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Sous l’épée de Damoclès

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Depuis plus de dix ans, à Livry-Gargan, en région parisienne, le centre d’accueil pour demandeurs d’asile de l’AFTAM (1) héberge les personnes qui ont fui leur pays et les accompagne dans leurs démarches. Face aux contraintes budgétaires et à la diminution du temps de prise en charge, l’équipe a dû adapter son travail pour les aider au mieux à démarrer une nouvelle vie.

Une petite fille court dans les longs couloirs repeints en jaune. Deux jeunes garçons, appuyés au mur, discutent en souriant. Derrière une porte, résonnent des cris et des rires d’enfants. Un peu plus loin, dans une grande cuisine collective, ManalB. (2) prépare le déjeuner pour son mari et son fils. L’année dernière, elle a fui le sud de l’Egypte avec sa famille, avant d’arriver ici, dans ce centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) de Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis). Les violences contre la communauté copte, à laquelle elle et son mari appartiennent, les ont contraints à s’exiler. Aujourd’hui, Manal commence à parler le français et son garçon est en petite section de maternelle. L’avenir ? Trop tôt pour y penser, répond le couple, qui guette avec appréhension sa convocation devant l’OFPRA (3).

Comme eux, plus d’une centaine de demandeurs d’asile attendent la décision de l’OFPRA ou de la CNDA (4) dans ces bâtiments des années 1960, coincés entre le cimetière et la nationale3. Originaires pour la plupart de Tchétchénie, du Sri Lanka, du Bangladesh ou d’Afrique, ces familles et personnes isolées découvrent leur nouvelle terre d’accueil en posant leurs valises ou leurs maigres affaires dans l’une des 36 chambres de ce CADA, qu’ils finissent par appeler affectueusement « la casa ».

L’accueil, l’hébergement et l’accompagnement administratif des personnes dans leur procédure de demande d’asile constituent les principales missions de ces structures d’accueil, souligne Géraldine Teneau, chef de service du CADA. « Mais notre activité consiste également à organiser de manière satisfaisante leur prise en charge, à travers un accompagnement social et médical, l’organisation d’activités socioculturelles ou encore la scolarisation des enfants. Et nous devons enfin assurer la gestion de la sortie des demandeurs d’asile, qu’ils aient obtenu leur statut de réfugié ou qu’ils aient été déboutés. C’est un peu la partie ingrate de notre travail aujourd’hui. »

Raïssa P., elle, a déjà obtenu le statut de réfugié. Menacée par les milices prorusses, elle a quitté la Tchétchénie en 2007 avec ses trois enfants et est arrivée au CADA en décembre, avant d’être rejointe par son mari et une de ses filles, quelques mois plus tard. Boucles d’oreilles, fin collier doré, elle passe du sourire aux larmes lorsqu’elle raconte cette journée où, plus de trois ans après leur arrivée au CADA, ils ont fini par décrocher leur statut de réfugié devant la CNDA. « C’était merveilleux, en trente secondes notre vie a changé. C’est un jour que je n’oublierai jamais. » Quand l’émotion devient trop forte, Raïssa laisse le français qu’elle a appris ici pour sa langue maternelle. Tamila, la fille de 13ans qui les a accompagnés, prend alors le relais dans un français impeccable. « Ici, nous avons appris beaucoup de choses, les règles de politesse, comment nous comporter dans la société française. L’équipe nous a soutenus moralement, nous a aidés pour faire les papiers, pour les problèmes de santé. On sentait qu’ils s’inquiétaient pour nous et qu’ils avaient envie qu’on obtienne notre statut de réfugié. Pour mes parents, le CADA, c’est comme une deuxième famille. » Aujourd’hui, la famille vit dans un appartement d’une commune proche, Tamila fait la fierté de ses parents en décrochant d’excellents résultats au collège et la maman, directrice d’école en Tchétchénie, aimerait enseigner un jour le français ici, dans son pays d’accueil.

