« En 2001, dans Les Naufragés, Patrick Declerck demandait qu’on arrête de s’acharner à vouloir réinsérer – pour leur bien – les clochards parisiens (1). Ce qui ne signifiait pas qu’il appelait à ce que l’on s’arrête de s’occuper d’eux. Et si en 2012 on osait se poser la même question à propos de ces nouveaux naufragés que sont les personnes en errance ?
Ils ont 25, 30, 35 ans. Ils présentent des carences affectives invalidantes, des états de santé défaillants liés à l’abus de toxiques, aux effets de virus contractés, parfois des pertes cognitives. Certains ont été « institutionnalisés » depuis leur enfance. Ils ne savent pas gérer un budget, ni habiter « en bon père de famille » comme l’exigent les baux locatifs. Ils ne supportent pas les contraintes d’une certaine vie sociale, de l’emploi. Ils n’ont aucune qualification professionnelle, ou, s’ils en ont une, elle n’intéresse aucun employeur car ils ne sont pas adaptés, autonomes, performants.
Nos dispositifs d’aide à l’insertion sociale et professionnelle sont pour eux. A part qu’ils ne sont même pas adaptés aux exigences d’un chantier d’insertion. A part qu’ils sont inemployables alors que des dizaines de milliers d’employables font la queue pour des postes non qualifiés. A part que les actions d’aide à l’insertion sont évaluées à l’aune du retour dans le droit commun de l’emploi, et que ceux-là ne sont pas vraiment les mieux placés dans cette course. Quant au logement, il n’y en a même pas pour les salariés adaptés sachant « habiter », alors pour eux…
Ce constat, particulièrement pessimiste, va à l’opposé de l’affirmation qu’il y a toujours un espoir, qu’il ne faut jamais baisser les bras… Certes. Mais après les critiques portant sur les acharnements thérapeutiques, à quand la mise en question de l’acharnement éducatif ? Admettons que nous ne pourrons pas les réinsérer comme nous sommes censés l’être, mais qu’il y a à travailler avec eux pour leur permettre de s’insérer « comme ils peuvent ». Parce que le mieux pour la personne, c’est ce qui est possible pour elle, pas ce qui est idéal selon moi. Kant le disait déjà : « Vouloir absolument le bien de l’autre est le début de la tyrannie. »
Construisons donc pour ces handicapés de la vie, avec eux, en appui sur leurs expériences et leurs compétences, ce qui a été construit pour les handicapés de l’esprit : des formes d’habitat variées avec des accompagnements variables et adaptés, des emplois aidés, protégés, et cela non pas de façon conditionnelle et temporaire, inscrite dans des « contrats d’insertion » visant l’idéal inatteignable du « comme vous et moi », mais pérenne, permettant de mener une vie respectable, sociale, aidée, dans la dignité. Ce qui n’interdit aucunement d’être professionnellement attentifs aux désirs de changement, aux étincelles de rebond et de faire des propositions d’aide qui seront alors un plus possible, plutôt qu’une obligation impossible.
Voici ce nouveau paradigme à mettre en débat. La notion récente de « handicap psychique » lui ouvre la porte : est handicapée psychique la personne qui ne peut pas affronter seule et durablement les difficultés d’une vie sociale autonome. Les associations qui ont poussé pour sa reconnaissance ne pensaient peut-être pas que cela pouvait concerner également les grands exclus et, parmi eux, des jeunes ; mais ce concept ne leur appartient pas.
Faut-il pour autant intégrer dans les structures existantes du médico-social ces personnes à soutenir ? Le mélange des souffrances pourrait y être explosif, quelle que soit la qualité des établissements et des intervenants. Le risque est alors grand de créer une action sociale de seconde zone, encadrée par des personnes peu ou pas qualifiées « puisqu’il n’y a pas d’insertion possible ». Souvenons-nous des critiques qui ont fusé à la création des « lits infirmiers », des « haltes soins-santé ». Comme si l’action professionnelle ne devait porter que sur la transformation et la réhabilitation des personnes, laissant le « simple accompagnement » à d’autres. Alors changeons aussi de paradigme professionnel : être éducateur, assistant social, soignant, c’est aider la personne dans ses possibilités, la soutenir dans ses difficultés et ses impossibilités, ce n’est pas forcément agir pour la transformer dans le sens d’une norme idéale.
Je n’appelle évidemment pas ici à un changement radical de point de vue, en niant tout espoir de transformation des personnes. Mais je pense que revenir sur quelques évidences implicites, inconscientes, paraissant si naturelles qu’on ne les interroge plus, ne peut faire que du bien à nombre de professionnels et à ces destinataires de l’action sociale qui resteront probablement à vie sur les marges de la société excluante. »
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