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Redonner du souffle aux personnes exclues

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Sophrologie, yoga, qi-gong, méthode Feldenkrais… font leur entrée dans les structures accueillant des personnes en difficulté. En les autorisant à renouer avec leur corps, ces pratiques les aident à retrouver un mieux-être. Etayant le travail social, ces outils innovants peuvent contribuer à une remise en mouvement.

« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus », disait la chorégraphe allemande Pina Bausch. Mettre son corps en mouvement pour que la vie se mette en mouvement, c’est de cela dont il s’agit. Au-delà de la danse, maintes pratiques engageant le corps – sophrologie, yoga, méthode Feldenkrais, de Body-Mind Centering (BMC), qi-gong, tai-chi, calligraphie… – ont inscrit le mouvement au cœur de l’expérience individuelle. Liant geste, souffle, concentration, ces disciplines privilégient le recentrage sur soi, sur l’instant présent, l’écoute des sensations, stimulent l’énergie et favorisent l’apaisement du mental. Aujourd’hui, ces approches intéressent des structures sociales désireuses d’apporter un mieux-être physique et psychologique à leurs usagers.

A Versailles, l’association Rive propose ainsi, depuis deux ans, dans son accueil de jour pour femmes en grande précarité, un atelier yoga et des séances de sophrologie pour les aider à souffler, au propre comme au figuré. Ces dernières se décomposent en exercices dynamiques autorisant une détente, un relâchement des tensions, l’évacuation du stress… puis en visualisations statiques. « Il s’agit de relaxations guidées à la voix. On parcourt mentalement le schéma corporel, puis on parvient à un état de conscience proche de celui où l’on est avant de s’endormir, et on travaille l’imaginaire à partir d’images agréables. Suit un temps d’échange sur le ressenti », explique Emmanuelle Goutx, sophrologue bénévole à l’association Stane (1), dont l’objet est d’offrir un accès à la sophrologie aux personnes en difficulté financière et psychologique. La méthode vise à remettre les individus en contact avec leurs ressources positives et à les faire éclore. « C’est une façon de se vivre autrement, sans jugement », poursuit-elle.

Renouer avec son corps, c’est d’abord, pour beaucoup, se sentir vivant. « Quand on est à la rue, on perd l’estime de soi. Avant même la question de l’insertion, c’est celle de l’existence qui est posée. Par le yoga ou la sophrologie, ces femmes apprennent à réhabiliter leur corps. Ces ateliers sont essentiels car ils mettent en place l’existence de la personne », affirme Stéphanie Gilliet, éducatrice spécialisée, responsable de l’accueil de jour de Rive.

Dans les Pyrénées-Atlantiques, même constat. Une femme au RSA (revenu de solidarité active) a confié aux animateurs locaux d’insertion que la sophrologie l’avait empêchée de basculer au moment où elle se sentait mourir. « Elle a ressenti quelque chose de vivant en elle qui lui a permis de rat­traper le fil », précise Agnès Arruebarrena, assistante sociale à la Maison de la solidarité départementale de Bayonne, qui, depuis fin 2010, exerce à mi-temps en tant que sophrologue dans le cadre d’une expérimentation du conseil général. « Travailleur social depuis 20 ans, je cherchais une autre manière d’intervenir dans les quartiers », souligne-t-elle. La sophrologie lui ayant beaucoup apporté, elle décide de suivre une formation diplômante. Aujourd’hui, elle intervient dans plusieurs antennes ou à domicile auprès de personnes dont elle n’assure pas le suivi social, et croule sous les demandes. « Au départ, j’avais des craintes sur les capacités de ce public à se lâcher. Je me disais : quand on manque de tout, qu’on a une santé précaire… peut-on se poser dans un coin pour souffler et se recentrer ? Or ils vivent à fond l’expérience et sont très demandeurs », se réjouit l’assistante sociale. Cet intérêt, Caroline Pomarede, sophrologue à Stane, l’a également vite ressenti lors des séances dispensées auprès des femmes au RSA du lieu de rencontre et d’accompagnement de Biarritz. « Malgré leur souffrance, leur concentration et leur écoute sont incroyables. Je ne rentre pas dans leur problématique, je ne m’intéresse qu’à ce que ces femmes, qui ont l’impression de n’être rien, vivent là dans leur corps. J’insiste sur des choses simples : l’ancrage dans le sol, les points d’appui, la conscience de la respiration…, ça les rassure. Ces femmes sont angoissées et trouvent tout compliqué : leur vie, leurs relations familiales, les démarches sociales… », témoigne-t-elle. Remettre les personnes positivement en lien avec un corps dont elles sont déconnectées, qui les fait souffrir ou qu’elles malmènent, leur permet de se réapprivoiser dans leur globalité. « Se concentrer sur le corps ramène le mental au présent, or ce qui angoisse souvent, c’est de cogiter sur le passé ou le futur. Il en ressort une sensation de calme. Cela ramène aussi à l’unité. Notre société morcelle ­beaucoup l’individu, la prise en charge sociale en est un exemple. Or, à force, on se perd », reprend Agnès Arruebarrena. L’assistante sociale constate notamment que beaucoup d’enfants « n’ont pas » de corps, faute d’activité physique ou parce que, maltraités, ils se sont coupés de leurs émotions. « Ces gamins n’ont aucune idée de leur schéma corporel. Ils se cognent partout, trébuchent. Or le corps, c’est le rapport au monde et aux autres. Sans lui, il n’y a pas de relation », analyse-t-elle. De façon ludique, elle les amène à reprendre de la consistance, à se redresser, leur fait écouter leur cœur, son ralentissement par le souffle, tester la respiration par le ventre… Par cette expérience, ils retrouvent une sécurité. Passer par le corps, le silence, offre aussi de contourner la parole, pas toujours accessible, pour évacuer un mal-être.

