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Quelle intervention sociale pour les « enfants en situation de rue » ?

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Toucher les enfants de milieux populaires livrés à eux-mêmes en dehors des temps scolaires, tel est l’objectif d’intervenants socio-éducatifs dont l’action s’inscrit dans une logique de prévention primaire. La démarche de ces « pédagogues de rue » est au cœur d’une recherche qui braque le projecteur sur une population enfantine en mal de socialisation.

Le décrochage scolaire est l’objet de préoccupations publiques. Un autre phénomène, un peu comparable à celui de la déscolarisation, attire en revanche peu l’attention : celui des enfants de milieux populaires qui connaissent une forme de décrochage social par rapport aux dispositifs périscolaires de socialisation. Ces enfants, qui ne fré­quentent pas ou peu les structures classiques de loisirs et de culture, sont livrés à eux-mêmes au pied des immeubles, ou bien isolés dans leur appartement.

A la demande de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED), le Centre d’études et de recherches appliquées (CERA) (1) s’est penché sur ces enfants en risque de marginalisation (2). Agée de 3 à 16 ans – avec un cœur de cible entre 6 et 13 ans –, la population enfantine concernée par cette étude ne correspond pas au public habituel de la prévention spécialisée. En effet, les équipes de prévention s’adressent à des jeunes plus âgés – généralement des plus de 12 ans –, caractérisés par une grande mobilité. Ce n’est pas le cas des enfants dont il est question ici : ils investissent des espaces proches de leur logement, ou bien ne sortent pas de chez eux. C’est d’ailleurs pourquoi l’appellation « enfants en situation de rue » (ESR), utilisée à leur propos par les chercheurs du CERA, n’est pas très heureuse. Sans compter qu’elle prête à confusion avec l’expression « enfants des rues » désignant des jeunes à la rue sans lien social, familial ou éducatif, comme peuvent l’être les mineurs étrangers isolés.

« Ce concept d’ESR n’est pas un concept scientifiquement établi, qui ferait autorité », reconnaît Stéphane Rullac, responsable de projet au centre de formation Buc Ressources (Yvelines), chargé de recherche au CERA (3). « C’est une notion forgée par des militants et des intervenants sociaux un peu périphériques par rapport aux pratiques instituées, une idée à mettre au travail pour interroger l’écart entre une partie de la population enfantine et les institutions du travail social au sens large du terme. » La multiplication de l’offre parascolaire et de loisirs ne doit, en effet, pas faire illusion, renchérit Laurent Ott, responsable de la recherche à l’Ecole de formation psycho-pédagogique de Paris, chargé de recherche au CERA et, de longue date, éducateur très présent sur le terrain. Dans la réalité, quantité d’enfants n’accèdent pas ou très irrégulièrement à ces services. Notamment parce que leurs « parents, déjà exclus de l’emploi, de la culture et des loisirs (ou du droit au séjour), ne perçoivent pas l’intérêt de faire garder leurs enfants ou de les inscrire dans des structures souvent coûteuses, voire carrément inaccessibles », explique Laurent Ott (4). Et aussi parce que, de leur côté, les enfants de milieux défavorisés ont du mal à trouver leur compte dans des organismes qui ont calqué leur fonctionnement sur celui de l’école. Ces « orphelins » pâtissent en fait d’un double déclin, analyse le chercheur. D’une part, celui d’institutions socio-culturelles adaptées à leurs besoins, ces dernières s’étant recentrées sur un public de classes moyennes, gros consommateur de prestations et d’activités. D’autre part, celui de leur environnement éducatif, avec des parents de plus en plus isolés et coupés de leur voisinage.

Certains professionnels et/ou militants empruntent des chemins peu fréquentés pour aller à la rencontre de ces enfants en mal de socialisation (voir encadré, page 22). Dans la filiation du projet politique d’émancipation porté par l’éducation populaire, ces intervenants assurent une permanence éducative de proximité et une animation sociale des quartiers. Leur ambition ? Créer du lien entre les habitants et élargir les horizons des plus jeunes d’entre eux. Cette visée est au fondement des bibliothèques de rue initiées il y a plus de 40 ans par ATD quart monde et que des bénévoles animent sur quelque 80 sites – trottoirs, cages d’escalier, camps rom, etc.

