« Le malaise des travailleurs sociaux, mis en lumière il y a quelques mois par le suicide de Fabrice Hrycak, éducateur spécialisé travaillant pour l’association AAE [Association d’action éducative et sociale] à Dunkerque (1), reste très peu médiatisé, méconnu, et même tabou dans un secteur professionnel confronté au quotidien à la “misère du monde”. Néanmoins, on peut distinguer plusieurs facteurs qui concourent à l’exacerbation de la souffrance des travailleurs de la relation humaine.
La managérialisation tous azimuts, tout d’abord. Au cours des dix dernières années, de nombreuses réglementations et lois spécifiques ont contribué à la transformation en cours des métiers des travailleurs sociaux. On peut en particulier distinguer les effets indéniables de trois mesures : la directive “services”, qui “vise à libérer le potentiel de croissance des marchés de services en Europe en éliminant les obstacles juridiques et administratifs qui freinent les échanges dans ce secteur” ; au niveau national, les mesures de réductions des budgets publics liées à la révision générale des politiques publiques ; enfin, de manière plus spécifique au secteur social, la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, qui a imposé des changements notables aux établissements médico-sociaux, notamment l’évaluation.
Depuis plusieurs années, on constate sur le terrain une intensification significative de la rationalisation économique de l’action sociale. La logique de la performance sociale se diffuse dans les services d’aide à la personne. Les procédures de “démarche qualité”, les “recommandations de bonnes pratiques professionnelles” deviennent des outils stratégiques à développer dans un objectif d’expansion institutionnel et territorial. On parle de groupements de coopération sociale et médico-sociale. Les salariés sont formés aux nouveaux logiciels de gestion informatique, à la maîtrise de bases de données numérisées. L’avenir, pour les gestionnaires de l’économie sociale, c’est le tiers-secteur alliant financements publics et recours au mécénat d’entreprise.
Ces logiques managériales ont pour conséquence principale de fragmenter les services, de diviser les travailleurs sociaux. Chaque établissement défend ses subventions temporaires et précaires. Il faut innover, l’idéologie du projet est constante. La loi 2002-2 a institué notamment l’entretien annuel d’évaluation des salariés avec leur direction. Ces changements induisent une individualisation des parcours professionnels. On privilégie en outre l’aspect quantitatif, l’action qui favorisera des résultats, au détriment du qualitatif. On observe également une déqualification des postes. Des éducateurs spécialisés sont remplacés par des animateurs, des aides médico-psychologiques, pour des raisons budgétaires. Les éducateurs spécialisés deviennent des coordonnateurs d’équipes. Des postes se précarisent, soumis à des appels à projet temporaire, des enveloppes budgétaires non pérennes. Tout cela induit des tensions entre les professionnels.
Ces transformations sont également appréhendables à travers les évolutions des programmes des formations initiales des travailleurs sociaux. Les mots changent et donc en conséquence les pratiques. Par exemple, la réforme en 2007 du diplôme des éducateurs spécialisés et la validation des acquis de l’expérience transforment en profondeur l’identité de l’éducateur. Dans les instituts régionaux du travail social, les unités de formation sont devenues des domaines de compétences. Ces logiques prescriptives et normatives ont des influences sur le quotidien des travailleurs sociaux. En effet, ces nouvelles méthodes d’ingénierie sociale sous-tendent une approche cognitivo-comportementaliste des éducateurs envers des usagers et/ou clients pris en charge par la société. Rappelons-nous, il y a quelques mois, le “cancer de l’assistanat”de Laurent Wauquiez. Ces stratégies d’interventions induisent ce type de propos malséant. Elles nient le contexte social, économique, environnemental de la personne qui l’a conduite à avoir recours à une aide sociale.
L’intervention sociale par projet tend à remplacer le travail social qui demande du temps, l’établissement de relations de confiance avec les personnes. L’urgence sociale devient la norme, d’ailleurs le travailleur social qui ne travaille pas à flux tendu sera suspecté de paresse ! Cette accélération de l’activité au quotidien du travail social ne laisse que peu de temps à l’analyse des pratiques, à la réflexion du sens de l’action. Sur le terrain, des travailleurs sociaux se plaignent également des contraintes administratives de plus en plus prégnantes dans leurs activités. Le temps de relation avec l’usager est décompté, l’expansion du nombre de mesures se fait au détriment de la qualité de l’intervention. La déshumanisation des rapports sociaux dans les services publics mise en perspective dans un rapport de l’ancien médiateur de la République Jean-Paul Delevoye (2) est une réalité de terrain. La prolifération des interfaces téléphoniques et informatiques à Pôle emploi, le logiciel de gestion des usagers à la mission locale ou des prestations à la caisse d’allocations familiales renforcent la distance sociale entre l’usager et les professionnels. Les discours entrepreneuriaux prolifèrent. Sur le terrain, j’entends régulièrement à Pôle emploi par exemple des conseillers employer des termes comme “co-traitance”, “employabilité”, “plus-value”.
