A Fougères (Ille-et-Vilaine), le service de prévention spécialisée compte six éducateurs, une psychologue, deux locaux d’accueil et… 204 « amis » (1) : 96 pour le local au nord de la ville, 108 pour celui du sud. Depuis un an, l’équipe de l’Association pour la promotion de l’enfance, de l’adolescence et de l’adulte (APE2A) (2) s’est créé un compte sur le réseau social Facebook et l’utilise comme outil de travail auprès des jeunes qu’elle accompagne. Car ceux que l’on appelle communément les « éducs de rue » ont remarqué, ces dernières années, que les jeunes n’étaient plus dans la rue.
Dans cette commune bretonne de 20 000 habitants, au passé industriel et au présent marqué par le chômage, la prévention spécialisée est missionnée par l’aide sociale à l’enfance et financée par le conseil général pour intervenir auprès de jeunes de 10 à 21 ans de deux quartiers de la ville. L’objectif des travailleurs sociaux est de dépister leurs difficultés familiales, scolaires, financières ou leurs problèmes d’insertion. Pour l’heure, 144 jeunes sont suivis par les éducateurs et 350 sont connus. Pour les accompagner et les orienter, le service se fonde sur leur libre adhésion et sur la création constante par les professionnels d’un lien de confiance.
L’idée d’employer Facebook naît au printemps 2010 d’une frustration des salariés face à la désertion de l’espace public par les jeunes. « Travailler dans la rue n’est pas un métier facile, reconnaît Claudine Gaillard, directrice du pôle socio-éducatif de l’APE2A. Il faut de la patience, et savoir agir sans attendre de retour. Mais si, en plus, chaque séance de déambulation dans un quartier se finit en : “J’ai réussi à en attraper un”, cela devient franchement démoralisant ! » Les jeunes ne sont plus dans la rue mais chez eux, derrière leurs écrans. « C’est comme s’ils étaient devenus invisibles, remarque Elisabeth Le Foll, éducatrice spécialisée diplômée depuis 1995, qui travaille à l’association depuis cette date. Cela ne veut pas dire que leur souffrance disparaît. Au contraire, ils peuvent être encore plus isolés. »
Sur l’ordinateur des deux locaux où les éducateurs les accueillent, tous les jeunes peuvent se connecter à Facebook. « Depuis longtemps, ils nous en parlent, ils nous montrent leur page, explique Anne Moreau, éducatrice diplômée depuis juin 2008, dans la structure depuis trois ans. Un jour, un des jeunes a invité un éducateur à rejoindre sa bande d’amis virtuels. Impossible : il y a une limite entre vie privée et vie professionnelle. » L’équipe se souvient avec réserve de l’expérience des « grands frères », qui avaient l’obligation d’habiter le quartier où ils intervenaient. Mieux toucher les jeunes, oui, mais pas au détriment du recul nécessaire entre le travailleur social et l’usager.
Deux éducateurs, missionnés par l’association, entreprennent alors une réflexion de six mois avant d’ouvrir un « mur » (3) sur Facebook. La première question qu’ils se posent : pourquoi y aller ? « En prévention, le concept “aller vers” est fondamental, même dans un univers virtuel », rappelle Guillaume Gilbert, éducateur spécialisé depuis 2009 et à l’APE2A depuis un an. Pour entrer en relation avec leur public, les travailleurs sociaux disposent de plusieurs supports : animations, sorties, permanences au local, chantiers éducatifs, aide aux devoirs, tournées à pied dans les quartiers. Facebook pouvait devenir une corde supplémentaire à leur arc. « Notre mission, en travail de rue, c’est de nous rapprocher des jeunes pour atteindre l’inatteignable, considère Elisabeth Le Foll. Grâce à l’adaptabilité, l’innovation, la créativité et la stratégie du caméléon. Utiliser Facebook, c’est aller dans ce sens. »
En comparant la rue à Facebook, les travailleurs sociaux notent d’ailleurs beaucoup de similitudes. Il s’agit, pour les jeunes, d’espaces de socialisation, d’interactivité et de visibilité. « Comme la rue, Facebook nous permet de comprendre les jeunes, de les approcher, d’investir leurs lieux d’appartenance, d’établir une relation et d’être disponible », récapitule Elisabeth Le Foll. Comme au local, les jeunes sont sur les réseaux sociaux en quête de lien, y compris avec des adultes. Les éducateurs s’enthousiasment du potentiel professionnel d’un outil qu’ils utilisent déjà presque tous à titre personnel. « Nous n’avions pas une image diabolisée de réseaux sociaux coupant les jeunes du monde réel. Nous voyions les jeunes se côtoyer au local, en vrai, et se dire : “A tout à l’heure sur Facebook” », raconte l’éducatrice.
