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« A La Réunion, les jeunes en difficulté ne sont plus accompagnés »

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Des violences urbaines ont récemment embrasé des quartiers populaires de l’île de La Réunion. Menées surtout par des jeunes, ces manifestations visaient à protester contre le renchérissement du coût de la vie, mais elles exprimaient aussi le profond malaise qui touche une grande partie de la population réunionnaise. Pour le sociologue Laurent Médéa, qui était sur le terrain, cette explosion de violence était prévisible. Son analyse.

Que s’est-il passé à La Réunion à la fin février ?

Les événements sont partis d’une mobilisation intersyndicale de transporteurs réclamant une baisse du prix des carburants. Il existe en effet un monopole de la distribution de l’essence à La Réunion par une société parapublique, les prix étant fixés avec l’accord de la préfecture. Pendant une semaine, il y a eu des grèves et des opérations escargot et l’intersyndicale a demandé à la population de la soutenir. Lors d’une réunion avec les autorités, les transporteurs ont obtenu une baisse du prix des carburants, mais uniquement pour eux. La population en a été exclue et les gens se sont sentis trahis. D’où un sentiment de colère qui s’est propagé très rapidement au Port et dans le quartier du Chaudron, à Saint-Denis. Sachant que, dans ce même quartier, des mouvements contre la vie chère avaient lieu depuis quelques jours. La semaine suivante, les incidents se sont étendus à une dizaine de villes.

Les jeunes étaient en première ligne de ces manifestations. Pour quelle raison ?

Ce sont surtout les jeunes les plus désabusés, les plus désœuvrés, qui sont descendus dans la rue et ont commencé à brûler les poubelles et les voitures. Il s’agissait essentiellement des 15-18 ans habitant les quartiers sensibles. Mais pour la première fois, j’ai vu aussi des enfants de 10-12 ans dans la rue ainsi que des jeunes filles. Lorsque des parents laissent leurs enfants aussi jeunes manifester dans la rue, cela signifie leur accord au moins implicite. Car il y a à La Réunion un sentiment général de mécontentement à l’encontre des autorités, de la police, du gouvernement… Ce qui se passe est l’expression d’un fort malaise social au sein des familles déshéritées. La crise fait que la population ne croit plus vraiment en l’action publique et les jeunes relaient d’une certaine façon ce discours. Beaucoup de gens se sentent complètement délaissés par l’Etat et les collectivités, qui n’interviennent plus dans les quartiers car ils n’ont plus de marge de manœuvre. Les subventions ont baissé partout. Le premier dispositif touché a d’ailleurs été, en 2006-2007, la prévention spécialisée. Il n’y a plus d’équipes de prévention dans les quartiers faute de financements et les jeunes en difficulté ne sont plus accompagnés. Ils ont grandi avec un sentiment de frustration et d’exclusion. Cette explosion de violence était donc prévisible.

Quelles sont les principales difficultés des quartiers populaires réunionnais ?

Si l’on compare les quartiers prioritaires de La Réunion et ceux de la métropole, je crois que les difficultés sont à peu près similaires. Ces quartiers sont denses et concentrent tous les handicaps sociaux, économiques et culturels. Mais les problèmes sont sans doute plus exacerbés dans l’île. Près de la moitié de la population réunionnaise est constituée de jeunes âgés de moins de 30 ans. 60 % des 15-25 ans sont au chômage et, dans les quartiers difficiles, ce chiffre atteint pratiquement 80 %. L’inactivité est donc énorme. La plupart de ces jeunes ne sont pas inscrits à Pôle emploi, ils n’y croient plus. L’échec scolaire est également très important, avec un taux d’illettrisme d’environ 20 %. Lorsque ces jeunes quittent le système scolaire, ils n’ont aucun revenu jusqu’à 25 ans, l’âge auquel ils peuvent toucher le RSA. Mais la principale différence avec la métropole reste le pouvoir d’achat. Les prix à La Réunion sont entre 40 et 60 % plus élevés pour des revenus équivalents. Le RSA et le SMIC sont en effet du même montant. L’une des conséquences est que 52 % de la population réunionnaise vit en dessous du seuil de pauvreté. En métropole, ce chiffre se situe aux alentours de 13 %. Et dans les quartiers où se sont produits les révoltes, ce sont près de 70 % des personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Heureusement, il existe encore une certaine solidarité familiale.

