Le mercredi soir, Sid Ali (1), 13 ans, rentre du centre d’éducation motrice (CEM) particulièrement fatigué. « Mais c’est une bonne fatigue, car il s’est beaucoup amusé, il a fait de la lutte », explique sa maman, heureuse que son fils, sourd et muet et souffrant de problèmes de motricité, puisse se défouler comme tout garçon de son âge. Avant d’entrer au CEM Jean-Marie-Arnion de Dommartin (Rhône) (2), Sid Ali ne pratiquait aucun sport…
La mission de ce centre est de concourir à l’épanouissement de jeunes infirmes moteurs cérébraux avec troubles associés, en les aidant à vivre aussi bien que possible dans leur corps et leur environnement grâce à un engagement marqué concernant leur confort physique, leur autonomie et leur équilibre psychologique et affectif. L’établissement, trente ans après son ouverture, a été entièrement rénové en juillet dernier afin d’accueillir 110 résidents âgés de 10 à 20 ans. Plus grande, la structure comprend désormais un espace Snoezelen, une salle de balnéothérapie etune piscine avec un bassin de 20 mètres de long. Au cœur du nouveau bâtiment, une salle multiactivité de 600 m2 équipée d’un mur d’escalade récemment acquis et de nombreux tapis de sol. Des équipements permettant de développer une large palette de sports adaptés : taï-chi-chuan, qi gong, foot-fauteuil, escalade, relaxation, natation, équitation, randonnée, activités de plein air et, donc, la lutte. On imagine difficilement des polyhandicapés pratiquer certaines de ces activités… Et pourtant 80 % des résidents du CEM participent au moins à l’une de ces activités physiques. « Ce sont des adolescents malgré tout, avec une énergie qu’il est bon de canaliser grâce au sport, observe Johann Tscherter, chef du service de kinésithérapie. Le sport est une activité fabuleuse à tous niveaux – social, éducatif, rééducatif, cognitif, physique… – puisqu’il permet à la fois de faire travailler les muscles, l’attention, l’organisation du geste, le respect des règles et des partenaires. Surtout, c’est un support ludique, joyeux, pour ces jeunes qui suivent depuis leur plus tendre enfance des heures de kiné tous les jours, et pour lesquels le corps est plus souvent source de souffrance et d’efforts laborieux. » Parce que ces enfants sont tous différents, tant par leur handicap que par leurs goûts et leur personnalité, une grande variété de sports doit leur être proposée. « Il faut pouvoir explorer tous les chemins, il y a toujours des choses à faire naître en eux. » Ces activités n’ont pas vocation à améliorer leur état de santé car, comme le précise Johann Tscherter, les personnes atteintes de paralysie cérébrale (généralement victimes d’un accident in utero, à la naissance ou peu après) sont atteintes de troubles moteurs et intellectuels qui ne peuvent a priori que s’aggraver, du fait de la croissance et de l’usure prématurée. Le sport est alors plutôt source d’épanouissement. Il n’est pas prescrit par le médecin mais celui-ci valide les propositions des éducateurs.
Au CEM, les adolescents sont pris en charge, soit à la journée, soit en internat, par une équipe de 135 professionnels en équivalent temps plein – médecin de rééducation fonctionnelle, neuropsychologues, infirmiers, orthophonistes, psychomotriciens, ergothérapeutes, kinésithérapeutes, éducateurs spécialisés, sans oublier les professeurs des écoles qui supervisent la scolarité –, sous la direction d’Alain Walter. Amateur d’arts martiaux, ce dernier présente la particularité de s’être entouré – bien que ce ne soit pas, selon lui, intentionnel – d’une équipe ayant une appétence pour les activités sportives : de Noël Mancino, cuisinier et pratiquant de budokaï, à Stéphanie Colombin, kinésithérapeute et experte en aïkido, en passant par Véronique Chavanel, monitrice-éducatrice au service éducatif et pédagogique et férue d’équitation, ou par Jean-Pierre Peyruseigt et Noël Zouioueche, éducateurs spécialisés, dont le premier est instructeur diplômé de taï-chi-chuan et enseignant de qi gong, et le second professeur de judo.