A ce stade de leur réflexion demeure cependant une interrogation : comment un service de protection de l’enfance peut-il conserver une posture éducative sur Facebook ? Tout n’est pas possible, tout n’est pas permis. Ainsi, sur leur profil, les professionnels se présentent comme un service : ils ne mettent pas de photos d’eux, mais des locaux. L’équipe règle en outre les paramètres de confidentialité pour satisfaire deux fondements de la prévention spécialisée : le respect de l’anonymat et la libre adhésion. « Un jeune peut refuser notre invitation à devenir amis ou, à tout moment, se retirer de la liste, poursuit Anne Moreau. Nos contacts ne sont pas visibles par les autres. Nous n’acceptons pas d’invitation de jeunes que nous ne connaissons pas, ni de parents. » De même, les usagers ne peuvent pas écrire sur le mur du compte Facebook du service – « car si quelque chose se passe dans le quartier, une polémique peut enfler sur Internet avant qu’on ait le temps d’intervenir sur le terrain », justifie Elisabeth Le Foll. Les éducateurs ne s’autorisent pas non plus à écrire sur le mur des jeunes. Ils communiquent par messages privés ou discussions instantanées (chat) qui préservent la confidentialité.
En janvier 2011, les deux nouveaux comptes Facebook du service sont activés. Les jeunes acceptent vite les demandes d’amis. Rien de plus normal pour eux. « Facebook nous sert surtout à prendre ou à reprendre contact avec les jeunes, à caler des rendez-vous et à diffuser des messages d’information, comme des annonces d’événements », énumère Guillaume Gilbert. Assis devant son clavier, il lance quelques chats : « Slt, ça va ? Tu passes prendre un café ? A tt à l’heure ! » Le réseau social aide l’éducateur à instaurer un lien de confiance, à paraître crédible face à un jeune dont il partage les outils et les codes. Comme le reste de l’équipe, Guillaume Gilbert ne passe jamais plus d’une heure et demie par semaine sur Facebook : « On y va tous à des rythmes différents, mais c’est moins chronophage que ce que l’on pensait. » Claudine Gaillard n’avait pas cette crainte, mais reconnaît que cela freine nombre de directions qui rechignent à laisser leurs salariés utiliser le réseau : « Ils ont peur qu’ils passent tout leur temps sur l’ordinateur au lieu de travailler sur le terrain. En réalité, il est facile d’identifier avec l’équipe des temps dédiés à Internet, auxquels on se tient. »
A Fougères, les professionnels ont pensé leur utilisation du réseau social en fonction de leurs missions. Aujourd’hui, le service compte 200 « amis ». Rien à voir avec les 1 600 contacts qu’affiche Le Valdocco, l’association voisine d’animation sportive et culturelle pour les jeunes de Fougères. « Facebook nous a semblé incontournable à nous aussi, admet Willy Collet, directeur de cette structure. Occuper un espace qui intéresse et concerne autant les jeunes, c’est le moins que l’on puisse faire quand on prétend travailler avec eux. » Le Valdocco se sert de son compte pour faire circuler des propositions d’animations et recueillir l’avis des jeunes. « Contrairement à la prévention spécialisée, nous visons large. Nous n’utilisons ni le chat ni la messagerie privée et ne répondons pas aux messages personnels, car nous ne voulons pas que les jeunes puissent nous interpeller n’importe quand, déclare-t-il. Avec Facebook, nous dynamisons un groupe. La prév’, elle, crée des liens individuels. »
Anne Moreau regarde une vidéo des exploits d’un jeune du quartier, un peu fort et plutôt timide, qui s’est récemment entiché de musculation. Elle commente en ligne : « Bravo ! La vidéo est super ! » Au-delà de la facilitation de la communication, Facebook permet aux travailleurs sociaux d’aller plus loin dans la relation. « Beaucoup des jeunes qu’on croise ont des problèmes d’image, de perte d’estime d’eux-mêmes. Les valoriser, les encourager à travers leur identité virtuelle peut les amener à se percevoir plus positivement dans le monde réel », commente Guillaume Gilbert. « Un jeune en difficulté qui reçoit 25 messages de bon anniversaire sur son mur, c’est beau à voir, même si l’on peut considérer que ce n’est pas vraiment sincère, puisque l’ordinateur a rappelé à ses amis de le lui souhaiter. Qu’importe ! », s’exclame Claudine Gaillard.