Vous pointez l’existence de tendances suicidaires et addictives chez les jeunes Réunionnais…

On constate effectivement de véritables phénomènes d’autodestruction chez certains jeunes sur fond dépressif. Et je trouve très regrettable que les autorités ne prennent pas la mesure de la gravité de la situation. Quand je parle d’autodestruction, il s’agit parfois de suicides, mais surtout de la prise de produits psychotropes, de médicaments détournés de leur utilisation et mélangés souvent avec de l’alcool. Cela donne un cocktail explosif. Il existe également une forte consommation de cannabis local, que l’on appelle le zamal. Heureusement, compte tenu de l’isolement de l’île, il n’y a pas encore de drogues dures à La Réunion. Un autre symptôme est l’importance des violences conjugales et intrafamiliales, des violences à l’encontre des femmes ou encore des agressions à l’arme blanche. Durant les événements de février, j’étais au plus près sur le terrain et j’ai observé ces comportements autodestructeurs lors des manifestations. Les jeunes s’approchaient très près de policiers armés de bombes lacrymogènes ou encore de Flash-Ball, et ils n’avaient pas peur. L’affrontement était assez brutal et, d’une certaine façon, suicidaire.

La Réunion, dites-vous, est passée trop vite d’une économie rurale à une société de surconsommation…

Le tournant s’est produit dans les années 1980, avec une diminution de l’emploi dans la canne à sucre associée à un fort exode rural. Mais comme il n’y avait pas de secteur industriel compétitif, on est passé immédiatement à une tertiarisation à outrance pour laquelle les Réunionnais n’étaient pas prêts. Ils n’étaient pas formés et on est allé chercher des gens en métropole pour travailler dans ce secteur. Cela a créé du chômage et une société d’assistanat qui perdure aujourd’hui. Tout cela explique en grande partie le grave problème de l’emploi dont souffre une bonne partie de la population réunionnaise.

Le malaise actuel est également lié, selon vous, à une faiblesse de l’identité politique réunionnaise. C’est-à-dire ?

Il existe une conscience identitaire culturelle à La Réunion qui n’était pas présente il y a trente ans. Elle a été acquise grâce à des recherches sur l’histoire de l’île, à l’affirmation de la culture créole, aux combats pour officialiser celle-ci dans l’espace public. Mais un autre travail commence à se faire maintenant au niveau de la conscience politique, qui reste embryonnaire. Les gens se demandent quel rôle ils jouent dans la société réunionnaise, quelles représentations ils ont d’eux-mêmes. Il existe des mouvements indépendantistes et autonomistes mais minoritaires. Le Parti communiste réunionnais, qui n’a pas de lien avec le Parti communiste français, et qui est dans une logique d’autonomie par rapport à la métropole, pèse encore de façon importante. Mais la difficulté à se penser en tant que Réunionnais dans l’espace public est aujourd’hui criante, quand on voit que la population n’a aucun porte-parole acceptable ou accepté. Celle-ci ne parvient pas à dépasser ses clivages syndicaux ou politiques.

La souffrance héritée des périodes de l’esclavage et de l’engagisme (1) est-elle toujours présente ?

Il est certain que, 160 ans après, l’esclavage pèse encore dans l’inconscient réunionnais. La très grande majorité des personnes qui étaient dans la rue étaient noires ou métisses alors qu’elles ne constituent qu’environ 40 % de l’ensemble de la population. Car cette partie de la population n’est pas parvenue à trouver sa place sur le plan économique et même symbolique, et souffre beaucoup, stagnant trop souvent au bas de l’échelle sociale. Toutes les séquelles de l’esclavage sont encore là. La structure économique elle-même demeure encore largement d’inspiration coloniale.

Quelles sont vos suggestions face à ce malaise ?

En tant que sociologue, ce n’est pas mon rôle de dire quelles sont les solutions. Je me cantonne à essayer d’éclairer les autorités et les décideurs. Ce que je peux dire, c’est que ces jeunes en souffrance veulent avant tout un travail pérenne et un logement décent. Même le fait de baisser les prix de 20 % n’y changera rien. Ils n’ont pas de revenus. Ils ne peuvent donc rien dépenser. C’est d’ailleurs aussi la demande des jeunes diplômés, qui sont également trop souvent sans emploi. Il est catastrophique que des jeunes ayant fait des études se retrouvent sans rien. A La Réunion, on compte une centaine de jeunes avec un doctorat et qui sont au chômage.

REPÈRES

Laurent Médéa est sociologue. Ancien chargé de cours à l’université de La Réunion et à l’Institut régional du travail social, il coordonne un festival de cultures urbaines intégrant des jeunes issus de quartiers sensibles. Il a publié la tribune « Quand la jeunesse réunionnaise explose », sur le site « Délinquance, justice et autres questions de société » (www.laurent-mucchielli.org). Il est également l’auteur de Délinquance juvénile à La Réunion (Ed. Zarlor, 2011).

Notes

(1) L’engagisme est la forme de travail contraint, proche du servage, imposée aux travailleurs migrants par les grands propriétaires des Antilles françaises et des Mascareignes à la suite de l’abolition de l’esclavage (en 1848 pour La Réunion).

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