C’est notamment grâce à leur investissement qu’ont été impulsées, depuis quelques années, des demi-journées de démonstrations d’épreuves sportives, où sont conviés tous les résidents, les soignants, les familles et quelques personnalités locales. Fin mars, l’invitation a été lancée pour assister à une présentation d’arts martiaux. Un événement qui a nécessité deux mois de préparation et a mobilisé tous les intervenants, à commencer par ceux du service éducatif. En effet, les enfants scolarisés ont participé à l’élaboration d’un diaporama diffusé le jour J (voir encadré page 28) et ont eu la permission de manquer la classe pour participer à l’événement.
Cris de joie, applaudissements, encouragements ! Dans la salle polyvalente, l’ambiance ne diffère pas de celle d’une compétition officielle : micro à la main, le commentateur – François Farin, éducateur sportif – annonce le premier combat de lutte : Corentin contre Dimitri. Les deux résidents du CEM, âgés de 17 ans, ne semblent pas intimidés de montrer leurs prouesses devant la foule. Il faut dire qu’ils pratiquent la lutte tous les jeudis depuis six ans. Pourtant, ces adolescents n’ont pas l’usage de leurs jambes : leurs éducateurs les portent sur le tatami où l’objectif est, pour Corentin, de se saisir d’un ballon que protège Dimitri. La philosophie de la lutte est pacifique. Ce sport demande des qualités de force, de souplesse, de rapidité et un mental d’acier. Coup de sifflet… Les deux combattants y mettent beaucoup de cœur, Dimitri déchire même le maillot de Corentin en tentant de l’empêcher de passer derrière lui. Mais le beau brun a ses fans. Un tel combat peut durer des heures ; ici, le temps a été limité à une minute. Si personne ne ressort gagnant, le match est nul. Cette fois, pas de risque d’ex æquo : Corentin s’empare rapidement du ballon et remporte la manche haut la main. Le match suivant voit s’affronter François et Damien, 20 ans. Polyhandicapés, ces deux grands garçons sont néanmoins très motivés. Pour eux, le combat a nécessité des adaptations : chacun tient l’extrémité d’une sangle dans sa main et tire de toutes ses forces pour faire lâcher prise à son adversaire. Un excellent exercice de traction. Vues du public, les positions des deux garçons semblent douloureuses, inconfortables. « Ceci s’explique par le fait qu’ils sont hyperlaxes », pointe Franck Martinache, masseurkinésithérapeute, qui observe discrètement les joueurs et les protège s’ils prennent une mauvaise posture. « Même si c’est impressionnant, il n’y a pas de contre-indication et peu de risques de se luxer. » Chacun des combattants a sa technique et montre une grande volonté de gagner. C’est néanmoins François qui remporte les trois rounds, avant de retrouver son fauteuil électrique, le sourire aux lèvres. Comment Damien va-t-il vivre cet échec ? « Nous travaillons chaque jour la gestion des émotions des résidents. Il y a d’abord pour eux l’acceptation de leurs limites, puis l’échec, et enfin le fait que d’autres jeunes sont plus handicapés qu’eux et ne peuvent pas tout suivre. Certains l’acceptent mieux que d’autres, note Véronique Chavanel. Il y a quelques années encore, Damien rentrait carrément dans le mur avec son fauteuil quand il perdait. Cela a pris du temps – ce n’est déjà pas facile pour des enfants non handicapés –, mais il accepte désormais que, dans tout sport, on trouve toujours son maître. » La professionnelle rappelle que les deux jeunes combattants ont de bonnes capacités intellectuelles, ce qui n’est pas le cas de tous les résidents. « L’adhésion à un sport passe par l’assimilation d’informations pour se placer, se positionner, anticiper. Pour ceux dont ce n’est pas à la portée, j’anime le vendredi une activité “fauteuil électrique” où nous travaillons la maniabilité du fauteuil. Les résidents font des slaloms et des compétitions de vitesse par équipe. Un travail collectif et ludique est donc possible quel que soit le handicap. »
