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« La psychiatrie est utilisée comme instrument de dissuasion »

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Si la psychiatrie a toujours été en partie instrumentalisée pour contrôler les comportements, la loi du 5 juillet 2011 sur les soins sans consentement a aggravé cette tendance. Telle est la thèse défendue par le psychiatre Olivier Labouret, qui publie « Le nouvel ordre psychiatrique ». Un ouvrage passionné dans lequel il prône une alterpsychiatrie fondée sur une éthique de la subjectivité.

En quoi le discours de Nicolas Sarkozy du 2décembre 2008 constitue-t-il un tournant pour la psychiatrie ?

Il avait été prononcé à la suite du meurtre commis par un jeune schizophrène échappé d’un hôpital à Grenoble, mais il s’inscrivait aussi dans un contexte d’éclatement de la crise économique. Il y apparaissait clairement que la psychiatrie, pour le pouvoir néolibéral, devait être un instrument permettant de normaliser les comportements. Pas seulement parce que les malades seraient tous potentiellement dangereux et qu’il faudrait les empêcher de nuire. Mais, en arrière-plan, se trouve l’idée qu’il faut surveiller et contrôler tout le monde pour aller vers le risque zéro. C’est ce discours qui a débouché sur la loi du 5 juillet 2011 sur les soins sans consentement. Le but étant de mieux adapter les individus à une guerre économique reposant sur la compétition. C’est aussi pour cette raison que la psychiatrie tend à être instrumentalisée et transformée en une activité de prévention et de protection de la santé mentale des populations, d’inspiration comportementale et masquée par un discours scientiste.

De quelle manière la psychiatrie permet-elle de mieux contrôler les populations ?

C’est une théorie qui s’est développée après la Seconde Guerre mondiale avec l’avènement du comportementalisme. On a voulu transformer des comportements ayant pour origine des problèmes économiques et sociaux en troubles psychiatriques individuels. C’est un peu la thèse développée par le psychiatre Christophe Dejours dans son ouvrage Souffrance en France. Le monde du travail néolibéral se durcit sans cesse, avec l’idéologie de l’autoévaluation et de la performance et la mise en place de toutes sortes d’instruments de contrôle. L’exacerbation de la mondialisation et de la compétition économique de tous contre tous s’est traduite par une augmentation des cas de dépressions, de suicides, de souffrances au travail… Et pour que les populations ne faillissent pas à la loi du travail et du marché, on utilise la psychiatrie comme instrument de dissuasion, dans la mesure où personne n’a envie d’être désigné comme malade. Elle fait inconsciemment figure d’épouvantail. La menace de l’exclusion sociale ou psychiatrique fait que les gens se mettent des œillères pour ne pas voir la souffrance autour d’eux.

C’est ce que vous appelez le « management comportemental de la société »?

Le « new public management » et toutes ces doctrines managériales sont, au fond, des techniques de manipulation visant à convaincre le travailleur et le citoyen de se conformer, apparemment de lui-même, à une norme. On donne à croire aux gens que c’est pour leur santé qu’ils doivent se soumettre aux normes du travail et aux règles sociales, alors qu’on agit sur eux par tout un système comportementaliste de menaces et de récompenses. Bien sûr, ce phénomène est extrêmement complexe. Ce n’est pas le fruit d’un complot mené dans l’ombre par quelques personnes. Sans compter que, malheureusement, il existe sans doute une tendance à l’asservissement intrinsèque à la nature humaine. Cependant, il ne faut pas non plus être naïf : une oligarchie économique, financière et politique néolibérale manie ces instruments de domination. Et chacun de nous en est le relais plus ou moins inconscient.

Dans ce système, quel est le rôle assigné à la psychiatrie ?

Sans croire à l’âge d’or, il me semble qu’une « bonne » psychiatrie, à laquelle j’adhère, a traversé tout le XXe siècle dans le but d’aider les gens en souffrance à retrouver un peu de sens dans leur vie. Et elle continue d’exister malgré tout. Mais il existe en parallèle une autre psychiatrie utilisée à des fins purement sécuritaires visant, encore une fois, à déplacer la violence sociale, économique et politique vers l’individu. Cette psychiatrie remonte au XIXe siècle, avec la naissance de la société industrielle et du positivisme scientiste. Et à chaque crise de la société occidentale, ce déplacement symbolique vers l’individu s’est renforcé. Dans les années 1990, avec l’avènement du néolibéralisme et la fin de la guerre froide, il a fallu intérioriser encore plus les comportements et dépister les individus à problèmes. On a vu alors émerger les classifications internationales des troubles du comportement (1), la loi sur l’hospitalisation psychiatrique sans consentement et une politique de santé mentale entraînant une dérive de plus en plus biologique, prédictive et technologique de la psychiatrie. Cette dernière n’est d’ailleurs pas la seule à être soumise au fichage informatisé de la population, qui traverse aussi le travail social, le monde du travail, l’éducation…

Pour contrer cette dérive, vous prônez une « alterpsychiatrie ». De quoi s’agit-il ?