Formée à des techniques de massage et à la sophrologie, Souerad Saïd, psycho­sociologue, l’a constaté en animant des ­ateliers de relaxation auprès de publics prostitués, notamment à l’Amicale du Nid. « Ces personnes vivent un phénomène de décorporation et morcellent leur corps pour le commercialiser. Aussi certaines éprouvent-elles des difficultés à être touchées. Les pieds restant le seul endroit à ne pas avoir été instrumentalisé, la réflexologie plantaire se révèle une bonne porte d’entrée. Peu à peu, ce toucher peut laisser place à un modelage global, autorisant une prise de conscience douce du schéma corporel et l’acceptation de ce corps bafoué », résume-t-elle. Un travail de renarcissisation, un processus d’unification parviennent à s’effectuer. Enfin, « dans la relaxation, une émotion profondément enfouie peut surgir. Cela peut favoriser l’émergence d’une parole jusque-là empêchée et permettre d’envisager une orientation vers un accompagnement psychologique. »

Au fil du temps, quand une régularité s’installe, professionnels et participants notent des évolutions. Baisse de l’anxiété, meilleur sommeil, finesse de perception du corps… Certains commencent à prendre davantage soin d’eux, à retrouver de la joie, à restaurer une confiance en eux… « Les femmes, souvent énervées, ressortent des ateliers détendues. Certaines disent aussi qu’elles réussissent mieux à gérer leurs émotions, à prendre de la distance », assure Stéphanie Gilliet. L’équipe en tire profit. « Elles sont plus enclines à comprendre leur situation et moins dans la tentation de libérer leurs tensions sur l’autre. » Face à une personne plus sereine, mieux dans son corps et sa tête, il devient plus aisé de parler de projet et d’insertion, de retisser le lien avec les services sociaux. « Souvent, ce type d’ateliers est perçu comme un luxe mais offrir un toit et à manger à quelqu’un ne suffit pas. Redonner un début de sécurité, un mieux-être, cela fait partie, pour moi, de la démarche qualité dans le travail social. On a affaire à des gens aux conditions de vie épouvantables, baladés, à des étrangers désocialisés… un lien au corps, un ancrage à la terre, n’a rien de superflu. Le corps peut faire souffrir mais il peut aussi aider », affirme la responsable, qui admet cependant que tous les usagers ne s’en emparent pas. Pour l’assistante sociale de Bayonne, l’expérience aussi se révèle concluante. D’autant que ses collègues travailleurs sociaux ou soignants orientent vers elle des usagers et lui font des retours positifs. « La sophrologie n’est pas la panacée, mais utiliser le corps comme porte d’entrée est intéressant et complète avec bonheur le travail social. Cela responsabilise les gens et favorise leur autonomie puisqu’ils peuvent s’emparer des outils pour s’apaiser s’ils se sentent mal, et ils le font. J’ai aussi l’impression que ça les met en route. Ils étaient immobiles, ça crée du mouvement. Quand on se sent exister, on a moins peur du monde et on subit moins », observe-t-elle.