Dans l’ensemble du système de l’économie sociale, la personne devient un “client”, un “usager” et/ou un “être vulnérable” pris en charge (et non pris en compte) par la société. D’ailleurs, elle est quasi absente des discours des consultants. Certains néo-managers du “social” sortent des écoles de commerce et ne sont plus issus du “terrain”. Ils parlent des personnes en termes de “flux”, “profil-type”, “entrées”, “sorties positives”. C’est, me semble-t-il, un signifiant moral puissant, la dimension humaine est ici un superflu. De même, l’éthique professionnelle des travailleurs sociaux devient un élément secondaire. La plupart d’entre eux sont réticents et mal à l’aise face à ces logiques managériales. Les valeurs professionnelles qui les ont conduits à s’orienter vers les métiers de l’aide à la personne sont niées.
Par ailleurs, être travailleur social, dans nos sociétés contemporaines, n’est pas un gage de reconnaissance sociale. Ces professionnels sont quasiment absents de l’univers médiatique, même lorsque les événements pourraient s’y prêter. Dans la représentation populaire, les métiers des services aux personnes ne sont pas valorisés. Dans une société où la compétition, l’auto-entrepreneuriat sont des valeurs centrales, travailler auprès des plus vulnérables relève du “don de soi”. Un déni de reconnaissance qui s’exprime également à travers les coupes financières drastiques dont fait l’objet l’ensemble du secteur médico-social. Mais également par la non-prise en compte des revendications collectives des assistantes sociales et des éducateurs spécialisés qui demandent depuis de nombreuses années la valorisation de leurs diplômes à bac + 3 dans le répertoire national des certifications professionnelles, alors que, paradoxalement, ils effectuent trois années d’études post-bac et que leurs diplômes d’Etat sont crédités de 180 ECTS (reconnaissance licence universitaire).
On ne se tourne pas non plus vers ces métiers pour la rétribution financière. Un éducateur spécialisé commence sa carrière, dans la convention collective de 1966, avec un salaire de 1 350 €. Dans la plupart des grandes villes françaises, il est presque impossible de se loger décemment avec ce salaire. Certains travailleurs sociaux ont recours de manière paradoxale à des aides sociales, des aides alimentaires !
A ces logiques gestionnaires s’ajoutent également des “injonctions sécuritaires” de plus en plus prégnantes, visibles notamment à travers les politiques locales de prévention de la délinquance. Les lois et dispositifs évoluent presque mensuellement depuis quelques années, au gré des discours politiques et de faits divers surmédiatisés. Ces logiques assimilent le travailleur social uniquement à un “réadaptateur social”. La parole, l’échange dans la durée avec la population, le travail de mise en confiance avec les jeunes deviennent accessoires. Le travailleur social est perçu par la population comme “assimilé” aux forces de l’ordre. Les jeunes des quartiers sont vus exclusivement sous l’angle de la problématique délinquante, comportementale. Ils sont réifiés comme des fauteurs de troubles potentiels avant même d’avoir commis le moindre acte répréhensible. Le travailleur social doit réadapter les jeunes à partir d’un diagnostic initial les classant comme normaux, délinquants ou pathologiques. A travers ces dispositifs, on condamne moralement des populations du fait même qu’elles habitent sur des territoires particuliers. L’histoire, le contexte économique, environnemental du quartier sont niés, voire caricaturés. De plus, les discours politiques sur l’identité nationale renforcent les tensions sur le terrain. Les travailleurs sociaux sont également les réceptacles de toutes ces tensions, ces mots dits, perçus et ressentis.
Le travail d’insertion sociale par le travail devient également plus complexe du fait même que les dispositifs d’insertion “écrèment” les personnes, réalisent des entretiens de sélection parmi les jeunes les plus susceptibles de “tenir le poste dans le durée”. La déstructuration du tissu ouvrier, la fermeture de services publics de proximité ajoutent de la tension dans le quotidien des travailleurs sociaux. Nous nous retrouvons à court d’arguments lorsqu’un jeune se plaint pour la cinquième fois d’être orienté par la mission locale vers un atelier d’alphabétisation ou de confection d’un CV, alors qu’il désire faire une formation de peintre !