L’écart entre la communication virtuelle et réelle peut aussi constituer un atout. « Sur Facebook, certains jeunes se livrent davantage. Dans la sécurité de leur environnement familier, ils peuvent parler de leur souffrance sans être vus, sans ce face-à-face parfois intimidant de la relation réelle », constate Anne Moreau, qui admet que, en tant qu’éducatrice aussi, il lui est plus simple de dire certaines choses par le filtre de l’écran. Dans un échange Internet, les éducateurs disent arriver à mieux accrocher ceux dont le regard est habituellement fuyant, ceux qui ne se livreraient pas dans l’atmosphère plus bruyante du local. Un jour, Cynthia (4), familière de l’absentéisme et de l’automutilation, a initié ainsi une conversation plus profonde avec les éducateurs. Elle a parlé d’elle, s’est excusée pour son comportement et, instinctivement, a proposé que cet échange se poursuive : « Il faut qu’on se parle, ça va pas, j’ai des idées noires. » Le « réel » prend le relais de ce que le virtuel a permis de faire éclore. Les yeux sur l’écran, Guillaume Gilbert se promène sur les comptes de quelques jeunes, qui lui en apprennent beaucoup sur leur vie. Marine est à l’hôpital, Kevin a séché les cours, Jordan va déménager. « Cette veille accélère notre connaissance du jeune, nous aide à mieux les cerner. D’un coup, on obtient beaucoup de matière pour échanger et reprendre certaines choses avec eux, toujours dans le but de les protéger », souligne François Nouvel, éducateur diplômé depuis 2003, en poste depuis cette date. Facebook est si utile et distrayant à utiliser que, sans s’en rendre compte, ses adeptes cèdent un peu de leur intimité. Un levier intéressant pour les éducateurs de prévention spécialisée, qui savent habituellement des jeunes ce que ceux-ci veulent bien leur livrer. « On regarde les comptes de ceux qui nous inquiètent », précise Guillaume Gilbert.
Au risque d’être intrusif ? « Aucun jeune ne nous l’a jamais reproché, répond Elisabeth Le Foll. Parce que nous avons déjà établi une relation avec eux. Et, comme dans la rue, nous n’abordons jamais un sujet trop frontalement, nous attendons l’occasion. » Certains jeunes ont refusé d’être « amis » du service, mais, pour le moment, aucun ne s’est radié de la liste après avoir accepté. « Il faut l’avouer, nous avons parfois la désagréable impression d’être un peu voyeurs, concède François Nouvel. Parce que les jeunes n’ont pas beaucoup de limites avec ce support. Ils s’y sentent tellement libres qu’ils n’y contrôlent pas leur image. » De quoi alimenter un autre axe de travail de l’équipe. D’autant que beaucoup de jeunes disposent d’un ordinateur dans leur chambre, sans grand contrôle parental. « A une jeune fille qui posait dénudée sur les photos de son profil, nous avons conseillé de se valoriser autrement », se souvient Anne Moreau. L’équipe veut aider les enfants, et parfois les familles, à distinguer le dehors et le dedans, les sphères publique et privée. Elle est aussi amenée à rappeler la loi « à ceux qui se photographient avec tout le matériel pour rouler un joint ou ceux qui mettent sur leur mur des liens vers des sites pornographiques ». Parce que la protection des mineurs est inexistante sur Internet, les travailleurs sociaux se sentent un vrai rôle à jouer dans ce domaine, tant pour aider les jeunes à se forger un regard critique que pour prévenir les conduites à risque.