Des pratiques à la marge

Le recours aux techniques corporelles reste cependant encore timide. Parmi les raisons : le resserrement des budgets, qui ne pousse pas à innover, la méconnaissance de ces approches, voire la méfiance à leur égard. La plupart des pratiques ne sont pas réglementées. Au mieux, les praticiens ont suivi un cursus sérieux couronné d’un diplôme. Certaines écoles se battent d’ailleurs pour obtenir la reconnaissance des pouvoirs publics. « La solidité des formations est un enjeu important. L’absence de réglementation pose la question du charlatanisme. Certaines techniques sont suffisamment anciennes pour avoir été répertoriées mais, pour d’autres, il est parfois difficile de savoir la qualité des formations et des fondements théoriques et pratiques donnés », reconnaît Isabelle Ginot, directrice du département « Danse » à l’université-Paris VIII, responsable du diplôme d’université « Techniques du corps et monde du soin » (2) et praticienne Feldenkrais. Mais la frilosité se nourrirait aussi d’un phénomène plus profond. « La question du corps pris dans sa globalité a déserté les pratiques professionnelles. Au fil de l’institutionnalisation du champ médico-social, la culture dominante a marginalisé les savoirs subjectifs sur le corps », constate l’universitaire. Ainsi, lorsqu’il existe, le discours sur le corps néglige la dimension expérientielle. « On fait référence à l’image ou à l’estime de soi sur un mode : avoir une bonne hygiène, soigner son apparence, faire une activité physique… mais pas à l’expérience du sujet, la compréhension de ses sensations, l’expression de ses ressentis », développe Michel Repellin, chargé de mission à l’Association d’individus en mouvements engagés (AIME) (3) et coordinateur du diplôme universitaire. De fait, les pratiques corporelles sont rarement utilisées « comme outils utiles à nourrir le regard du travailleur social ou du thérapeute sur la personne accompagnée. On leur reconnaît un impact bénéfique mais on ne s’intéresse pas à ce qu’elles font bouger. Or ces techniques travaillent l’estime de soi, la reconnaissance du corps mais opèrent aussi des déplacements en termes identitaires, dans la relation aux autres, dans sa capacité à reconnaître ses besoins, ses désirs… », poursuit-il. Entre recherche et terrain, en lien avec Paris-VIII, l’AIME entend donc apporter aux acteurs des clés pour comprendre ce que ces pratiques et leurs usages mettent en jeu pour les ­personnes accompagnées et les professionnels, et comment ils se les approprient. A cette fin, depuis 2008, elle conduit des ateliers autour notamment des méthodes Feldenkrais et BMC (4).

Soutenue par Sid’Action, l’AIME est intervenue auprès des usagers de maintes structures du champ du VIH et des hépatites, où prévaut une vision médicale du corps. « Pour nous, tout sujet malade est d’abord un sujet vivant. Notre approche du travail corporel rejoint en fait la notion d’accompagnement global du médico-social. Mais le principe est de placer la question du geste – plus que du corps – au centre de celle de l’autonomie, de l’empowerment », résume Isabelle Ginot. Les projets n’ignorent pas la question de la maladie mais la mettent à distance et s’écartent du champ du bien-être ou des thérapies complémentaires. Il s’agit notamment d’observer comment le geste de quelqu’un est traversé, voire freiné, par son contexte de vie. Une telle lecture se revendique comme éminemment politique. « La précarité vulnérabilise ces personnes, elle génère des stress : douleurs articulaires, souffrances psychologiques… Notre travail cible la sensation, la perception, car ce champ aussi est atteint par un contexte social et politique violent, explique la chercheuse. Cela peut fournir des clés du vécu corporel de l’exclusion. Par ailleurs, redonner du mouvement à quelqu’un a aussi un sens politique. »

