« La “conférence de consensus sur la recherche en travail social”, prévue pour 2012, me semble être l’exemple typique de la fausse bonne idée, tant sont mêlées des questions de nature différente. Dans ce projet, la question de l’éventuelle consistance d’une recherche en travail social est en effet engluée dans des enjeux extrascientifiques, comme ceux de la création de hautes écoles professionnelles et de doctorats professionnels en travail social, ou encore ceux liés aux rivalités entre des notables du travail social (dotés de titres universitaires et qui souvent ne sont pas ou plus travailleurs sociaux) et des notables des sciences sociales, chacun parlant du travail social aux travailleurs sociaux, voire parlant au nom des travailleurs sociaux.
Lutte de légitimité, lutte de places, lutte de débouchés (car la formation supérieure des travailleurs sociaux, avec son lot de postes de formateurs et de directeurs, son lot de publications d’ouvrages, est un marché qui suscite bien des convoitises) viennent alors polluer des questions de définition de champ scientifique, d’épistémologie et de résultats de la recherche, qui sont les seules qui vaillent.
Le séminaire qui a lancé la préparation de cette conférence, qui s’est tenu le 14 octobre dernier, sous l’égide de la chaire de travail social et d’intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), me semble annonciateur de ces confusions de registres et malentendus susceptibles de produire de faux consensus. Rien que son intitulé résume l’ambiguïté : “Savoirs professionnels, hautes écoles, universités : quelle légitimité pour la recherche en/dans/sur le travail social ?”. Que veut dire la mise sur le même plan de l’objet à éclaircir (savoirs professionnels) et des institutions (hautes écoles, universités) susceptibles d’étayer, de façon concurrente, des démarches de construction de savoirs professionnels et/ou de connaissances scientifiques ? Ce qui est accolé à cette entame est encore plus surprenant : la “légitimité pour [sic] la recherche” ne lui viendrait-elle que d’institutions qu’on découvre légitimantes (hautes écoles, universités) et de l’existence préalable de “savoirs professionnels” qui, du coup, ne sont même plus à interroger dans leur validité et leur degré de scientificité ?
Le programme de cette journée annonçait quatre thématiques – et aucune problématique. Premier thème, “la production des savoirs, savoirs professionnels et savoirs académiques”, qui laisse entendre que la légitimité n’est pas liée aux contenus du savoir mais à la légitimation par (l’université, l’académisme, la professionnalité, barrer les mentions inutiles), et induit des espaces de pensée légitimés clôturés, qui n’auraient plus rien à se dire.
Deuxième thème, “la reconnaissance du travail social comme discipline”, mis en parallèle avec “l’exemple des ’sciences de gestion’” et “la situation à l’étranger” (l’existence au Québec d’une discipline universitaire “Travail social”. L’argument peut difficilement faire autorité : l’existence d’un précédent ne saurait être une justification de type scientifique. C’est pourtant cette idée qu’on retrouve dans la tribune de Marcel Jaeger et Frederik Mispelblom Beyer annonçant la conférence de consensus (1), où le mot “science” est mis à toutes les sauces (sciences de gestion, sciences d’activités physiques et sportives). Au risque de doucher des enthousiasmes, on rappellera que l’on a renoncé il y a fort longtemps à des justifications finalistes ou thématiques pour définir les champs scientifiques. Ceux-ci reposent aujourd’hui sur des paradigmes unificateurs, des systèmes de pensée complets et particuliers servant à interroger un large pan du réel. Il est aussi incongru de penser développer une science du travail social que de penser à la (re) fondation de sciences comme la familiologie, la migratologie, la criminologie ou l’alchimie.
Troisième thème : “Les synergies recherche/ingénierie/formation, les finalités de la recherche en/dans/sur le travail social, les attentes du secteur professionnel”. Une fois de plus, la question de la scientificité des savoirs liés au travail social est engluée dans des questions extrascientifiques qui sont autant d’obstacles : la recherche a besoin de détachement vis-à-vis de ce qui est extérieur à son objet et aucun chercheur ne doit s’encombrer de questions (attentes des professionnels, finalités opératoires, débouchés en termes d’ingénierie et de formation) qui orientent (ou biaisent) un peu plus son regard.
Quatrième thème : “La valorisation de la recherche, la perspective d’un doctorat dans le champ du travail social”. Là encore, le problème scientifique et épistémologique à résoudre au préalable est évacué, on se préoccupe des tuyaux et des canaux légitimants et non de ce que valent les contenus à faire circuler. Ce n’est pas pour rien que les articles de sciences sociales sont évalués en double aveugle par les revues : l’évaluation de la qualité, donc de la légitimité, doit être interne à la pensée (originalité et solidité du savoir lui-même) et non externe, liée au “qui parle” et à partir de quelle institution.
