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« Face aux cas de dérives sectaires, il faut s’appuyer sur le droit commun »

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Dans un récent guide sur la santé et les dérives sectaires, la Miviludes alertait sur les risques de manipulation mentale dans le cadre de thérapies non conventionnelles. Le champ de la protection de l’enfance est-il, lui aussi, concerné par le phénomène ? Et comment les professionnels peuvent-ils l’aborder sans faire preuve d’intolérance ou d’aveuglement ? Les éclairages d’un spécialiste, Jean-Yves Radigois, docteur en sciences de l’éducation et ancien directeur de CCAS.

Les cas de dérives sectaires sont-ils nombreux dans le champ éducatif ?

C’est extrêmement difficile à évaluer, dans la mesure où, à juste titre, l’appartenance à un mouvement, à une philosophie ou à une religion ne relève pas des statistiques officielles. Si bien que l’on est dans l’impossibilité d’avoir des éléments précis. On ne peut donc faire que des suppositions. Le chiffre le plus souvent avancé est entre 60 000 et 80 000 enfants vivant en France dans des familles appartenant à un mouvement de type sectaire. Rapporté à l’ensemble de la population, ce chiffre est assez faible. Ce qui explique que les situations d’enfants en danger ou en risque de danger en raison de l’appartenance de leurs parents à un groupe sectaire soient relativement méconnues par les travailleurs sociaux. Selon la Miviludes [mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires], les juges pour enfants auraient traité, en 2005, une dizaine de dossiers de ce type pour une centaine d’enfants concernés. Mais toutes les situations ne passent pas par le juge des enfants, loin de là !

Qu’est-ce qui caractérise ces familles ?

Ce qui est frappant, lorsqu’on parle d’éducation avec des parents appartenant à des mouvements sectaires, c’est de se trouver dans une relation ordinaire lorsqu’on parle avec eux concrètement de leur enfant, comme avec n’importe quel parent. J’ai d’ailleurs constaté lors de mes recherches que les parents, qu’ils soient actifs dans un mouvement ou qu’ils l’aient quitté, sont plutôt plus francs sur les questions éducatives que ceux d’un groupe témoin, sans lien avec un mouvement sectaire. En revanche, dès que l’on aborde la question de leurs croyances et du mouvement auquel ils appartiennent, le discours devient stéréotypé. L’autre différence entre les parents proches d’un mouvement sectaire et ceux du groupe témoin est que, pour ces derniers, la cohérence éducative s’enracine dans le dialogue parental, dans une perspective d’autonomie et d’intégration sociale de l’enfant. Les parents engagés, eux, vont plutôt concevoir la cohérence éducative en fonction de la vision du monde de leur groupe. Quant aux parents ayant quitté un mouvement, ils dénoncent au contraire cette référence éducative unique.

Comment détecter des situations à risque liées à des dérives sectaires ?

Le problème est que les travailleurs sociaux n’ont généralement que peu d’expérience en la matière. Il faut donc d’abord définir ce qu’est un groupe à dérives sectaires pour modéliser un système opérationnel dans le champ social. Et l’une des difficultés est que nous sommes aujourd’hui davantage confrontés à de petits groupes religieux, pseudo-thérapeutiques ou philosophiques, qu’à quelques grands mouvements organisés. Il est donc plus difficile de les repérer. On peut néanmoins discerner trois processus présents dans ces contextes : il s’agit de l’influence exercée au quotidien sur les membres du groupe, de l’addiction de ces derniers à un dogme et de l’existence de ce que l’on appelle une emprise de communication, autrement dit d’un processus d’influence abusif. Car ce qui se joue, c’est un mécanisme d’influence, classique en psychologie sociale, marquée par une dépendance dogmatique au groupe et par un verrouillage grâce à cette communication d’emprise. Celle-ci est d’ailleurs souvent observée au sein de familles abusives non sectaires. Tout cela va altérer le discernement des parents, qui peuvent être amenés à faire à leurs enfants des choses qu’ils ne feraient pas autrement. Sachant que ces dérives sont plus ou moins marquées selon les mouvements et dépendent aussi beaucoup du contexte.

Mais, en pratique, qu’est-ce qui peut alerter un travailleur social ?