La démarche n’en est qu’à ses débuts et nécessitera du temps car elle pose des problèmes conceptuels et de culture professionnelle. Tout d’abord, il existe une dif­ficulté à communiquer sur ces approches, de l’ordre de l’impalpable, ce qui n’incite pas les acteurs du social ou du soin à bien en percevoir les enjeux. Ces projets peinent ensuite à être portés par une équipe, et non par un seul professionnel convaincu, et donc à être conçus en pluridisciplinarité comme des outils d’accompagnement parmi d’autres et valorisés. Autre frein : la culture du travail social, qui privilégie la relation individuelle, la crainte de ne pas maîtriser ce qui se joue dans un atelier collectif, la priorité donnée à la résolution de problèmes concrets urgents, l’importance des files actives des assistantes sociales ou des psychologues. La notion de temps est en effet essentielle d’autant que « les pratiques somatiques sont un travail sur la lenteur. Cela entre en conflit avec les injonctions en tout genre, notamment de rendement », confirme Isabelle Ginot. L’évaluation se révèle un autre obstacle car il est difficile de faire rentrer ces approches dans des grilles toutes faites. Pour estimer son action, AIME a d’ailleurs choisi d’impliquer les personnes. « Nous voulions repérer, sans le penser à leur place, ce qui était mis au travail pour elles, leurs attentes, leur vécu, l’apport de la pratique », explique Michel Repellin. Dès le début, un protocole d’entretiens a donc été mis en place. De l’analyse en cours, il ressort d’ores et déjà que les participants relient cette pratique à des sphères dépassant le cadre médical et les préoccupations fonctionnelles du geste. « Cela touche surtout les représentations de soi, notamment la question de la confiance et la capacité à élargir son potentiel d’action par le geste, mais aussi leur rapport au monde », constate Violeta Salvatierra, chercheuse à Paris-VIII. Evaluer suppose de plus d’isoler les pratiques, ce qui se révèle peu adapté. « La démarche fonctionne quand elle s’inscrit dans un projet collectif plus large et que cela permet à chacun de projeter cette expérience là où sont les besoins de la personne. » Les approches s’apportent alors l’une l’autre. A Dessine-moi un mouton, qui aide les familles confrontées au VIH, les séances de BMC nourrissent ainsi le travail pluridisciplinaire. « En atelier, ces personnes au vécu corporel douloureux abordent le comment : comment elles habitent leur corps, leur vie ; avec moi, elles abordent le pourquoi, témoigne Audrey Hauchecorne, psychologue. Elles me parlent d’emblée de leur ressenti et je peux reprendre cela. Si l’une me dit qu’elle a été “vibrante”, je vais la relancer, c’est un excellent support d’interprétation. A l’inverse, quand une plainte somatique risque d’envahir l’entretien, je peux suggérer de voir d’abord cela en BMC et d’en reparler ensuite. » Au fil du temps, celle-ci constate des changements de posture, au plan physique comme psychologique. « Une patiente à qui j’ai fait remarquer qu’elle s’asseyait différemment m’a répondu qu’elle n’avait plus mal mais aussi qu’elle se sentait “moins vide”. Depuis plusieurs mois, elle apprend à se vivre autrement. »

LE YOGA, UN APPUI POUR LE PSYCHISME

A Paris, sept jours sur sept, les psychologues de l’association Epoc (5) accueillent, orientent ou suivent gratuitement des publics en difficulté. « Nous recevons de façon très accessible des personnes en souffrance psychique et sociale, en désinsertion, en rupture de liens », résume Sylvie Ullmann, sa directrice. Outre les consultations, la structure mène des actions pour les aider à « renouer quelque chose de leur vie sociale ». Dans ce cadre, elle propose des ateliers à visée thérapeutique, dont certains reposent sur une pratique corporelle : yoga, qi-gong, corps-voix-parole, et s’achèvent par des temps de verbalisation. « La plupart des participants souffrent de troubles anxieux. Ils recherchent une solution dans la rencontre avec les autres. Le yoga devient alors une médiation possible avec ce qui était trop difficile à supporter. Vivre d’autres façons de respirer apporte un certain soulagement », relève Jocelyne Hatchuel, psychologue clinicienne et enseignante de yoga diplômée. Une discipline qu’elle emploie depuis longtemps comme médiation thérapeutique en psychiatrie adultes à l’hôpital de Poissy. A Epoc, l’atelier conjugue postures et relaxation. « La finalité du yoga s’y exerce par l’éveil de la conscience sur sa respiration comme sur l’image que chacun se fait de son corps et de sa capacité à l’habiter. Cela favorise une détente car il existe un lien étroit entre ressenti émotionnel et respiration. Je travaille donc ce fil continu entre l’intérieur et l’extérieur », explique-t-elle. Amplifier le souffle facilite la mise à distance, le lâcher-prise. Les effets d’allégement se faisant sentir d’emblée, les publics se révèlent assidus. « Ils font ensemble l’expérience d’un lieu et redécouvrent la place qu’ils peuvent prendre avec autrui. Une mémoire du corps peut s’inscrire, se réécrire, et instaurer le sentiment d’une continuité subjective », poursuit-elle. En yoga, la performance n’a pas de sens et le non-jugement prévaut. « Il ne s’agit pas de faire bien ou pas bien, mais plutôt de s’installer dans une présence à ce qui se fait », précise Jocelyne Hatchuel, qui adapte le choix des postures. Notamment, elle fait éprouver le lien existant entre la perception du corps en appui sur le sol et la confiance produite par cette expérience.