Moyennant quoi, au cours de ce séminaire CNAM du 14 octobre 2011, une seule présentation parmi les neuf, celle du chercheur Jean Foucart, de la Haute Ecole de Louvain-en-Hainaut, en Belgique, a pris la question épistémologique à bras le corps, sans la polluer avec des questions d’enjeux extrascientifiques. Cette présentation concluait à la non-spécificité d’une discipline “recherche en travail social”, faute d’un paradigme original unifiant l’ensemble des emprunts disparates que ceux qui ont tenté de penser le travail social ont faits aux sciences sociales constituées.
Le travail social n’a que des questions professionnelles d’articulation des fins et des moyens, des cas et des cadres, des aidants et des aidés, des intentions et des faits, à analyser et à comprendre/résoudre. Ces problèmes induisent certes des savoir-faire et des interrogations, mais ne font pas un regard et une problématique spécifique, totalisante et originale. S’il n’y a pas de questionnement original et de paradigme, si les méthodes et théories sont d’emprunt, alors rien ne plaide pour une autonomie disciplinaire.
Il n’y a que deux questions à poser à la recherche en travail social : ses méthodes de construction de l’objet d’étude, de démonstration et ses concepts sont-ils convaincants ? Les méthodes, démonstrations, concepts et résultats sont-ils spécifiques et originaux au regard de ce que produisent déjà les sciences sociales existantes ?
Si le bilan – essentiel – de ce qui se réclame d’une recherche en travail social reste à faire, je peux à défaut parler de ma modeste expérience de la question. Ancien assistant de service social scolaire, je suis un pur produit de la chaire de travail social du CNAM, premier diplômé du master “travail social” en 2004 et premier à ensuite terminer une thèse. Ayant assuré trois ans de cours et de suivi de mémoires en master “travail social”, puis étant devenu maître de conférences en sociologie à Lyon-2 tout en restant formateur et directeur de mémoire dans le cadre de diplômes professionnels pour travailleurs sociaux, je pense avoir une vision assez claire des limites d’une démarche de recherche qui ne passerait pas par une rupture (permise par les sciences sociales) avec les présupposés et les enjeux hérités de la pratique professionnelle.
Parmi les travailleurs sociaux qui ont terminé leur master “travail social” CNAM, les mémoires réussis ont toujours demandé un retour sur la pratique et un retour sur soi au cours d’un processus d’enquête qui a été une épreuve et une mise à l’épreuve de son identité de travailleur social et de ses idéaux professionnels. Réflexivité, mise à distance, retour sur soi et sur son métier permis par les sciences sociales, voilà qui renvoie à une recherche sur le travail social, et non à une recherche en travail social qui risque bien de fonctionner comme une machine à légitimer les travailleurs sociaux dans le débat public. Là encore, je parle en connaissance de cause pour avoir vu tant d’étudiants-travailleurs sociaux, au CNAM et ailleurs, tenter d’instrumentaliser une démarche d’enquête pour légitimer leurs prénotions et leurs rôles d’acteurs du travail social.
Quant aux connaissances produites dans ces mémoires, elles sont non spécifiques, il s’agit simplement de sciences sociales, avec en dominante un regard sociologique, c’est-à-dire un état d’esprit permettant de ne plus être pris par l’action et l’autojustification dans l’action. C’est à la condition de ce changement de regard et de ce détachement que dans les mémoires que je dirige les intentions de faire, le travail prescrit et les idéaux professionnels s’effacent au profit de descriptions factuelles du faire, du travail réel et de la variabilité des ajustements du faire à ce à quoi on a affaire.
Ces conclusions tirées de l’expérience ne signifient pas que les travailleurs sociaux ou les formateurs en travail social n’ont rien à dire. D’une part, ils peuvent produire des connaissances en suivant des sillons épistémologiques déjà tracés et ayant fait leur preuve, peu importe d’ailleurs l’institution où ils le font. D’autre part, je suis aussi convaincu qu’ils peuvent dire quelque chose de leur pratique directement et qu’ils le diront d’autant plus librement s’ils sont détachés de tous enjeux de reconnaissance, de légitimation ou de carrière. La parole libre, vivace, intransigeante et intelligente qu’on trouve sur des blogs de travailleurs sociaux le démontre (2). Cette parole des praticiens eux-mêmes ne relève ni de la sociologie, ni de la défense corporatiste d’un milieu professionnel par des notables autoproclamés porte-parole, ni d’une quête de respectabilité ou de place. Elle montre que l’essentiel est de porter une conviction, non de la travestir en la faisant passer pour un discours savant, légitimé et légitimant. »
Contact :
(1) « Pour une conférence de consensus sur la recherche en travail social », voir ASH n° 2709 du 13-05-11, p. 30.
(2) Voir certains blogs de collectif de travailleurs sociaux, par exemple : Nous Restons Vigilants (