Il faut observer la carte conceptuelle du mouvement. Ce concept, inspiré du courant de la psychologie cognitive, s’intéresse non aux croyances en tant que telles mais à leur traduction concrète, qu’il s’agisse des relations familiales, de l’éducation, des choix culturels, des interdits sportifs, alimentaires ou médicaux. Par exemple, dans certaines tendances New Age, on a tendance à considérer l’enfant comme plus évolué spirituellement que les adultes. On estime donc qu’il connaît mieux ses besoins éducatifs que ses propres parents. A l’inverse, dans d’autres groupes, on pense que l’enfant incarne une figure démoniaque qu’il convient de maîtriser. On aura, dans ces deux cas, des modalités d’éducation et de socialisation tout à fait différentes. En clair, le fait que les parents croient en telle ou telle divinité ou philosophie n’a pas beaucoup d’importance mais les effets de cette croyance, eux, en ont. Si vous expliquez à une mère dont l’enfant souffre de malnutrition qu’il faut lui donner davantage de viande ou plus de produits laitiers, alors que le mouvement auquel elle appartient considère que ces aliments sont négatifs ou interdits, elle dira peut-être oui devant vous mais elle ne le fera pas. Si on ne comprend pas cela, on aura du mal à agir efficacement. Il faut donc regarder cette croyance comme un élément contextuel. Pas pour juger si c’est bien ou mal mais simplement pour évaluer, dans ce contexte, ce qui pose problème et pouvoir en discuter avec les parents.

A quelles difficultés se heurtent les professionnels de l’éducation ?

Bien souvent, dans ces situations, ils développent un certain nombre de fantasmes qui perturbent leur analyse. Principalement, il s’agit d’une inquiétude et même d’une peur assez irrationnelle. Paradoxalement, on constate aussi de l’intérêt, voire de la fascination, car ces groupes qui font souvent référence à une contre-culture de type New Age ou post-soixante-huitarde peuvent être passionnants à observer. La même problématique se pose d’ailleurs lorsqu’il s’agit d’aborder des familles de cultures différentes. Il se produit un choc culturel qui nous déstabilise. La position du professionnel n’est donc pas simple puisqu’il doit à la fois chercher à comprendre la carte conceptuelle du groupe et, en même temps, ne pas se laisser fasciner par son fonctionnement. C’est pour cette raison qu’il est important de ne pas travailler seul dans ces situations. Non à cause de risques physiques ou psychologiques, mais simplement parce qu’il est alors beaucoup plus difficile de prendre du recul. Une autre difficulté consiste à ne pas se laisser prendre au piège du religieux et de l’argument de la liberté de croyance. Certains parents peuvent dire : « Je frappe mon enfant, mais c’est pour des raisons religieuses. » Nous n’avons pas à prendre cet engagement en considération ni même à juger les parents engagés dans ces mouvements selon nos propres critères moraux ou spirituels. Un aidant professionnel doit s’appuyer sur le droit commun en se concentrant sur sa mission de protection de l’enfance. Il doit observer si, au regard des critères habituels, il existe des dangers, des abus ou des risques de danger précis. De ce point de vue, les abus commis dans des familles marquées par des dérives sectaires ne sont pas très différents de ceux qui sont commis par d’autres. Le contexte est différent mais, pour le travailleur social, les conséquences sont les mêmes.

Quels outils peut-on proposer aux intervenants éducatifs ?

Il s’agit d’abord, comme je l’ai déjà indiqué, de travailler en équipe pour avoir le recul nécessaire. D’autant que, dans ces systèmes d’emprise sur les individus, les travailleurs sociaux, comme les soignants et les forces de l’ordre, peuvent, eux aussi, être trompés et manipulés. On se rappelle l’affaire d’Angers, même s’il ne s’agissait pas dans ce cas de dérives sectaires (1). Le deuxième point est de proposer une formation spécifique aux travailleurs sociaux qui le souhaitent. Pas pour leur faire un cours sur les classifications des mouvements sectaires mais pour leur apprendre à se donner des critères d’évaluation. Il faut également connaître le profil psychologique des personnes adhérant à ces mouvements, qu’il s’agisse des membres actifs ou des anciens adeptes. En effet, une personne ayant quitté un mouvement sectaire peut avoir tendance à s’appuyer sur le travailleur social ou le psychologue un peu comme sur un nouveau gourou. Si l’on ne connaît pas ce fonctionnement, on risque de l’encourager. Il faut aussi avoir conscience que le passage par un groupe sectaire n’est pas nécessairement négatif pour la personne. Beaucoup d’anciens adeptes le disent. Enfin, au sortir d’un de ces groupes, il faut aider les parents à réintroduire pleinement la fonction parentale et protéger les enfants, l’objectif du travail social.

REPÈRES

Docteur en sciences de l’éducation, Jean-Yves Radigois est spécialiste des dérives sectaires dans le domaine éducatif. Il a notamment publié « Quand le travailleur social intervient dans un contexte à caractère sectaire » (Revue de criminologie n° 2, Ed. Les Presses de l’université de Montréal, 2008). Aujourd’hui à la retraite, cet ancien éducateur spécialisé a longtemps dirigé le centre communal d’action sociale de Pontivy (Morbihan).

Notes

(1) Voir ASH n° 2398 du 11-03-05, p. 5 et 27.

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