En fin de séance, chacun peut partager son ressenti. « Exprimer ce qui a été vécu et écouter ce que les autres disent est important. Le groupe devient ainsi un autre support à ce qui s’est passé », observe-t-elle. Une séance ressemble en fait à « un rêve accompagné », qui permet au patient d’être un peu plus en contact avec sa vie psychique et d’en avoir moins peur, « de s’approcher un peu plus de lui-même ». En effet, analyse-t-elle, « le recul généré par l’observation de l’état intérieur introduit un élément tiers propice à s’établir en soi-même. Le sujet y expérimente un espace, qui insuffle au sentiment de vivre de nouveaux possibles ».

LA CALLIGRAPHIE, UN LANGAGE DU CORPS

Faire bouger les détenus de la maison d’arrêt de Châlons-en-Champagne. Tel était le défi lancé, il y a plus de dix ans, à Anne-Marie Doé de Maindreville, enseignante de calligraphie japonaise et formatrice à l’école française de yoga de Paris. Un projet danse avait été développé dans la prison mais seules les femmes y avaient adhéré. Depuis, elle y a fait entrer la calligraphie. Considérée comme un art martial, cette discipline du zen engage tout le corps car c’est lui qui amène le pinceau sur le papier. « Le pinceau ne bouge pas, il reste vertical. Quant au mouvement, il est rythmé par la respiration. Le pinceau laisse en fait la trace de notre souffle sur l’expiration », explique l’enseignante. Première tâche donc : faire prendre conscience de la respiration. A cette fin, des thèmes tels le vent, l’énergie…, sont travaillés. « Je rebondis sur la culture des élèves. Tous connaissent Bruce Lee et le “cri qui tue”. Je les sensibilise donc à l’importance de l’expiration pour l’émettre. » En outre, pour bien mouvoir son corps quand on est assis, il faut apprendre à se percher sur ses ischions, maintenir ses pieds ancrés au sol et son dos redressé. Aussi l’atelier débute-t-il par des exercices d’étirement, de détente. « J’en introduis aussi au fil de la séance car les détenus se fatiguent vite. La calligraphie exige beaucoup de concentration », détaille l’enseignante pour qui il est essentiel « de remettre ces personnes en accord avec un corps très nié en prison ».

Avec la calligraphie, les détenus font aussi l’expérience du silence. « Ils aiment venir car c’est un espace dédié à la tranquillité, qui rompt avec le bruit carcéral. Le pinceau à la main, on n’a pas le droit de parler pour qu’existe cette alternance de conscience du geste et de détente », souligne-t-elle. Les détenus disent gagner en sommeil et en sérénité. L’un a même confié au directeur aimer au plus haut point « le silence du pinceau qui glisse sur le papier ». Enfin, le corps, c’est aussi le toucher. La sensualité est donc éveillée par le ressenti du grain du papier, plus ou moins doux ou rugueux. Mais, outre inviter les détenus à bouger et à développer leur présence à eux-mêmes, ce projet, mené en lien avec l’équipe enseignante, vise à faciliter l’apprentissage de l’écrit par des publics illettrés. Une approche originale car il s’agit d’aborder le français par le biais de mots tracés d’abord en japonais afin que tout le monde reparte de zéro. En japonais, la calligraphie ne se dit-elle pas « shodô » ou chemin de l’écriture ?

DAVID LE BRETON
« La condition humaine est corporelle »

Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, David Le Breton étudie les représentations du corps et ses mises en jeu.

Quelle relation entretient notre société avec le corps ?