François Farin relance les festivités en annonçant au micro une démonstration de judo. L’assemblée s’esclaffe en voyant les éducateurs de la structure se mettre en scène sur le tatami, l’un en fauteuil, l’autre debout, afin de montrer les prises possibles quand on souffre d’un manque de mobilité. Avec la technique « ashi guruma », l’éducateur en fauteuil parvient à faire tomber le valide! Jean-Pierre Peyruseigt, éducateur spécialisé, se positionne ensuite au centre de la salle pour donner une leçon de qi gong, gymnastique traditionnelle chinoise. Chaque spectateur tente d’imiter ses gestes, ponctués par de longues inspirations et expirations. Il commence par masser le haut de son crâne, puis ses bras. Certains exercices nécessitent l’utilisation d’un bâtonnet. De nombreux résidents n’en ont pas la maîtrise et le font tomber. « Qu’importe leurs limites corporelles, dit Jean-Pierre Peyruseigt, le qi gong demande surtout une écoute à partir de ce qu’ils sont. Audrey, par exemple, paralysée d’un côté, manie le bâton d’une seule main et met son esprit entier dans la pratique. Cela permet de développer son attention. »
Retour à la lutte, avec cette fois un combat entre filles. Lamia affronte Charlotte. Plurihandicapée, âgée de 20 ans, Lamia a un bon niveau intellectuel. Ici, le travail éducatif a consisté à lui demander de s’adapter à une consigne physique, pendant le temps donné, de rester concentrée sur l’objectif et de produire un effort non pas violent mais prolongé. La jeune femme a élaboré une stratégie : elle s’enroule littéralement autour de la sangle pour mettre plus de force. Une technique efficace au premier round, mais qui n’empêche pas Charlotte de remporter le deuxième. Une belle est nécessaire pour départager les deux résidentes. Le vainqueur est Charlotte. Les parents de Lamia assistent pour la première fois à une telle représentation. « Les deux concurrentes avaient vraiment la gagne, c’est incroyable, s’enthousiasment-ils, pas déçus le moins du monde. La lutte, notre fille adore ça. Quand elle était plus jeune, elle était moins posée. Depuis qu’elle fait de la lutte, elle se défoule et cela joue sur son comportement : elle s’est calmée, assagie. Elle se sent aussi moins à l’écart des autres jeunes. Depuis 2004, elle pratique le foot-fauteuil au CEM, si bien que, quand elle rentre le week-end, elle peut jouer au foot avec sa petite sœur. Elle a aussi fait d’énormes progrès : à son entrée au centre, elle mettait plusieurs minutes pour se saisir de la manette de son fauteuil ; à présent, elle est capable de le conduire lors d’un match de foot. »
Dernière démonstration de la matinée : l’épée. Khandrin, 18 ans, est très lourdement handicapé par une paralysie cérébrale. Il peine à bouger la tête et à serrer l’épée de bois entre ses doigts. Pourtant, il a réussi à la manier après seulement quelques heures de cours avec Jean-Pierre Peyruseigt, la veille de la démonstration. « Aujourd’hui, il était fier de montrer ce qu’il savait faire devant tout le monde, relate l’éducateur spécialisé. L’épée est un outil de médiation très intéressant car l’idée est de coller les deux épées en suivant un mouvement commun, et non pas de s’opposer. En taï-chi, cette technique des “épées collantes” permet de décompresser et de s’exprimer dans un enjeu ludique. »
Le gong de fin retentit. François Farin annonce à tous les enfants qu’ils peuvent venir se défouler sur le tatami, à condition d’ôter leurs chaussures et d’être accompagnés d’un adulte. Martin, 18 ans, ne se fait pas prier. Son père, Jean-Christophe Barre, présent pour l’occasion, trouve cette initiative « fabuleuse ». « Pratiquer les arts martiaux dans un établissement comme celui-ci, ce n’est pas quelque chose auquel j’aurais cru a priori. Or cela fait un bien fou à ces enfants souvent hyperprotégés de pouvoir “se bagarrer” comme n’importe quel copain de leur âge – sachant que les éducateurs et les kinés font attention à tout moment à chaque type de handicap et ne leur demandent pas plus que ce qu’ils peuvent faire. Cela a vraiment permis à mon fils de développer sa coordination. »
