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Une clé pour l’insertion ?

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A Lille, l’expérimentation « Un chez-soi d’abord » vise à loger en autonomie, et sans prérequis de démarches de soins ou d’insertion, les personnes vivant dans la rue et souffrant de troubles mentaux. Au 31 janvier, une quinzaine d’entre elles bénéficiaient de ce programme mené sous le contrôle d’une équipe de chercheurs. A terme, elles devraient être une centaine.

Un studio à visiter dans un immeuble haussmannien d’un quartier chic de la métropole lilloise… Chantal Ghillain, 67ans, yeux très bleus et bonnet coordonné, n’est pas en terre inconnue. Le 115 l’a déjà envoyée dans un hébergement proche. Après dix ans de rue, ses repères géographiques sont le centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), les logements d’urgence et les accueils de jour. Mais elle devrait bientôt signer un bail dans le parc privé et quitter l’errance : elle a accepté d’intégrer l’expérimentation « Un chez-soi d’abord », menée dans quatre grandes villes (Marseille, Lille, Toulouse et Paris) (1). Le projet, qui vise une population alliant errance et troubles mentaux, consiste à placer l’accès au logement autonome en début de parcours d’insertion plutôt qu’à la fin, « en construisant l’accompagnement socio­médical autour de la personne logée », explique Olivier Vilt. Cet éducateur spécialisé, titulaire du Caferuis (2), est le responsable de l’équipe socio-éducative chargée du dispositif pour l’Association baptiste pour l’entraide et la jeunesse (ABEJ) (3), l’une des principales structures ­lilloises d’hébergement des personnes sans domicile. L’ABEJ est l’un des deux porteurs du projet, avec l’établissement public de santé mentale (EPSM) Lille-Métropole.

Le concept « Housing First » s’inspire d’une expérience menée au Canada et aux Etats-Unis. A Lille, l’expérimentation a commencé le 22 septembre dernier pour trois ans, avec un budget annuel de 530 000 € (4). Elle devrait concerner durant trois ans jusqu’à 200personnes, au pic de son activité. « Cent dans le groupe témoin, et cent dans le groupe usager », précise Olivier Vilt. Car le programme « Un chez-soi d’abord » est régi par un protocole de recherche strictement défini, piloté au niveau national par le laboratoire de santé publique de Marseille.

Première phase, le repérage. A Lille, celui-ci a été confié à Diogène, l’équipe mobile en santé mentale de l’EPSM. Le bénéficiaire du programme doit présenter « des besoins sanitaires et sociaux élevés », indique Olivier Vilt. Les critères d’admission ? Avoir été diagnostiqué bipolaire ou schizophrène et être en situation d’errance ; avoir été hospitalisé ou incarcéré au moins une fois dans l’année ou présenter une addiction ; enfin, être majeur, sans enfant à charge et en situation régulière pour avoir accès aux allocations logement, au revenu de solidarité active ou à l’allocation aux adultes handicapés. « S’il n’y a pas d’ouverture de droits possibles, la personne ne peut pas intégrer l’expérimentation », confirme le chef de service. Chacun doit en effet pouvoir prendre en charge son loyer et son alimentation. Une contrainte qui se démarque de l’accueil inconditionnel prévalant souvent dans l’hébergement d’urgence.

Seconde phase, la « randomisation ». Une fois vérifiée l’éligibilité de la personne, celle-ci doit accepter de participer au programme en signant un consentement éclairé avant de rencontrer les chercheurs de la Fédération régionale pour la recherche en santé mentale. Une enveloppe cachetée, attribuée selon l’ordre d’arrivée des bénéficiaires dans le dispositif, est alors ouverte. Elle indique le groupe dont la personne va faire partie : soit le groupe témoin, dont le mode de vie habituel ne change pas, entre rue et hébergement d’urgence, avec l’engagement de s’entretenir avec l’enquêteur deux fois par an contre une rémunération de 22e par rendez-vous ; soit le groupe bénéficiant du programme pour une durée de trois ans. Les profils apparaissent variés : les âges s’échelonnent entre 24 et 67 ans, et les personnes, hommes ou femmes, ont vécu l’errance quelques semaines comme plusieurs années.