La première tendance est de considérer le corps comme un outil au service de l’identité. C’est alors un corps remaniable, toujours à adapter au goût du jour, d’où l’essor des régimes, du culturisme, de la chirurgie esthétique… Il s’agit de le modifier pour changer quelque chose de sa vie. L’individu doit donc s’approprier ce corps, vécu d’emblée comme un obstacle à la bonne réalisation de soi. Autre représentation : le corps, voie de salut. Il s’agit là plutôt de le travailler en douceur, par le massage, l’écoute sensorielle… avec l’idée qu’une réconciliation avec le monde, le temps, est possible. Enfin, il existe une manière plus « ordinaire » de concevoir sa relation au corps en estimant que nous sommes physiquement au monde et qu’il n’y a pas de différence entre soi et lui. On sort ici du dualisme. Par des démarches corporelles : sophrologie, danse, yoga…, l’idée est d’abord de travailler, non son corps, mais son être afin de modifier sa relation aux autres et au monde.

En quoi ces techniques peuvent-elles y contribuer ?

Elles sont un art de vivre. Elles appartiennent à l’univers de la lenteur, de l’écoute. L’écoute de soi, du silence, de l’herbe qui pousse… Elles proposent de retrouver un monde qui chemine au pas de l’humain, de se réapproprier une existence qui finit par nous échapper du fait des impératifs de vitesse, d’efficacité. Beaucoup de nos contemporains sont dans un chaos intérieur, ils ont perdu leur centre. Ces techniques aident à se retrouver, en permettant davantage d’apaisement, de mise à distance, un rapport au monde plus heureux.

Alors qu’elles semblent intéressantes à développer auprès de publics en difficulté, elles font encore l’objet de réticences. Pourquoi ?

Les travailleurs sociaux n’échappent pas à la vision un peu péjorative de notre société sur le corps, qui en fait un outil encombrant. Nous sommes entrés dans l’ère d’une humanité assise. Travailler sur le corps paraît dès lors frivole, superflu. Ces techniques sont de fait méconnues, voire méprisées. On évoque aussi le risque de dérapages sectaires. C’est un danger, mais il suffit de sonder l’approche et la formation des professionnels. Négliger la dimension somatique, c’est oublier que notre rapport au monde est d’abord sensoriel, affectif, que la condition humaine est corporelle, que pas un seul mouvement de nos vies n’y échappe. En occultant le corps, on occulte la personne.

Ces ateliers gagneraient donc à être développés…

Le corps n’est qu’un passeur. Les acteurs du social doivent comprendre qu’en le travaillant, on transforme le rapport au monde et aux autres des publics accueillis : adolescents mal dans leur peau, maltraités, personnes prostituées, usagers de drogues… Pour des individus vivant dans la rue sous le regard des autres, en prison dans un univers sensoriel appauvri…, ces expériences corporelles, bien accompagnées, peuvent contribuer à une reconquête de soi, du goût de vivre, à un réapprentissage en douceur du monde. Changer les perceptions de son corps, c’est découvrir d’innombrables ressources qu’on ignorait, réinterpréter le monde et soi-même.

Autrement dit, favoriser l’autonomie ?

Ces pratiques peuvent en effet aider à redevenir acteur de son existence quand on a été abîmé par la vie. Simplement, par leur exemple, les enseignants peuvent aussi donner envie de grandir ou d’avancer. Ce sont des tuteurs de résistance. Par leur approche, patiente et bienveillante, aucun obstacle ne devient infranchissable. On peut être mis à mal mais il y a toujours un moyen de se redresser. Ils donnent le goût de forcer le passage, transmettent cet état d’esprit de ne jamais céder devant le sort, de n’être jamais des victimes. Cela ne peut que s’harmoniser avec l’essence du travail social, qui est de restaurer l’individu et de l’aider à trouver en lui les ressources l’autorisant à être l’artisan de sa vie.

PROPOS RECUEILLIS PAR F. R.

David Le Breton a notamment publié, aux éditions Métailié, Expériences de la douleur (2010), Eclats de voix. Une anthropologie des voix (2011) et Marcher – Eloge des chemins et de la lenteur (2012).

Notes

(1) Stane : 43, rue Carnot – 72340 La Chartre-sur-le-Loir – Tél. 06 63 90 87 17.

(2) Ce diplôme vise à former des praticiens de toutes disciplines somatiques, des soignants et des travailleurs sociaux en vue de concevoir des projets de travail corporel au sein de structures médicales ou médico-sociales.

(3) AIME : 8, rue Legouvé – 75010 Paris – Tél. 01 40 03 83 14.

(4) Feldenkrais : méthode douce, qui repose sur la coordination de mouvements simples, à partir de consignes verbales ; BMC : approche voisine, de réorganisation somatique par le mouvement et le toucher.

(5) Epoc : 18, rue Georges-Thill – 75019 Paris – Tél. 06 84 23 52 89.

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