Des « activités en pied d’immeubles »

D’autres structures de création plus récente suivent la même voie. C’est le cas du centre social Belle Rive de Saintes (Charente-Maritime). Fondée en 2001, cette association d’habitants propose différentes actions, dont les principales sont des « activités en pied d’immeubles » (API) coanimées avec des usagers. Il s’agit de temps d’accueil déclarés en accueils collectifs de mineurs (selon la législation Jeunesse et Sports), mais qui sont ouverts à tous sans critères d’âge ni inscription. L’idée est de réunir adultes (parents ou non) et enfants dans une communauté éducative coopérative et protectrice. Sur le même principe, les ateliers de rue intergénérationnels organisés depuis quinze ans dans les quartiers sud de Longjumeau (Essonne) par l’association Intermèdes Robinson font également partie intégrante de la vie du quartier. « Nous sommes dehors toute l’année, hiver comme été, quelle que soit la météo – et ça ne “désemplit” pas », fait observer Laurent Ott, responsable d’Intermèdes Robinson. L’inconditionnalité de l’accueil est au cœur de sa pratique. « Quand nous étalons nos tapis de sol entre les immeubles, nous nous mettons volontairement à la portée de tous et nous choisissons par cette inscription “hors institutionnel” d’accueillir tout public qui se présente », explique Laurent Ott (5). « Ce qui compte pour nous, c’est l’environnement », précise-t-il. « Dans notre approche, qui peut faire penser à l’intervention sociale d’intérêt collectif (l’ISIC), on convie chacun à être auteur, acteur de son environnement. »

En Bretagne, les quatre associations du Groupe de pédagogie et d’animation sociale (GPAS), implantées dans le Finistère (à Brest et au Cap Sizun) et en Ille-et-Vilaine (à Rennes et à Langouët), mettent en œuvre une démarche de prévention des exclusions qui est prioritairement orientée vers les enfants – même si le GPAS mène aussi des projets collectifs, notamment d’ordre artistique, s’adressant à l’ensemble de la population. L’intervention des « pédagogues de rues » – ou bien « des champs » en zone rurale –, comme se désignent les professionnels de ce réseau breton (6), passe également par une présence importante dans l’espace public. Celle-ci favorise le contact avec les familles et permet d’observer les modes de vie des enfants, afin de définir des stratégies d’action éducative appropriées. Ainsi à Rennes, dans la zone urbaine sensible de Maurepas où le GPAS travaille depuis une quinzaine d’années, « la notion d’enfants dans la rue n’existe pas », affirme Cédric Audouard, secrétaire général du GPAS. En effet, « les enfants sont peu présents dehors, surtout les filles, ils ont entre eux une faible vie sociale et sont atomisés dans leurs logements, face à la télé et aux jeux vidéo ». Pour que ces « enfants d’appartement » sortent de chez eux, les pédagogues du GPAS font du porte-à-porte et vont se présenter aux parents. Ils entrent aussi en relation avec les enfants dans l’école du quartier où ils se rendent une fois par semaine pour proposer des sorties aux écoliers hors temps scolaire. Fondées sur la libre adhésion des intéressés, celles-ci les emmènent à la découverte de leur ville et de ses acteurs. Faire des croissants avec un boulanger à 6 heures du matin, tenir la billetterie d’un festival de cinéma, aller voir un technicien de fontaine municipale ou interviewer les Rennais sur la réduction des déchets : une centaine d’enfants de 6-12 ans participe chaque mois à deux ou trois projets concrets, qui se déroulent principalement en dehors du quartier. Chacun d’entre eux donne préalablement lieu à des entrevues de mise au point avec les parents et rassemble un maximum de quatre enfants « que l’on va chercher et que l’on raccompagne à leur domicile », précise Cédric Audouard.

