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« La France est, de fait, une société multi­culturelle »

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Comment être à la fois français et immigré ? Lancé en 2009 par le gouvernement, le débat sur l’identité nationale est retombé. Mais la question reste posée. Dans le cadre d’une vaste enquête menée par l’INED et l’INSEE, les chercheurs Patrick Simon et Vincent Tiberj apportent un éclairage nouveau et riche d’enseignements sur le rapport des immigrés et de leurs descendants à leurs origines et à l’identité nationale.

En quoi consiste l’enquête « Trajectoires et origines » que Vincent Tiberj et vous exploitez dans ce document de travail ?

Il s’agit d’une enquête coproduite par l’INSEE [Institut national de la statistique et des études économiques] et par l’INED [Institut national d’études démographiques], réalisée entre 2008 et 2009 auprès de 21 000 personnes immigrées, descendantes d’immigrés et sans lien à l’immigration sur deux générations. Il s’agissait d’actualiser nos connaissances sur les processus d’intégration et de discrimination, en particulier en ce qui concerne la situation mal connue des immigrés et de leurs descendants. Nous avons balayé l’ensemble de la vie sociale, avec des questions portant sur l’éducation, la famille, l’accès à l’emploi, les conditions de travail, le logement, les pratiques linguistiques et religieuses, etc. Nous avons également intégré des questions sur l’identité et les expériences de discrimination.

On imagine que les personnes immigrées ou nées de parents immigrés mettent davantage en avant que les autres leurs origines. Est-ce le cas ?

Nous avons proposé aux personnes enquêtées 19 caractéristiques définissant leur identité, dont l’origine. Elles pouvaient en choisir quatre, au maximum, pour se définir. Et en effet, le choix de l’origine est nettement plus fréquent chez les immigrés et leurs descendants que dans la population générale. Ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où cette dimension de l’origine a une signification particulière pour eux et renvoie à un passé assez récent. Ce qui rend la question de l’origine complexe est que l’on ne sait pas vraiment ce qu’elle recouvre. Quelqu’un qui se dit d’origine algérienne n’évoque pas nécessairement un pays en tant que tel mais peut-être une culture, une famille, une langue. Dans l’enquête, nous sommes d’ailleurs restés volontairement vague pour laisser toute latitude aux enquêtés sur ce point.

La dimension religieuse influe-t-elle sur cette perception des origines ?

La religion en elle-même n’a pas d’impact sur l’affirmation de l’origine. En revanche, elle peut constituer un élément important de l’identité. On observe à cet égard une césure forte entre catholiques et musulmans. Pour les groupes venant de pays où l’islam est prépondérant, entre un quart et un tiers des personnes interrogées disent que la religion est une dimension significative de leur identité. C’est un peu moins de 10 % pour les migrants originaires du Portugal, d’Espagne ou d’Italie. Quant à la population majoritaire, la moyenne est de 7 %. Et à peu près la moitié des personnes vivant en France métropolitaine se disent sans religion.

Les enfants d’immigrés se définissent davantage que leurs parents par l’origine. Comment l’expliquez-vous ?

Habituellement, en sciences sociales, on estime que la première génération de l’immigration reste empreinte du rapport aux origines. La deuxième prend des distances en voulant s’intégrer à la société dans laquelle elle a grandi. Enfin, la troisième génération fait un retour en arrière avec la redécouverte de la langue, de la culture de ses grands-parents. C’est en tout cas ce qui a été décrit aux Etats-Unis. Concernant la France, il est frappant de voir que la deuxième génération n’est pas dans ce rapport de distanciation. Au contraire, elle est dans un rapport d’affirmation de ses origines. Il y a là un double mouvement. D’une part, la relation à l’origine a joué un rôle important dans la socialisation familiale, en combinaison avec l’appropriation de l’identité française. D’autre part, force est de constater que, dans leur expérience quotidienne, les descendants d’immigrés, du moins certains d’entre eux, sont renvoyés en permanence à leurs origines. D’où la création d’une identité à « traits d’union », qui est la combinaison de la réalité de l’appartenance à la société française avec un particularisme en tant que descendant d’immigrés.