Concrètement, nous sommes confrontés en permanence à des injonctions paradoxales : orienter vers des dispositifs qui renforcent la marginalisation des jeunes et vers Pôle emploi alors qu’ils ne pourront prétendre à aucun travail du fait de leur situation administrative et/ou judiciaire. De plus, les travailleurs sociaux, à l’image de leurs usagers, sont soumis à des tensions réciproques : le désir de reconnaissance, la peur d’être déclassé.
Le malaise chez les travailleurs sociaux s’exprime de différentes manières : arrêts maladie réguliers, conduites à risque, usure professionnelle précoce, pessimisme, distanciation morale avec les personnes prises en charge par le service. De manière plus insidieuse, la souffrance du professionnel peut également trouver comme palliatif le recours à des conduites addictives diverses : alcool, cannabis, médicaments. Elle peut le conduire d’un mi-temps thérapeutique au burn out, et même jusqu’au suicide, heureusement beaucoup plus rare. La souffrance des travailleurs sociaux est un phénomène tabou dans l’action sociale du fait même que les professionnels se doivent au quotidien d’être des personnes ressources pour les usagers des services. Parler de son mal-être, ce serait remettre en cause sa “fonction relationnelle”… De plus, comment peut-on se plaindre alors que les usagers sont dans une autre mesure plus souffrants que nous ?
Il faut cependant relativiser la question du malaise chez les travailleurs sociaux. Tous ne sont pas mal en point. Ils s’adaptent aux nouvelles pratiques, s’investissent dans des collectifs, des syndicats. La plupart d’entre eux emploient également un maximum de leur énergie à atténuer les effets des politiques économiques et sociales sur les usagers. Enfin, ils trouvent un sens à leurs pratiques dans les zones d’incertitude au sein de la relation éducative avec les personnes prises en compte.
Au final, malgré ce tableau peu reluisant, il existe des moyens de travailler ces logiques managériales, injonctions normatives et sécuritaires productrices de tensions chez les travailleurs sociaux. Pour cela, il devient nécessaire que nous, travailleur sociaux, décentrions notre regard sur un élément fondateur propre à nos métiers : l’art de l’ordinaire (3). Les relations éducatives développées au quotidien par les travailleurs sociaux avec les personnes sont composées d’innombrables microgestes d’hospitalité. Ces dispositions ordinaires ont pour principal objectif l’accueil des autres. Elles sont subversives dans nos sociétés où la recherche du même, les fibres nationalistes et identitaires, sont exacerbées. Les attitudes et les discours des éducateurs sont des savoir être et faire informels qui resteront difficilement quantifiables, évaluables. C’est en cela qu’ils sont des actes micropolitiques à diffuser face aux logiques rationalistes, économiques. La valorisation, l’intellectualisation de cet art de l’ordinaire non formel contribuent au développement et à la diffusion du modèle du bien vivre qui prône une conception alternative du travail social. La théorie du bien vivre est inspirée de diverses cultures d’Amérique du Sud, elle promeut un travail sur les représentations qui fondent nos sociétés occidentales. Elle revendique une refonte de nos valeurs sociales, l’individu y est appréhendé dans une dimension écosophique au sens de Félix Guattari (4), c’est-à-dire qu’il est relié à un système écologique, social, relationnel à prendre en compte. Au-delà du développement, du bien être personnel, ou de la croissance économique, le bien vivre induit un réagencement de nos relations avec autrui, et donc au final avec nous-mêmes. Une notion flexible en mouvement, qui travaille l’ordinaire dans l’objectif d’améliorer la vie quotidienne et en cela d’atténuer notamment le malaise des travailleurs sociaux et en conséquence des personnes prises en compte. La novlangue du travailleur social issue du monde de la gestion ou du management tend à annihiler les racines de cet art de l’ordinaire. Il devient donc nécessaire que les travailleurs s’aménagent des “vacuoles de silence et de solitude”, pour reprendre Gilles Deleuze, afin de retrouver une “dignité de penser” (5) et donc d’agir. »
Contact :
(1) Voir sur notre site
(2) Voir ASH n° 2704 du 8-04-11, p. 40.
(3) David Puaud s’apprête à publier en mai prochain aux éditions Yapaka (Bruxelles) un ouvrage intitulé Le travail social ou l’art de l’ordinaire.
(4) Voir Les trois écologies – Ed. Galilée, 1989.
(5) Voir l’ouvrage de Roland Gori La dignité de penser – Ed. Les liens qui libèrent, 2011.