Le choix de la discrimination positive

Ce système de tirage au sort détonne toutefois dans l’univers du travail social. « C’est pour moi une curieuse pratique dans l’accompagnement social », estime Eric Delhaye, président de la Coordination mobile d’accueil et d’orientation (CMAO), gestionnaire du 115 de l’arrondissement de Lille, qui avoue son scepticisme face à « une approche un peu discriminante, même si c’est de la discrimination positive qui sélectionne un public de SDF présentant des pathologies mentales – ce qui laisse beaucoup de monde à la rue ». Il regrette en outre qu’il faille être malade pour entrer dans le programme, alors que ­l’errance peut dégrader l’état psychologique de ceux qui la vivent : « Il ne faut pas segmenter, il faut se battre pour un logement pour tous, même si l’expérimentation est intéressante en elle-même. » Du côté de l’équipe « Un chez-soi d’abord », on insiste sur le caractère expérimental de la démarche. « Il s’agit de comparer deux modes de prise en charge » pour ce type particulier de public, répond Olivier Vilt, « afin de vérifier si le fait de vivre seul dans un logement est la bonne solution lorsqu’on est malade ».

Des médiateurs « pairs »

A Lille, l’usager est rapidement pris en charge dès son entrée dans le dispositif. Sont abordés avec les travailleurs sociaux des sujets aussi divers que les critères de logement, les questions administratives et financières ou l’état de santé. Au 31 janvier dernier, l’équipe pluridisciplinaire, disponible six jours sur sept, comptait déjà un infirmier psychiatrique, deux éducateurs spécialisés et un cadre socio-éducatif à temps plein, ainsi qu’une psychiatre et une secrétaire à mi-temps, pour accompagner 15 bénéficiaires. Un effectif appelé à monter en puissance, le ratio prévu à la fin du programme devant être d’un accompagnant pour dix usagers. S’y ajoutent une chargée de mission logement et deux médiateurs de santé « pairs », tous à mi-temps. Ce dernier poste est une innovation, inspirée là aussi d’outre-Atlantique. « Ce sont des personnes qui ont le même profil que les usagers mais qui sont en voie de rétablissement, détaille Olivier Vilt. Elles gèrent leurs troubles psychiatriques, ont repris leur vie et ont assez de recul pour pouvoir expliquer pourquoi elles sont passées de l’autre côté. » Un effet miroir visant à établir le contact et à trouver un autre mode de relation que celui instauré par le travail social. « 10 % de mon salaire, c’est juste être là pour dire : “Regarde, le rétablissement, c’est possible” », sourit Alain Karinthi, l’un des deux médiateurs.

« Pour nos équipes, la plus-value est claire », souligne Pascale Estecahandy, médecin et coordinatrice nationale du programme, qui compare le médiateur de santé aux médiateurs recrutés dans les quartiers difficiles, avec qui les éducateurs de rue ont l’habitude de travailler. Olivier Vilt note : « Ils nous permettent d’éviter les réflexions du type “Tu ne peux pas comprendre, toi, tu n’entends pas des voix.” Ils sont de vrais supports à la parole et à la souffrance qu’il y a derrière. » Les médiateurs interviennent en particulier quand la situation apparaît bloquée avec les intervenants traditionnels. Comme cette femme, diagnostiquée schizophrène, souffrant d’un grave problème d’alcoolisme, qui reste « passive dans son parcours de soins », selon la psychiatre, Emma Beetle­stone. Mais le temps manque pour la laisser évoluer. « Elle est sous le coup d’une injonction judiciaire de soins, pointe Stéphane Toupet, éducateur spécialisé. Si elle ne s’y conforme pas, elle retournera en prison. » D’où la décision de faire appel aux médiateurs. Alain glisse : « Il faut qu’elle expérimente que le soin lui fait du bien. »

Reste que certains professionnels de la psychiatrie craignent une trop grande proximité des médiateurs avec les usagers-patients. Pour Pascale Estecahandy, qui reconnaît la difficulté, « la question du positionnement se pose aussi pour les autres professionnels du dispositif ». Le médiateur de santé « pair », rappelle-t-elle en outre, n’est pas un malade qui soignerait un autre malade. D’abord parce qu’il est rétabli, ensuite parce qu’il ne soigne pas mais apporte simplement des conseils. « Il est vrai que cela suppose de croire au rétablissement possible des personnes ayant connu la rue et le trouble mental », souligne la responsable, qui insiste sur le caractère expérimental de « Un chez soi d’abord » : « Ce qui veut dire que nous sommes dans une posture de doute. »

Le recrutement des deux médiateurs a été mené de façon attentive, avec l’aide d’un psychiatre, pour éviter de placer des personnes encore fragiles dans des situations difficiles et de les renvoyer à un passé proche. Tous deux ont suivi une formation – un diplôme universitaire dispensé à Paris VIII – et bénéficient de la séance de supervision prévue une fois par mois pour l’ensemble des salariés. Ils participent aussi aux échanges et partages d’expériences qui se déroulent chaque matin, lors des réunions d’équipe. Un moment nécessaire pour passer le relais et les informations sur telle ou telle situation, faire le point sur le planning et croiser les regards.