Autour de l’Union syndicale de la psychiatrie, nous proposons en effet une alterpsychiatrie fondée sur le modèle de l’altermondialisme. Cette autre psychiatrie repose sur le principe selon lequel la santé, c’est la liberté. Georges Canguilhem, philosophe de la médecine, avait défini la santé comme la capacité à créer ses propres valeurs, ce qui est à l’opposé du conditionnement comportementaliste. Et pour mettre en œuvre cette psychiatrie authentique visant à rendre aux gens une réelle capacité à créer leurs propres normes et à recouvrer une part de liberté, il faut défendre les droits des patients et les libertés fondamentales. Avec la loi du 5 juillet 2011 sur les soins sans consentement, le gouvernement s’est mis dans l’illégalité en balayant certaines libertés inscrites dans la Constitution. Il impose en effet des soins obligatoires à domicile. Or, jusque-là, la médecine ne pouvait pas entrer de force chez quelqu’un ni l’obliger à prendre un traitement s’il ne le souhaitait pas. On pouvait hospitaliser les gens sous contrainte, mais pas chez eux. Désormais, la protection de la personne contre l’arbitraire de l’Etat est menacée, ainsi que le principe d’inviolabilité du corps humain. Nous voulons restaurer le respect de la vie privée et les droits des patients. Cette alterpsychiatrie s’appuie aussi sur une éthique de la subjectivité. En résumé, la normalité, ce n’est pas l’obéissance à des règles toutes faites, car il existe chez chacun de nous une dimension irréductible de désir subjectif et de liberté de choix.

Vous fixez trois exigences à cette éthique de la subjectivité…

Il y a d’abord l’idée qu’il faut cesser cette fuite en avant mégalomaniaque qui nous fait croire que l’on peut toujours être plus performant. Elle nous mène droit dans le mur, individuellement et collectivement. On voit d’ailleurs une analogie entre la course effrénée du néolibéralisme vers un progrès qui ne s’arrêterait jamais et la problématique individuelle de l’accomplissement illusoire du désir. Celui-ci, par nature, ne peut s’assouvir complètement. Cette faille narcissique fait partie de la vie et il faut l’accepter. La deuxième exigence concerne l’accélération de cette fuite en avant à travers toujours plus de techniques et de communications. Cela devient impossible à vivre. C’est sans doute aussi pour cette raison que tant de gens sont dans une souffrance extrême. La dépression généralisée résulte d’un décrochage de cette accélération. D’une façon ou d’une autre, il devient nécessaire de décélérer pour se donner du temps. Enfin, la troisième exigence est que, pour éviter la perversion des rapports humains générés par l’hypocrisie due au clivage entre une pression normative imposée et nos désirs personnels, la seule possibilité est de ne pas avoir peur de nos idées. Il faut assumer nos propres valeurs en retrouvant une véritable éthique de la relation et du dialogue.

Vous appelez les psychiatres, mais aussi les autres soignants, à la résistance. Quelle forme peut-elle prendre ?

La résistance, pour moi, c’est déjà d’écrire. En écrivant, on prend du recul car la complexité n’est pas facile à exprimer. D’ailleurs, pour rédiger cet ouvrage, je me suis mis en disponibilité quelques mois afin de sortir de cette pression qui nous épuise. Il faut aussi lutter au quotidien dans son travail. En tant que psychiatre dans un hôpital public, j’essaie de tenir mon rôle éthique auprès de mes équipes, de mes patients, de mes interlocuteurs. Enfin, la résistance doit être collective. Si l’on reste seul dans son coin, on ne risque pas de faire changer les choses. Il faut créer des réseaux, partager des idées, essayer de dire haut et fort ce que l’on pense. Au fond, résister, c’est parvenir à exprimer une pensée complexe et critique sans tomber ni dans la caricature ni dans la soumission et la banalité du mal.

REPÈRES

Olivier Labouret est médecin psychiatre en hôpital public. Il préside l’Union syndicale de la psychiatrie et est membre de la Ligue des droits de l’Homme et du conseil scientifique d’ATTAC. Il publie Le nouvel ordre psychiatrique. Guerre économique et guerre psychologique (Ed. érès, 2012). Il est également l’auteur de La dérive idéologique de la psychiatrie (Ed. érès, 2008).

Notes

(1) Voir ASH n° 2733 du 18-11-11, p. 38.

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