Face à une procédure écourtée…

Les parcours réussis ne doivent cependant pas dissimuler les difficultés qui pèsent aujourd’hui sur le fonctionnement de la structure, soulignent les membres de l’équipe. « Il y a quelques années, la plupart des personnes restaient trois ans au CADA, tandis qu’aujourd’hui la prise en charge ne dépasse quasiment pas un an. Cette évolution, liée à l’accélération de la procédure d’asile, a évidemment des répercussions sur notre travail d’accompagnement », pointe Géraldine Teneau. La diversification des missions des CADA, qui doivent effectuer un travail d’insertion lors de l’accompagnement à la sortie des réfugiés, sur fond de diminution régulière des moyens financiers, a également poussé l’équipe à modifier son mode de fonctionnement. Plutôt que d’organiser le suivi des demandeurs d’asile à partir des compétences spécifiques des professionnels, elle a choisi de mettre en place un accompagnement global des personnes. Avec leur formation de juriste, d’assistant de service social, d’éducateur spécialisé, de conseillère en économie sociale et familiale, de technicienne de l’intervention sociale ou encore d’agent administratif, chacun des sept intervenants d’action sociale prend en charge l’ensemble du suivi administratif, socio-éducatif et sanitaire des personnes dont il est référent. Une organisation qui trouve toute sa pertinence au regard des publics fragilisés accueillis au centre, précise la chef de service : « Cet accompagnement global permet de ne pas morceler la prise en charge des personnes et d’avoir une vision générale de leurs besoins. Et compte tenu de l’accélération de la procédure, ce type de fonctionnement favorise l’instauration d’une relation de confiance entre le professionnel et le demandeur d’asile. »

… accroître les échanges de pratiques

Cette façon de faire nécessite néanmoins de multiplier les échanges de pratiques au sein de l’équipe à travers des réunions régulières, comme l’explique Nassima Krouchi, intervenante d’action sociale : « Quand je suis arrivée au CADA, il y a quatre ans, je venais de l’insertion et de l’animation et ne savais pas du tout ce qu’était un demandeur d’asile. J’ai tout appris en échangeant avec mes collègues et par le biais de formations. » La variété des profils est d’ailleurs considérée comme un atout par les membres de l’équipe, qui y voient une complémentarité indispensable, chacun apportant aux autres une expérience et un regard spécifiques. Pierre Graïc est ainsi arrivé à l’été 2010, après des études de droit international et un passage comme bénévole à Amnesty International. Il ne cache pas son étonnement face à l’organisation de certains CADA, où des juristes de formation sont dédiés à la constitution et au suivi des dossiers de demande d’asile, tandis que des travailleurs sociaux ne vont s’occuper que des problèmes de CMU. « En tant que juriste, je ne cite jamais des articles de loi ou des points de jurisprudence. En revanche, ce que je peux apporter aux autres membres de l’équipe, c’est une certaine rigueur dans la rédaction des récits de vie que les demandeurs d’asile doivent présenter. Je leur conseille parfois d’adopter un style plus “juridique” qui va permettre à l’avocat de s’appuyer sur le récit lors sa plaidoirie. » D’autres vont puiser dans leur pratique professionnelle passée des éléments qui les aideront à détecter des situations difficiles et à proposer à l’équipe des pistes pour soutenir une famille. Depuis plus de un an au CADA de Livry-Gargan, Radoslav Lazovic n’a pas pour autant mis de côté ses réflexes d’éducateur spécialisé lorsqu’il accompagne les demandeurs d’asile. « Je suis beaucoup dans l’observation, notamment lorsque des enfants ont des problèmes de comportements à l’école. J’essaie alors de comprendre ce qui peut se jouer chez l’enfant ou dans la famille pour mettre en place des projets permettant d’atténuer les tensions, de récréer du lien entre parents et enfants. Il s’agit de trouver tous les moyens pour faire en sorte que les personnes se sentent bien lors de leur passage devant l’OFPRA ou la CNDA. »

Pour s’adapter aux contraintes budgétaires et à la diminution du temps de prise en charge, il a également fallu revoir la répartition des tâches. Un poste de chargé d’accompagnement à la sortie a été créé en 2011 pour favoriser la fluidité des départs du CADA en respectant les délais de sortie imposés après une décision de l’OFPRA ou de la CNDA (5). Dès l’arrivée des demandeurs d’asile au centre, deux intervenants d’action sociale consacrent la moitié de leur temps à préparer leur sortie. Une mission compliquée, relèvent les travailleurs sociaux, compte tenu des délais très courts à respecter sous peine de sanctions financières. Pas très cohérente non plus, dans la mesure où les CADA n’ont plus d’activité d’insertion depuis qu’ils sont sortis, en 2006, de la catégorie des centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), martèlent les membres de l’équipe. « Lorsqu’ils obtiennent le statut de réfugié, nous avons trois mois pour faire toutes les démarches administratives pour les orienter vers le droit commun, qu’il s’agisse de la caisse d’allocations familiales, d’une ouverture de RSA ou encore de l’obtention d’un logement, qui demande normalement plusieurs années en Seine-Saint-Denis », précise Nassima Krouchi.