Ces modalités souples d’intervention en milieu ouvert sont plus proches du champ de l’animation que de celui de l’éducation spécialisée classique, commente Elian Djaoui, responsable de formation à l’Institut de formation sociale des Yvelines, chargé de recherche au CERA. Précisément, au GPAS, « l’appellation “pédagogues de rue” nous permet de sortir des querelles de clocher entre éducateurs et animateurs », souligne Cédric Audouard. Les professionnels de ce type de structures ne se reconnaissent d’ailleurs pas dans la pratique des travailleurs sociaux canoniques, qu’ils jugent inadaptée – « trop bureaucratique, trop méprisante envers les familles, trop distante », rapporte Elian Djaoui. Symétriquement, « l’absence de cadre apparent et les conditions de travail de nos associations (salaires moindres, travail le samedi et au mois d’août) peuvent s’avérer dissuasives pour les éducateurs spécialisés », fait observer Cédric Audouard. Sans compter que, dans la formation de ces derniers, le travail de rue est réduit à la portion congrue (voir encadré, page 23).

Pour ce qui les concerne, les intervenants des associations évoquées sont rarement issus des professions traditionnelles du social ou de l’animation, constate Marc Fourdrignier, maître de conférences au Laboratoire d’études et de recherche sur les professionnalisations (LERP) de l’université de Reims, associé au CERA pour ce travail. Les cursus privilégiés sont universitaires. Par exemple, au centre social Belle Rive, les salariés ont majoritairement un DUT carrières sociales, le coordonnateur détient en plus un diplôme d’Etat aux fonctions de l’animation et la directrice est assistante de service social et titulaire d’un master de sociologie. « L’expérience a montré que les éducateurs spécialisés et les assistants de service social ne se sont pas adaptés au projet mis en place à Saintes, car ils ont tous démissionné », explique Marc Fourdrignier. L’université fait parfois plus que former les professionnels, elle peut aussi être partenaire des associations dans le cadre de projets de formation. C’est le cas pour le Groupe de pédagogie et d’animation sociale (GPAS) qui a des conventions avec le département « Carrières sociales » de l’IUT de l’université Rennes I en ce qui concerne la formation continue (en alternance). Le secrétaire général et une chargée de développement du GPAS assurent plusieurs enseignements à l’IUT.

De son côté, l’antenne rennaise du GPAS est un terrain de stage pour les étudiants du DUT, option « animation sociale et socioculturelle » – filière dont sont issus cinq des neuf permanents du réseau breton.

Les différentes structures ont aussi un rôle de formation important pour leurs recrues. Elles transmettent à leurs équipes un ensemble de valeurs, de savoirs et de compétences spécifiques à leur projet institutionnel. Véritables « organisations apprenantes », ces employeurs remplissent « une fonction, voire une mission de professionnalisation majeure », que salue Marc Fourdrignier. Précisément, de leur visite à une poignée d’institutions qui fonctionnent un peu différemment des autres, les chercheurs du CERA – qui sont aussi des formateurs – reviennent assez critiques par rapport au travail social en général et à son enseignement en particulier. Stéphane Rullac se livre même à un mea culpa : « Nous, en tant que centre de formation, ne sommes pas capables de former des travailleurs sociaux diplômés et légitimes, qui seraient capables de sortir d’une forme de formatage. » « Nous avons un vrai problème de révision de nos manuels et de nos pratiques », renchérit Marie-Christine David, directrice de l’Ecole de formation psycho-pédagogique de Paris.