Assurer l’astreinte téléphonique

Ce mercredi matin, les tâches sont nombreuses : il faut accompagner l’un des locataires au centre médico-psychologique, trouver un atelier couture pour la confection de rideaux, demander au propriétaire de l’un des logements de faire réparer une chasse d’eau qui fuit. Le quotidien de l’équipe peut être trivial mais le moindre détail compte. Ainsi, l’un des locataires vit au troisième étage et doit monter et descendre son vélo lorsqu’il veut sortir. Une contrainte qui le bloque chez lui. Les éducateurs prévoient de l’emmener dans un magasin de sports pour acquérir un vélo pliable et favoriser sa socialisation. Pour chaque entrant dans le dispositif, un budget de 1 000 € au maximum est prévu pour acheter des meubles et de la vaisselle. Car le plus souvent, les gens de la rue arrivent dans leur logement sans rien, même si certains ont parfois des affaires stockées chez des amis ou des parents.

L’expérimentation nécessite un suivi permanent de la part de l’équipe. Ce matin, Boumedienne Zitouni, infirmier psychiatrique diplômé d’Etat, rend compte des événements de la nuit. Quatre appels téléphoniques, dont l’un de la Halte de nuit – un accueil nocturne mis en place par l’ABEJ pour les grands marginaux – expliquant avoir vu débarquer l’un des bénéficiaires du dispositif. Stéphane Toupet, éducateur spécialisé diplômé, se veut rassurant : « Il y est juste passé de 10 heures à 10 h 30 et il continuera à y aller pour des petits besoins. » Olivier Vilt s’inquiète néanmoins : « Cette personne a apparemment des difficultés à s’intégrer à l’appartement. » Un autre bénéficiaire a appelé à 6 h 45 pour signaler qu’il ne retrouvait plus ses clés et qu’il avait dormi aux urgences. « Je l’ai envoyé à l’accueil de jour de l’ABEJ, pour le mettre au chaud », signale Boumedienne Zitouni. L’astreinte téléphonique 24 heures sur 24 est assumée à tour de rôle, quelle que soit la fonction occupée. C’est un filet de sécurité indispensable pour les anciens SDF, leur ligne de survie en cas de crise. Au quotidien, l’accompagnement est resserré : les bénéficiaires de « Un chez-soi d’abord » acceptent le principe d’au moins une visite de l’équipe par semaine, avec obligation de la laisser entrer dans le logement. Ce qui fait dire à une jeune fille en errance, rencontrée devant la gare de Lille, qu’elle n’entrera jamais dans le dispositif, dont elle a entendu parler, parce qu’elle aurait l’impression d’« être un cobaye ».

L’accès au logement forme la pierre d’angle du programme. Chantal Ghillain attendait avec impatience son rendez-vous hebdomadaire avec Mathilde Ferrier, éducatrice spécialisée diplômée. Celle-ci est allée la chercher dans le CHRS où elle dispose pour l’instant d’une chambre, afin de visiter un appartement. Dans une brasserie de Tourcoing, elles discutent de la future vie de Chantal en buvant un café. « Je vais toujours voir le prix de mon loyer, insiste celle-ci. Il ne faut pas boire la tasse. » Chantal touche une retraite, après avoir été ouvrière dans des filatures. Les deux-pièces ou studios recherchés pour les bénéficiaires par Nadège De Dominicis, la chargée de mission logement, titulaire d’un master 2 en management immobilier, coûtent entre 400 et 500 € mensuels. La charge financière doit donc être calculée de façon à rester supportable par le locataire, une fois celui-ci sorti du dispositif au terme du délai de trois ans. Pour Chantal Ghillain, cela représente le montant des allocations logement plus 30 % de son revenu. « C’est l’ABEJ qui loue les logements aux propriétaires, puis signe un bail de sous-location aux bénéficiaires, précise Nadège De Dominicis. Il est plus simple pour les propriétaires qu’une association se porte garante et réponde au téléphone. » C’est également l’ABEJ qui verse le loyer mensuel, que l’association refacture au sous-locataire. Les impayés sont ainsi évités. Et s’il y a eu dégradations, les travaux sont à la charge de l’ABEJ. Cette double garantie atténue de manière efficace les craintes liées au profil des locataires. « Quand j’appelle à la suite d’une annonce, j’explique le programme. Soit les propriétaires me disent non directement, soit ils acceptent un rendez-vous et, en général, ne refusent pas ensuite de s’engager », note Nadège De Dominicis, qui assiste aux visites, rédige le bail et gère les relations avec les propriétaires.