Développer un réseau et des outils

Pour trouver des solutions dans les délais, le CADA a développé au fil des ans tout un réseau. Il peut, par exemple, se tourner vers les services du logement et des affaires sociales de la ville, ou solliciter les centres provisoires d’hébergement (CPH) ou les CHRS de l’association. L’équipe utilise en outre les outils de la loi du 2 janvier 2002, et notamment le projet personnalisé, grâce auquel il peut envisager très tôt, et quelle que soit la décision, la sortie des demandeurs d’asile. « Je ne crois pas, comme on le dit souvent, qu’il y aura de moins en moins d’accompagnement social en CADA. Le projet personnalisé est un très bon levier pour cela, parce qu’il part des besoins des personnes et inverse la relation entre usager et travailleur social. Il permet d’inscrire les demandeurs d’asile dans la globalité de leur parcours, de regarder ce qu’ils ont fait avant, ce qu’ils aimeraient faire s’ils ont le statut de réfugié, quelles formations ils aimeraient suivre. Et s’ils sont déboutés, de voir s’ils ont de la famille en France, quels sont les dispositifs d’urgence susceptibles de les aider », note Géraldine Teneau.

Dans la grande salle du bâtiment où travaille l’équipe, des espaces de bureaux sont délimités par des canapés confortables et des tables basses qui font office de salons d’attente et préservent la confidentialité des échanges. Au mur sont affichés des photographies d’enfants accompagnés de leurs mères, des extraits de poésies, une carte de France, etc. Une cafétéria et une grande table où traînent des tasses de café achèvent de gommer le côté administratif des lieux. Auparavant en sous-sol, les bureaux ont été réinstallés ici. Il était trop difficile pour certains de descendre dans ces espaces, glisse Nassima Krouchi : « Plusieurs personnes nous ont dit qu’elles avaient été attachées à un mur, dans un endroit comme ça. » Le sous-sol a été réaménagé en espaces polyvalents où les usagers peuvent surfer sur Internet, faire jouer les tout-petits, prendre des cours de français ou de yoga et préparer des spectacles, comme celui qui réunit les familles au moment de Noël. Une salle pour faire du sport, des ateliers cuisine avec une nutritionniste, des repas interculturels, des sorties au cinéma ou au théâtre… Les animations tiennent une place importante. Elles sont conçues par l’équipe comme un moyen de redonner confiance à des personnes fragilisées et d’enclencher une dynamique d’apprentissage. Elles sont aussi indispensables pour créer du lien et apaiser les tensions toujours possibles entre des personnes de nationalités et de cultures différentes. Mais, là encore, il a fallu faire des choix. Après la création du poste de chargé d’accompagnement à la sortie, celui d’animatrice a dû être supprimé. L’équipe s’est tournée davantage vers des partenaires comme les associations Cultures du cœur ou Aides aux vacances des jeunes, laquelle a permis à une vingtaine d’enfants du centre de partir l’année dernière à la montagne et au bord de la mer.

Géraldine Teneau et Nassima Krouchi font un tour dans un des bâtiments et prennent des nouvelles d’une jeune femme bangladaise dont la famille a été persécutée pour des raisons politiques. Elle s’inquiète pour sa mère, restée au pays. Dans la cuisine, elles croisent KougaratB., un Sri-Lankais arrivé l’année dernière, qui vient d’être père et voudrait travailler dans le social « pour aider les gens ». Il est rapidement entouré de compatriotes qui lui demandent de traduire leurs histoires, de raconter les maris qui disparaissent, les parents qui sont tués, la peur et finalement la fuite. Besoin de dire, d’être écouté pour essayer d’évacuer un peu la souffrance et pouvoir redémarrer quelque chose. Pour AlinourF., c’est différent. Dans sa chambre un peu sombre, il a du mal à parler, malgré un bon niveau de français. Comme beaucoup de personnes ici, il préfère que l’on n’entre pas dans le détail des raisons qui l’ont amené à s’exiler. Pour des questions de sécurité… Seule trace visible de son pays natal, un drapeau somalien suspendu au mur. Arrivé au centre en août 2010, et sans nouvelles de sa famille depuis des mois, il évoque d’une voix traînante l’ami guinéen qui a été débouté et a dû quitter la chambre récemment, le sentiment de solitude, l’absence de travail qui finit par peser et les médicaments qui ne parviennent pas à dissiper la déprime quotidienne.

