Vous observez en France un retour en force de l’assistance. Faut-il y voir la résurgence d’une ancienne tradition caritative ?
Sous la IIIe République, les systèmes d’assistance nouvellement créés constituaient de réelles avancées car il n’existait alors rien, en dehors des organisations charitables. Pourtant, à l’époque déjà, une partie de la gauche se montrait méfiante vis-à-vis de ces instruments qui incitaient à regarder les pauvres de façon moralisatrice. Après la Seconde Guerre mondiale, on a cru que ces dispositifs d’assistance seraient éradiqués par la protection sociale assise sur le travail. Leur résurgence et le rôle croissant qu’ils jouent actuellement me font penser qu’ils se substituent pour partie à cette protection sociale classique, tout en étant irremplaçables face à la massification du chômage et à l’extension de la précarité. Les formes contemporaines de l’assistance sont ainsi des hybrides d’ancien et de moderne. A la fois porteuses d’avancées – comme le RMI, qui a permis un accès au droit pour les populations précaires – et participant à l’acceptation d’un certain nombre de reculs en matière de protection sociale.
Qu’est-ce qui distingue l’assistance des politiques assurantielles ?
L’assistance a pour vocation première de protéger la société. Elle existe pour pallier les formes les plus extrêmes de la différenciation sociale, et non pour assurer une société de semblables, comme le sociologue Robert Castel l’a souvent souligné. La deuxième différence est qu’en France, l’assurance est assise sur le travail, alors que l’assistance repose sur l’impôt. En outre, celle-ci est placée sous condition de ressources, ce qui n’est pas le cas, par exemple, pour l’indemnisation du chômage. Par ailleurs, on a vu très tôt avec le RMI que les dispositifs d’assistance jouent non seulement un rôle de secours pour les plus pauvres, mais aussi de substitution à l’indemnisation du chômage. Enfin, l’assistance crée des effets de seuil et donc des clivages au sein de populations sociologiquement assez proches.
Justement, par quel mécanisme les bénéficiaires des dispositifs d’assistance en sont-ils venus à être considérés comme des privilégiés, voire des profiteurs ?
Dans les années 1980 et 1990, il existait un véritable consensus sur la nécessité de venir en aide aux plus vulnérables se trouvant hors du marché du travail. Mais, depuis, de nombreux salariés modestes ont été confrontés aux effets de la mondialisation, à une précarité croissante de l’emploi, à l’augmentation de leurs dépenses contraintes. Ils n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Une partie de l’opinion a commencé à considérer qu’il n’était pas normal, étant donné les difficultés que rencontrent beaucoup de salariés, que certains soient payés à ne rien faire. Bien sûr, c’est aussi l’effet d’un discours politique qui, en stigmatisant l’assistanat, a offert aux gens un repoussoir commode leur permettant de s’intégrer de manière symbolique sans devoir réformer la société ni lutter contre les inégalités. Le RSA constitue une tentative de refonder ces politiques en intégrant une part de ces critiques. Il s’agissait en particulier d’éviter de créer des trappes à pauvreté en activant les dépenses ou les personnes. L’idée étant que mieux vaut travailler une heure, même dans de mauvaises conditions, que pas du tout. Est-ce éthiquement justifié ? Chacun y répondra. Ce qui est certain, c’est que plus on parle d’activation et de contrepartie aux prestations, afin de bien montrer que l’on met la pression sur les allocataires, moins on constate un investissement dans l’accompagnement qui permettrait que ces politiques aient des effets positifs. C’est une terrible hypocrisie de dire « bougez-vous ! » sans donner aux gens les moyens de travailler, ne serait-ce que quelques heures par semaine.
Ne retrouve-t-on pas la figure du bon pauvre qui doit faire la preuve de sa bonne volonté ?
Tout à fait. Avec ce livre, j’ai voulu souligner les effets sociaux et politiques globaux de dispositifs institutionnels. Plus l’assistance prend une place importante, plus les catégories morales ressurgissent. On observe un retour à des représentations sociales que l’on avait connues il y a plus d’un siècle et qui avaient été éradiquées par la montée en puissance de l’Etat providence. Mais là aussi des formes nouvelles se greffent à cette question ancienne. Nous vivons dans une société largement multiculturelle et des formes de racisme et de discrimination s’agglomèrent avec ces représentations négatives anciennes des assistés.