S’adapter au rythme de la personne

Chantal, accompagnée de Mathilde Ferrier, n’a pas apprécié l’appartement de la banlieue chic de Lille qu’elles ont visité. Elle y a croisé la locataire actuelle, obligée de quitter les lieux car elle ne pouvait plus payer le loyer. Une rencontre qui l’a émue. « Cela se voyait que c’était une pauvre femme », raconte-t-elle. Un écueil psychologique que l’éducatrice spécialisée a noté afin del’éviter ultérieurement. Les appartements se visiteront vides désormais.

Si l’accès au logement passe avant le reste, les autres difficultés ne sont pas oubliées. Ce qui exige un accompagnement personnalisé très intense dans les premières semaines, plus allégé par la suite. « Mais nous ne nous substituons pas aux accompagnements qui existent déjà. Si la personne gère son administratif avec un travailleur social d’un accueil de jour, nous ne prenons pas cette place, nuance Mathilde Ferrier. Nous nous adaptons au rythme de la personne. Nous avons ainsi un monsieur qui ne veut pas ouvrir son courrier, nous le laissons faire. Nous sommes surtout dans la création de liens. » Ce qui diffère, estime-t-elle, du travail en CHRS, où il faut que « la situation administrative soit réglée, et les problèmes de santé également ». Stéphane Toupet apprécie ainsi de passer du temps avec les usagers, de faire les courses, de prendre un repas avec eux, de connaître leurs lieux de prédilection. « Il y a un partage des moments clés, estime-t-il. Nous sommes dans une relation individuelle qui repose en partie sur l’affect. » Une vraie différence par rapport aux institutions où le collectif tend à prendre le pas sur le lien personnel. Cependant, il n’y a pas de travailleur social référent : le turn-over est institutionnalisé afin de créer une certaine distance.

L’équipe de « Un chez-soi d’abord » tente en particulier d’inciter le bénéficiaire à recréer du lien social avec ses voisins et dans son quartier, afin qu’il sache trouver, après la fin de l’expérimentation, les bons référents qui puissent l’aider s’il a un souci. « Nous dirigeons les usagers vers l’extérieur », confirme Stéphane Toupet, qui aide l’usager à prendre ses repères : mairie de quartier, centre communal d’action sociale, médecin, coiffeur… Dans certains cas, il peut aussi organiser une réunion de médiation afin de rassurer les habitants d’un immeuble face aux symptômes d’un bénéficiaire. « Loger des “fous” dans la ville constitue un changement de paradigme », affirme Olivier Vilt, qui se dit persuadé qu’« Un chez-soi d’abord » est une solution adaptée au profil des marginaux souffrant de troubles mentaux. Ce qui ne veut pas dire que cette solution soit généralisable à tous les sans-domicile. Les travailleurs sociaux de l’équipe restent toutefois bien conscients que l’un des arguments majeurs en faveur de cette expérimentation est son faible prix de revient : le prix de journée est de 19e, contre 42 € pour une place en CHRS. Ce qui inquiète justement Eric Delhaye, de la CMAO : « Cette expérimentation participe un peu trop à la communication gouvernementale, qui voudrait qu’on puisse mieux prendre en compte les problématiques des gens en difficulté avec moins de moyens. » Et il rappelle : « Mettre les gens dans un logement n’est pas le plus difficile, il faut ensuite les y maintenir, et vérifier dans quelles conditions cela se passe. Une expérimentation est faite pour être évaluée, il faudra sans doute prendre du recul. »

Notes

(1) Voir ASH n° 2707 du 29-04-11, p. 9, et n° 2725 du 23-09-11, p. 13.

(2) Certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale.

(3) ABEJ Solidarité : 9, avenue Denis-Cordonnier – 59000 Lille – Tél. 03 28 55 31 75 – contact@abej-solidarite.fr.

(4) Le financement de l’expérimentation est assuré par l’Etat sur des crédits de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) médico-social et du programme 177 « Prévention de l’exclusion et insertion des personnes vulnérables ».

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