes aux enfants. Le récit d’horreur fantastique, lui, est intragénérationnel. Les adolescents vont voir les films entre copains et s’échangent des livres en dehors de leurs parents. Il y a là quelque chose de l’ordre du défi ou de l’initiation.

Qu’est-ce que l’horreur fantastique ?

Ce sont tous les livres et les films dont l’objectif est de faire peur mais qui sont suffisamment éloignés de la réalité pour que l’on n’y croie pas. Ils ont presque toujours pour thème ce que j’appelle le « sacré inversé ». Cela démarre par une règle enfreinte ou une transgression dont va découler une forme de punition. Par exemple, entrer dans une maison hantée la nuit sans en avoir l’autorisation, ou encore nourrir un Gremlin après minuit. Le héros, le plus souvent un individu banal, va devoir se sortir de cette situation extraordinaire. D’ailleurs, il ne s’en sort pas toujours… C’est aussi une manière détournée de parler de sexualité. Ainsi, les vampires, traditionnellement dépourvus de sexualité génitale, aspirent le sang de leur victime par une morsure très sensuelle.

D’où vient votre intérêt pour ces récits ?

J’ai baigné dans cette culture à l’adolescence, et cela m’est revenu dans ma pratique professionnelle. Je travaille en effet dans un service prenant en charge, notamment, les troubles alimentaires d’adolescentes. Or j’ai été surprise de voir les ouvrages qu’elles ont sur leur table de chevet, par exemple ceux de Marc Levy. C’est très stéréotypé, tout ce qui se rapporte à la mort et à la souffrance y est gommé. C’est ce décalage entre ces lectures et celles d’autres adolescents qui m’a surprise. Je me suis demandé si les récits d’horreur ne comportaient pas finalement une dose de bonne santé mentale. Stephen King, un auteur connu, estime d’ailleurs que les récits qui font peur constituent une réaffirmation de la vie. Je me suis en outre interrogée sur le phénomène de répétition. Pourquoi un jeune va-t-il voir 15 fois le même film d’horreur, comme le tout-petit qui veut qu’on lui raconte indéfiniment la même histoire ?

Ces récits renvoient, selon vous, à des figures archaïques du psychisme adolescent…

Avec la puberté, l’adolescent doit appréhender un nouveau corps. Tous les interdits présents depuis la résolution de l’Œdipe, en particulier celui de l’inceste, se réactivent dans ce corps qui peut désormais leur donner réalité. L’adolescent doit donc repasser par les étapes initiales du développement de l’enfant, mais d’une autre manière, la génitalité étant maintenant présente. Or les récits d’horreur fantastique mettent en scène ces figures archaïques, avec les pulsions d’un côté et les interdits de l’autre. Les monstres et leurs victimes constituent les deux faces d’une même médaille. La maison maléfique apparaît ainsi comme la figure inquiétante d’une mère toute puissante et dévoratrice. Elle est la métaphore du fait qu’entrer dans le corps maternel est interdit et dangereux. Il faut fuir pour s’en sortir. C’est la réaffirmation de l’interdit castrateur qui permet aux adolescents de s’investir dans le monde, au-delà de leur mère. De même, l’histoire de Frankenstein et de son monstre évoque la problématique de la filiation, de l’abandon, du meurtre du père… Autant de questions qui agitent inconsciemment la plupart des adolescents qui, en devenant adultes, doivent tuer la fonction parentale.

Vous analysez longuement l’histoire de Carrie, publiée en 1974 par Stephen King…

Cette histoire, qui a donné lieu aussi à un film, est celle d’une jeune fille dans l’Amérique des années 1960 qui vit avec sa mère, obsédée par la religion, le péché et la pureté. Une célèbre scène la montre avoir ses premières règles dans les douches de son collège. Devenant femme, elle enfreint les interdits posés par sa mère et toute cette histoire tourne autour de la question : « Ai-je le droit d’être une femme ? ». L’émergence de sa féminité est symbolisée par les pouvoirs télékinésiques dont elle dispose et qui vont la dépasser. Elle va raser la ville et tuer tout le monde, à part sa meilleure amie. A la toute fin, Carrie demande pardon à sa mère, ce qui lui permet de mourir. Dans l’horreur fantastique, la mort n’est pas nécessairement néfaste. Elle symbolise un stade que l’on dépasse pour aller vers autre chose.