Et si, demain, le lien des professionnels avec les jeunes n’avait plus lieu que via les réseaux sociaux ? « Impossible ! », rétorquent-ils. « La base de notre travail reste la présence de rue : rien ne vaut le face-à-face direct, assure Anne Moreau. C’est de ça que la vie est constituée. » Les éducateurs n’imaginent pas abandonner leur connaissance du territoire, qui leur fait mieux comprendre leur public. « On ne peut pas non plus oublier que les plus pauvres n’ont pas accès aux réseaux sociaux, souligne Claudine Gaillard, directrice du pôle socio-éducatif de l’APE2A. Eux, ils sont justement dans la rue. » L’outil numérique ne peut pas servir à créer unerelation, seulement à l’entretenir. « Sans tout ce que je construis par ailleurs avec les jeunes, Facebook, ça ne vaut rien, affirme François Nouvel. Notre principale préoccupation : comment faire pour qu’un jeune ait envie de nous revoir ? Facebook ne répond pas à ça, il faut que quelque chose se soit passé avant. » L’éducateur évoque aussi, dans ce milieu plutôt rural, le besoin de contact, d’échanges verbaux, la possibilité de prolonger une discussion un peu difficile par un jeu, au local. « Facebook est un support de plus. On y mène les mêmes actions éducatives qu’ailleurs, estime Elisabeth Le Foll. Il ne vient rien remplacer. Cela me rappelle les craintes formulées suite à notre décision d’ouvrir un local. On nous disait : “Vous n’allez plus être dans la rue.” Mais si, on diversifie peu à peu nos modes de prise de contact. »
Pour l’équipe, il est encore possible d’améliorer son utilisation de l’outil. C’est aussi l’avis de Nicolas, 21 ans et 300 amis sur Facebook, qui passe deux heures par jour sur le réseau social et moins souvent au local des éducateurs : « Leur compte est pratique pour avoir des nouvelles, mais ils n’y mettent pas grand-chose. Il faudrait qu’ils soient plus incitatifs, en disant : “Passez quand vous voulez, il y a du café” ! » Les travailleurs sociaux, de leur côté, s’interrogent sur le rythme d’utilisation du réseau, l’intérêt d’y tenir des permanences bien identifiées, les compétences techniques qu’ils doivent acquérir pour éviter que la maîtrise de cet instrument, évoluant sans cesse, ne leur échappe.
Ils s’inquiètent aussi du leurre que peut constituer ce nouveau mode relationnel : illusion, pour le jeune, d’avoir plein d’amis et de pouvoir parler facilement à un éducateur. « L’ordinateur les protège et leur donne accès à plein d’infos, cela rend la relation virtuelle plus facile », admet Claudine Gaillard. Mais il y a aussi l’illusion de bénéficier d’une présence rassurante et constante du service, à l’autre bout de la souris. « Un jeune qui nous annoncerait vouloir se suicider et dont on ne trouverait le message que deux jours plus tard, cela pose une question de responsabilité », souligne la directrice. Car si Facebook est accessible sans interruption, les éducateurs, eux, ne sont pas en poste 24 heures sur 24. Avec une telle trace écrite, pourraient-ils être accusés de non-assistance à personne en danger ? « La prévention spécialisée est une pratique de l’oralité, elle s’est toujours méfiée du passage à l’écrit, précise Guillaume Gilbert. On ne connaît pas les réactions provoquées par ce que l’on exprime via l’écrit. » On est aussi davantage à la merci des commentaires de ses collègues. « Cela nécessite de la confiance et du respect dans l’équipe, sinon, on peut vite juger l’autre – “Pourquoi as-tu répondu ça” ?, “j’ai vu des fautes dans tes messages !”, etc. Reste que c’est une bonne base de discussion de nos pratiques. » Après un an d’expérimentation, l’APE2A ne compte pas revenir en arrière. Entretenant tout de même l’espoir qu’investir ce terrain ne précipite pas encore plus le repli des jeunes loin des espaces publics réels.
(1) Les « amis » est le nom donné aux contacts d’un abonné au réseau social Facebook.
(2) APE2A : 88, rue de la Forêt – 35300 Fougères – Tél. 02 99 99 18 66 –
(3) Le mur est la page écran de Facebook sur laquelle s’affichent les commentaires de l’abonné et de ses amis.
(4) Tous les prénoms des mineurs ont été modifiés.