Un travail important a été réalisé par l’équipe depuis quelques années pour assurer l’accompagnement psychologique des demandeurs d’asile, en particulier à l’égard de la quinzaine de personnes isolées séjournant au CADA. En 2009, l’équipe a entrepris avec l’association Parcours d’exil une action-recherche pour mieux détecter les difficultés psychologiques des publics accueillis et les orienter vers des services spécialisés, comme celui de l’hôpital Avicenne de Bobigny. « Les professionnels qui travaillent dans des CADA sont confrontés à des histoires douloureuses et terrifiantes. La supervision permet de ne pas laisser la souffrance des professionnels s’accumuler et d’éviter qu’une structure devienne maltraitante. On travaille également beaucoup sur la notion de “double contrainte” et sur le fait qu’ils n’ont pas à porter la culpabilité de lois, de règlements qui ne sont pas forcément dans leurs principes », explique le docteur Pierre Duterte, cofondateur de Parcours d’exil. Il a fallu reconstituer au mieux les récits de vie des personnes sans être trop intrusif, éviter les attitudes inappropriées face à l’évocation de scènes extrêmement dures ou encore être attentif à la façon de mener un entretien. Sans compter la question permanente de l’interculturalité, qui complique singulièrement le travail d’accompagnement, reconnaît Julie Marseille, intervenante d’action sociale au CADA : « On a parfois du mal à aborder l’avenir avec certaines personnes qui veulent croire absolument qu’elles auront leur statut de réfugié. On a affaire à des croyances, à des superstitions, et il est alors difficile de les ramener à la réalité. »

Dissocier le suivi de la décision

Le travail réalisé en supervision aide à résoudre certaines difficultés, voire certains paradoxes. Comment, par exemple, creuser dans le passé des personnes pour « faire vivre » le récit qu’elles doivent présenter, sans réveiller des histoires douloureuses qu’elles préfèrent oublier ? Comment travailler avec la perspective d’un rejet définitif de la demande d’asile, cette épée de Damoclès qui pèse aussi constamment sur les professionnels ? « Avec l’appui de la supervision, les membres de l’équipe apprennent à ne pas vivre un rejet comme un échec de leur travail social. Il faut continuer à travailler en dissociant ce que l’on construit avec la personne d’un élément extérieur d’ordre administratif », assure Géraldine Teneau. Une position que semble parfaitement assumer l’ensemble des professionnels, à l’instar de Jérémy Malherbe, assistant social de formation, qui refuse que le temps passé au centre soit perdu, même pour les personnes déboutées : « Nous voulons qu’ils puissent sortir d’ici plus armés, plus autonomes. Si, au bout de six mois, ils sont capables de remplir un dossier de CMU, c’est déjà un acquis énorme. » En attendant, les demandeurs d’asile comme les travailleurs sociaux peuvent mettre en avant un chiffre : 80 % des personnes qui passent par le centre de Livry-Gargan finissent par obtenir leur statut de réfugié. Une perspective à laquelle KougaratB. se raccroche fermement, entre crainte et espoir : « J’ai besoin d’une vie en France, simplement une vie. Parce que si je retourne là-bas, ils me tueront », lâche le jeune Sri-Lankais en partant.

Notes

(1) Association pour la formation des travailleurs africains et malgaches, devenue Coallia depuis février 2012.

(2) Par mesure de sécurité, l’anonymat des demandeurs d’asile a été respecté.

(3) Office français de protection des réfugiés et apatrides.

(4) Cour nationale du droit d’asile.

(5) Inscrits dans la circulaire du 19 août 2011, ces délais sont de un mois pour une personne déboutée de sa demande de droit d’asile et de trois mois pour une personne réfugiée.

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