Ces récits horrifiques ne sont-ils pas négatifs pour le développement psychologique des jeunes ?

Contrairement à ce que peuvent penser les adultes, ils ne poussent pas à la transgression. Même si l’horreur fantastique met en scène des transgressions, le message est en réalité : « Il ne faut pas franchir les interdits, sinon il va vous arriver des bricoles. » La violence réelle du monde dans laquelle ils baignent me semble bien plus agressive. Et dans l’horreur fantastique, lorsqu’on tue un monstre, on sait que ce n’est pas réel. Les adolescents parviennent mieux que les adultes à mettre plus à distance la violence de ces récits. Pour eux, d’une certaine façon, cela reste proche du conte de fées, même si ces histoires leur font quand même réellement peur. Mais on peut penser que cette peur préexistait et que le récit les aide à mettre des mots et des images sur ces angoisses archaïques non formulées.

Vous qualifiez le récit d’horreur d’« antidoudou ». Pour quelle raison ?

Le besoin du monstre existe en chacun de nous. Lorsque l’enfant doit faire face à sa première séparation d’avec sa mère, vers l’âge de 3 ou 4 ans, il a besoin d’un doudou, qui constitue un petit morceau de la mère qu’il peut emporter avec lui. A l’adolescence, le jeune doit se séparer totalement de sa mère et le monstre représente alors l’exact contraire du doudou. Il est méchant, il a des dents, il mord, il dépèce, alors que le doudou est enveloppant et contenant. Mais les deux constituent un support permettant de gérer la relation et la distance avec les parents, même si c’est d’une manière différente.

De quelle façon utilisez-vous ces récits dans votre pratique professionnelle ?

D’abord, par une écoute particulière, en étant attentive à ce qu’en disent les jeunes qui en parlent de manière spontanée. J’ai, par ailleurs, réalisé une série de cartes sur lesquelles j’ai inscrit les noms des grands archétypes apparaissant dans les histoires qui leur font peur : vampires, loups-garous, savant fou, maison hantée, bossu, vieille femme, etc. Je leur demande de tirer ces cartes au hasard et de raconter une histoire en partant de là. C’est un support utile car, bien souvent, les adolescents ont beaucoup de mal à parler d’eux-mêmes. Cela facilite l’échange sans que ce soit moi qui impose ma propre histoire. Je pense à une jeune fille de 15 ans venue consulter pour énurésie. Elle n’a jamais parlé d’elle. Tout au long de la prise en charge, nous n’avons échangé que sur les films qu’elle voyait et les rêves que ceux-ci suscitaient. Toute la problématique familiale pouvait être lue à travers ces histoires, en particulier son impression d’être coincée et de ne pas pouvoir grandir. Au début, elle ne pouvait pas raconter la fin des histoires. Puis, progressivement, elle a commencé à pouvoir les mener à leur terme. Elle-même était alors moins empêtrée dans sa problématique d’adolescente empêchée de grandir.

Les éducateurs intervenant auprès de jeunes en difficulté peuvent-ils s’inspirer de cette approche ?

Déjà, au quotidien, il me paraît utile d’avoir une oreille attentive à ces histoires dans lesquelles ils baignent. Dans les moments de détente, lorsqu’il y a un débat autour d’un film ou d’un livre, il faut relancer le dialogue, susciter l’échange, éventuellement en expliquant que nous, adultes, nous n’y comprenons rien. Nous nous mettons alors dans une position de non-savoir par rapport à eux.

REPÈRES

Marion Hendrickx est psychiatre au sein de l’hôpital Saint-Vincent, à Lille. Elle intervient notamment auprès de jeunes âgés de 15 à 25 ans. Formée en thérapie familiale analytique, elle enseigne à la faculté libre de médecine de Lille. Elle publie Petit traité d’horreur fantastique à l’usage des adultes qui soignent des ados (Ed. érès, 2012).

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