A un niveau plus global, cette étude sur l’approche d’enfants qui ne trouvent pas leur place dans les institutions socio-éducatives classiques conduit ses auteurs à interroger ce qu’il en est de cette place à l’échelle de la société pour la population enfantine dans son ensemble. La notion de « place » est à appréhender dans toutes ses dimensions, expliquent les chercheurs. Il y a la place matérielle, objective, c’est-à-dire « la possibilité donnée aux enfants de s’approprier des territoires : quels sont les lieux qu’ils ont le droit d’occuper, d’investir ? » Il y a aussi la place symbolique, celle de « la reconnaissance que la société peut leur octroyer comme “auteurs” et “acteurs” de leur vie ». Il y a enfin la place politique : « Est-ce que tous les enfants ont une place, tout comme leurs parents, ou est-on dans une société de surnuméraires ? »

UNE NOUVELLE RÉALITÉ SOCIALE ?

Les « enfants en situation de rue » (ESR), sur lesquels porte leur étude, sont définis par les chercheurs du Centre d’études et de recherches appliquées (CERA) comme « des enfants qui fréquentent trop les espaces publics et pas assez leur domicile, l’école et les institutions périscolaires usuellement destinées à l’enfance ».

Cette notion très floue ne rencontre pas d’écho auprès des conseils généraux : peu d’entre eux (14 %) ont répondu à l’enquête nationale du CERA sur les initiatives destinées au public ainsi défini. Parmi ces rares répondants, seuls trois départements ont déclaré connaître de telles prises en charge. Pourtant, « sans pouvoir être chiffrée, cette réalité sociale fait l’objet d’actions plus ou moins spécifiques », affirment les chercheurs. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. A la fin des années 1980, des municipalités de l’Essonne ont expérimenté des formes atypiques d’accueil de loisirs en milieu ouvert, dont certaines existent toujours (c’est le cas aux Ulis).

« C’est également au cours des années 1980 que se sont développées les premières ludothèques ouvertes sur la rue et le quartier, ainsi que les premiers ateliers de lecture pour jeunes enfants qui ont pris place dans les espaces publics de façon itinérante », poursuit le CERA. Puis, depuis la fin de la décennie 1990, la politique de soutien à la fonction éducative et parentale, qui s’est notamment traduite par la multiplication des lieux d’accueil parents-enfants, a correspondu à une prise en compte, sur le plan national, du « phénomène des enfants livrés à eux-mêmes dans les espaces publics, perçu dès lors comme une faiblesse de l’accompagnement familial ». Ces structures parents-enfants constituent une modalité d’intervention qui ne répond pas à la problématique des ESR, car elle ne concerne généralement que des enfants accompagnés d’adultes, pas des enfants esseulés. Néanmoins, elle révèle une prise de conscience du besoin de temps supplémentaires de coéducation en dehors des institutions, estiment les chercheurs.

Notes

(1) Le CERA est une structure portée en commun par le centre de formation Buc Ressources (Yvelines), l’Ecole de formation psycho-pédagogique (Paris) et l’Institut de formation sociale des Yvelines.

(2) « Les actions pour les enfants en situation de rue en France » – Septembre 2011 – Etude réalisée par Elian Djaoui, Marc Fourdrignier, Laurent Ott et Stéphane Rullac, avec la participation d’Ewelina Cazottes, Jean-Philippe Legaut et Abdia Touharia-Gaillard – Consultable sur www.buc-ressources.org.

(3) Lors d’une journée d’étude intitulée « Travailler avec les enfants en (risque de) situation de rue », organisée le 5 janvier dernier à l’université de Nanterre – Buc Ressources : Tél. 01 39 20 78 74.

(4) In Le Mythe de l’Enfant-roi – Ouvrage collectif – Ed. Philippe Duval, 2011.

(5) Cf. Pédagogie sociale. Une pédagogie pour tous les éducateurs – Ed. Chronique sociale, 2011 – 12,90 €.

(6) La notion de « pédagogues de rue » vient de Pologne où le GPAS mène des actions en direction des enfants depuis 1990 – Cf. L’enfant dans la rue. Pédagogues de rue : méthodes de travail en milieu ouvert – Daniel Cueff, 2006 – Disponible auprès du GPAS Bretagne : 2, rue Père-Ricard – BP23117 – 29231 Brest – 9 € port compris.

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