En même temps, le sentiment national envers la France est fort chez les immigrés et leurs enfants…

On peut aborder cette question de deux façons différentes. Si l’on demande : « Vous définissez-vous par votre nationalité ? », à peu près 17 % des personnes vivant en France, toutes nationalités confondues, répondent positivement. Sachant que la nationalité a davantage de poids chez les immigrés qu’au sein de la population générale. Mais nous avons aussi posé la question : « Vous sentez-vous français ? », afin de mesurer un sentiment d’appartenance même chez ceux qui ne mettent pas la nationalité spontanément en avant. Or une part importante de tous les groupes affirme se sentir française, y compris chez les immigrés. Il existe bien un sentiment d’appartenance créé par la résidence en France, et non par la nationalité en tant que telle. D’ailleurs, à la question : « Vous sentez-vous chez vous en France ? », les taux de réponses positives montent encore. Plus simplement, l’allégeance à la France des populations immigrées est très forte dans tous les milieux sociaux et pour toutes les origines.

En revanche, à la question : « Avez-vous le sentiment d’être considéré comme français ? », les résultats sont assez différents…

Nous avons été frappés par la portée des réponses à cette question. Un nombre important d’immigrés mais aussi de leurs descendants, tous de nationalité française, disent qu’ils ne se sentent pas vus comme français, avec des variations très fortes entre les immigrés européens et ceux que l’on peut qualifier de minorités visibles, à savoir les personnes d’origine africaine ou maghrébine, mais aussi des DOM. Ce qui montre bien qu’il ne s’agit pas d’une question de nationalité au sens strict du terme. Une couleur de peau, une altérité visible est considérée encore aujourd’hui comme contradictoire avec le fait d’être français. Un Français, dans les représentations collectives, c’est un Blanc. Et cela est vrai pour tous les milieux sociaux, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que, en grimpant l’échelle sociale, ce phénomène de renvoi aux origines soit moins fort. Il n’en est rien. Le modèle français d’intégration dispose que, lorsqu’on devient citoyen, il n’existe plus de différences de traitement. Or les personnes enquêtées disent que cela n’est pas vrai. On le savait déjà par des témoignages, mais cette enquête nous en donne une traduction chiffrée frappante.

La revendication d’une identité plurielle – française et étrangère – peut-elle être vue comme une réaction à ce que vous appelez un « déni de francité » ?

Cela y contribue sans doute, sans que l’on puisse réellement distinguer la cause première. L’expression d’une multiappartenance peut susciter le déni de francité. Et, inversement, le déni de francité peut renforcer l’importance de l’origine dans l’identité. L’un des paradoxes du débat sur l’identité nationale est qu’à force d’exiger un choix parmi les identités, française ou autre, la multiappartenance est devenue suspecte, voire impossible. Pourtant, nous avons tous une identité composite, l’origine n’en étant que l’un des éléments. La deuxième génération tend à se réapproprier l’origine des parents en la combinant avec d’autres dimensions liées à leur vie en France, comme les autres Français avec lesquels elle partage de nombreuses références communes. Ne pas accepter les identités à trait d’union comme une façon comme une autre d’être Français génère de l’exclusion. Et il n’y a là rien de positif.

Cette identité minoritaire n’est-elle pas contradictoire avec le modèle d’une identité nationale exclusive des autres ?

En réalité, le modèle français assimilationniste n’a jamais réellement fonctionné. C’est un mythe nécessaire que l’on a reconstruit, l’idée étant que la fusion des populations nécessite l’abandon de quelque chose. La France est, de fait, une société multi­culturelle. Or notre modèle politique suppose toujours que l’on crée de l’égalité par l’homogénéité et que la solution pour réduire les discriminations consiste à ignorer les différences. L’a priori « Vous êtes des Français comme les autres » masque difficilement la réalité d’un traitement différencié constant. Nos résultats montrent que les Noirs et les Arabes ne sont toujours pas vus et pas traités comme des Français comme les autres. Cette tension va-t-elle se dénouer lorsqu’on aura réussi à produire une image de la France consciente de sa diversité ? Va-t-on au contraire durcir de façon durable l’écart avec les minorités ? Il serait souhaitable que ce ne soit pas la deuxième option qui l’emporte. Le débat sur l’identité nationale et les difficultés à concevoir la multiappartenance traduisent finalement un manque de confiance dans les mécanismes d’intégration et les valeurs de la société française.

REPÈRES

Patrick Simon est sociodémographe à l’Institut national d’études démographiques (INED) et chercheur associé au Centre d’études européennes de Sciences-Po. Il a rédigé avec le sociologue Vincent Tiberj le document « Les registres de l’identité. Les immigrés et leurs descendants face à l’identité nationale ». Ce texte, qui s’inscrit dans le cadre de l’exploitation de l’enquête « Trajectoires et origines » coproduite par l’INED et l’INSEE, est disponible sur http://teo.site.ined.fr.

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