Au terme de la matinée, les jeunes filent déjeuner et reprennent leurs activités habituelles. L’occasion de s’entretenir avec Véronique Chavanel, la monitrice-éducatrice, qui propose chaque semaine une activité équitation. « Nous sommes cinq accompagnateurs pour cinq jeunes choisis parmi ceux qui parviennent à tenir leur buste ou qui sont marchants. Ils ne pratiquent pas plus d’une heure et demie de suite, sans quoi cela devient trop pesant. On a des retours gratifiants, même si leurs possibilités de progrès sont minimes. Vous vous rendez compte qu’il y a des résidents qui n’arrivent pas à manger seuls mais qui parviennent à diriger un cheval avec des rênes adaptées ! C’est un épanouissement que nous pouvons leur apporter grâce au sport. » Selon Noël Zouioueche, le judo, qu’il enseigne durant son temps libre mais n’est pas encore proposé dans la structure, pourrait aussi leur faire beaucoup de bien. « J’ai déjà travaillé ce sport avec des personnes trisomiques et je pense qu’on peut l’adapter pour des infirmes moteurs cérébraux. C’est compliqué pour ceux qui sont en fauteuil, mais avec les résidents qui sont debout, il y a beaucoup de possibilités. En tant que partenaire, à moi de mettre moins de résistance pour qu’ils puissent travailler sur leurs techniques. Au judo, on doit saisir le kimono et quand on fait tomber l’adversaire, la règle est de lui tenir la manche pour limiter le choc. J’ai testé l’exercice avec quelques jeunes et cela a nécessité un travail intensif car ils ne savent pas contrôler leur force. Ce qui est difficile pour eux, c’est à la fois de comprendre, de retenir et d’exécuter. Aujourd’hui, je leur avais demandé de montrer ce qu’ils avaient appris mais certains se sont rétractés, car les regards extérieurs les troublent. Il est nécessaire de les amener à s’ouvrir, progressivement. Ainsi, si le CEM ouvre une activité judo, j’aimerais qu’à terme ils puissent échanger avec des valides de clubs extérieurs. »
La pratique sportive inspire également l’équipe de kinésithérapeutes. « J’utilise des échauffements d’aïkido pour mes séances de kiné, atteste Stéphanie Colombin. Aujourd’hui, j’ai repéré dans les démonstrations de lutte des idées pour mes prochaines séances, notamment pour les ouvertures de jambes, les rotations de hanche ou encore le déplacement latéral pour les jeunes qui tiennent à genoux. Les résidents en ont assez des exercices de kiné, et si nous parvenons à jumeler exigence orthopédique et aspect ludique et énergétique, ce serait formidable. » Au même moment, un jeune passe à côté d’elle en kart adapté… Le CEM est, certes, particulièrement spacieux et tous les moyens sont bons pour se déplacer dans les couloirs. D’ailleurs, certains éducateurs n’hésitent pas à prendre la trottinette, voire le vélo, pour se rendre d’une aile à l’autre du centre. Bref, au CEM Jean-Marie-Arnion, le sport est partout ! « En prenant mes fonctions en 2008, j’ai été surpris par le nombre d’activités sportives proposées, témoigne Alain Walter. J’étais étonné aussi de voir à quel point les jeunes s’étaient investis et ce qu’ils étaient capables de faire avec quelques adaptations. C’est une revanche sur la vie. » De même, le directeur se félicite de l’effet fédérateur du sport : « Les professionnels, selon leurs formations et leur vécu, ont des idéologies différentes, des approches du jeune variées. Mais pour les activités sportives, il n’y a aucun clivage. »
Les élèves de l’unité d’enseignement du CEM ont préparé un diaporama avec leurs professeurs pour présenter les sports de la demi-journée de démonstration et donner leur avis sur la lutte, la boxe, l’aïkido, le judo, l’équitation. Extraits.
« Moi je fais de la lutte pour être avec des coéquipiers. Avant j’avais peur de me faire mal, mais maintenant je sais que, dans ce sport, on ne se fait pas mal » – Samson
« La lutte, j’aime bien. Ce qui me plaît, c’est d’être sur le tapis, tenir le jeune, et après saluer » – Angélique
« Ce que j’aime, c’est faire la bagarre avec l’autre ! » – Denis
« J’aime la lutte parce qu’on se combat entre copains. Il y a un gagnant et un perdant » – Anthony
« J’ai voulu découvrir l’aïkido car j’aime bien les sports de combat pour faire tomber les autres. J’y ai découvert le respect. J’y passe de bons moments avec mes amis » – Dimitri
« Je suis contente de pouvoir faire du cheval au CEM car j’aime trotter. Je monte déjà à cheval le week-end quand je suis chez ma grand-mère. Mes jambes sont raides et c’est difficile pour moi de me mettre en selle, mais au bout d’un moment je sens que mes jambes descendent et ça me fait du bien » – Marine
(1) Le CEM n’a pas souhaité que les noms des familles soient dévoilés.
(2) CEM Jean-Marie-Arnion : 2023, route des Bois – 69380 Dommartin – Tél. 04 78 43 58 00 –