Selon vous, les politiques d’assistance participent aussi à la dégradation des normes d’emploi…
Les réponses françaises en matière d’insertion par l’emploi sont très ambivalentes. Bien sûr, on ne peut être hostile à l’idée que l’Etat serve d’employeur en dernier recours, via les contrats aidés. Mais il le fait de telle manière qu’il organise des statuts d’emploi complètement dérogatoires par rapport au droit du travail. Etant donné le volume des contrats aidés, cela joue nécessairement sur les normes d’entrée dans le marché du travail, alors que ces contrats aidés ne servent pas de sas vers l’emploi classique, contrairement à ce qu’on pouvait espérer. On a ainsi créé un second marché du travail, mal rémunéré et instable, sans transformer le premier. Lorsqu’on ne bénéficie pas d’un emploi protecteur dans le salariat classique, on subit une double peine. Non seulement on dispose de revenus plus faibles et d’une position sociale moins valorisante mais, de plus, la protection sociale dont on bénéficie est nettement inférieure.
Vous écrivez que l’on peut réinventer la solidarité. De quelle façon ?
D’abord, un préalable. Après de longues années à travailler sur ces questions, je suis confronté à la répétition de discours qui discordent, de mon point de vue, avec ce que les faits démontrent. A un moment donné, le chercheur est tenté d’aller au-delà du seul constat pour entrer dans la proposition. Pour répondre à votre question, deux remarques. Lorsqu’on remonte à l’origine des crises récentes, on constate l’effet du surendettement des ménages américains modestes, notamment sur le marché immobilier. Il y a eu des mécanismes de bouclage macroéconomique avec un recours excessif au crédit. Actuellement, en France, les revenus des populations modestes continuent de stagner, voire de diminuer. Le même problème de bouclage macroéconomique risque de se poser à nous. Je crois donc nécessaire de prendre du recul par rapport à la question de l’austérité. Plus concrètement, même en tenant compte de contraintes budgétaires très serrées, des éléments d’égalisation sont possibles à l’intérieur même de la protection sociale. Certains mécanismes jouent une fonction inverse à la redistribution. Par exemple, le quotient familial ou encore la demi-part fiscale attribuée aux enfants… On redistribue de l’argent vers le haut de la pyramide sociale, alors que certaines familles ont des besoins urgents. C’est quelque chose que l’on peut réformer. N’est-il pas envisageable, par ailleurs, de réorganiser l’indemnisation du chômage ? Aujourd’hui, seul un chômeur sur deux est indemnisé, alors que le plafond de l’indemnisation se situe aux alentours de 6 000 € par mois. Aux Pays-Bas ou dans les pays scandinaves, il est d’environ 3 000 €.
Est-il possible que protection sociale et assistance se rejoignent ?
C’est un enjeu décisif. Il faut faire deux choses en même temps. La première consiste à reprendre la discussion sur la flexisécurité, laissée en jachère dans notre pays depuis plusieurs années. Il s’agit de réformer les droits sociaux pour les articuler autour de la personne et non plus autour du statut d’emploi, dans la mesure où les parcours professionnels sont aujourd’hui très flexibles et précaires. Cela permettrait peut-être un redéploiement de la protection sociale prévenant l’entrée dans l’assistance. Ensuite, il y aura toujours nécessité de venir en aide à certaines populations par des formes d’assistance. Il faut l’assumer publiquement en expliquant qu’une partie de la population couverte par les minima sociaux ne reviendra pas sur le marché du travail. Et à ceux-là, il faut donner le moyen de vivre dignement. Enfin, il est important d’accompagner les professionnels du travail social, qui ont eux-mêmes vocation à accompagner des populations en difficulté. C’est fondamental pour notre société. Il y a aujourd’hui un problème de reconnaissance des qualifications des travailleurs sociaux. Or, dans une société où une partie des enjeux sont liés à l’augmentation du capital humain, à la formation, au renouvellement des compétences, les moyens et les compétences donnés à ceux qui ont pour mission d’accompagner les personnes les plus en difficulté sont décisifs.
Nicolas Duvoux, sociologue, est maître de conférences à l’université Paris-Descartes. Il est également rédacteur en chef du site Internet La vie des idées. Il vient de publier Le nouvel âge de la solidarité. Pauvreté, précarités et politiques publiques (Ed. Seuil, 2012). Il est aussi l’auteur de L’autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion (Ed. PUF, 2009) – Voir ASH n° 2623 du 11-09-09, p. 36.