Le programme national de rénovation urbaine (PNRU) a fait l’objet dès le début d’un consensus politique fort. Pour quelle raison ?
Durant les années 1990, le logement social subissait une bipolarisation entre, d’une part, des zones urbaines sensibles concentrant de plus en plus de ménages pauvres, souvent d’origine immigrée et, de l’autre, des logements sociaux plus attractifs occupés essentiellement par la classe moyenne. En 1996, Pierre-André Périssol, ministre délégué au logement du gouvernement d’Alain Juppé, avait proposé de réserver le logement social à ceux qui en avaient le plus besoin, c’est-à-dire aux pauvres, tout en facilitant l’accès à la propriété pour les classes moyennes. Ce qu’avait contesté le mouvement HLM, qui se refusait à perdre son caractère de logeur généraliste. Cela avait débouché en 2000, sous le gouvernement Jospin, sur le vote de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains, obligeant les communes à justifier d’un certain pourcentage de logements sociaux. Dans ce contexte tendu, le principe de la mixité sociale, inscrit dans la loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine, votée en 2003 à l’initiative de Jean-Louis Borloo, a permis de concilier les contraires. La droite voulait de l’accès à la propriété, et la gauche, du logement social généraliste. La solution a été la diversification de l’habitat au sein des grands ensembles grâce à des opérations de démolition et de rénovation. En se concentrant sur les seules zones urbaines sensibles, on laissait tranquilles les ménages de la classe moyenne bénéficiant des bons HLM ainsi que les communes rétives à la construction de logements sociaux.
Quel a été le rôle de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) ?
L’ANRU dispose de fonds très importants. Pas moins de 12 milliards d’euros à son lancement. En outre, elle est assez autonome vis-à-vis de l’administration, étant pilotée par des représentants de l’Etat mais aussi des partenaires sociaux, des représentants des collectivités, les organismes HLM, etc. Chacun fait valoir ses préoccupations. Pour les patrons, il s’agit de veiller à la rentabilité des opérations en faisant en sorte qu’elles produisent des immeubles destinés à des gens capables de payer leur loyer. Les bailleurs sociaux, eux, se montrent vigilants en ce qui concerne la diversification de la population des grands ensembles. Les élus municipaux, puisque c’est à eux que l’ANRU s’adresse, ont ainsi trouvé des interlocuteurs exigeants mais qui leur ont donné les moyens de transformer des quartiers en grande difficulté.
On reproche au PNRU d’avoir fait table rase de certains principes, dont celui de la participation des habitants…
Il est certain que ce programme a été imposé du haut vers le bas, sans véritable consultation au niveau local. Mais en réalité il n’y a jamais réellement eu de participation des habitants dans la politique de la ville, sauf aux tout débuts des opérations de développement social des quartiers, quand il existait une démarche expérimentale. C’est rapidement devenu un principe plus incantatoire qu’effectif, y compris pour l’ANRU, pour laquelle cela n’a été qu’une exigence de pure forme. Peu de grands programmes publics se sont autant réclamés de la participation et de la consultation des habitants et en ont aussi peu produit. C’est ce que soulignent les rapports du comité d’évaluation et de suivi de l’ANRU. La justification avancée, notamment par les élus locaux, est qu’il fallait faire vite car, si beaucoup d’argent était disponible, il était important d’être parmi les premiers à présenter un projet pour avoir une chance de bénéficier d’un financement.
De même, ce programme aurait minoré le fonctionnement transversal – à la fois urbain, économique, social et culturel – de la politique de la ville…
De fait, la dimension transversale et intercommunale de la politique de la ville, dans le cadre du PNRU, n’a pas été respectée. Mais c’était là aussi devenu une fiction bien avant que l’agence ne soit créée. Dès lors que des comités interministériels ont remplacé le Conseil national de développement social des quartiers, en 1988, avec la création du ministère de la Ville, les administrations ont repris les affaires en main et veillé à ce que l’argent destiné à la politique de la ville s’inscrive dans le cadre de leurs propres préoccupations. La transversalité était donc extrêmement faible. D’une certaine façon, l’ANRU a même plutôt relancé une dynamique de projets qui n’existait plus.
La mixité sociale, qui était l’un des objectifs affichés du programme à ses débuts, a disparu progressivement. Comment l’expliquez-vous ?
L’ANRU a créé une forte dynamique en raison de l’argent qu’elle mettait en jeu et du dynamisme qu’elle suscitait au sein des équipes municipales. Et les résultats ont souvent été impressionnants, avec des quartiers entiers rénovés. Beaucoup de ces opérations de rénovation urbaine ont réussi à casser le caractère antiurbain des grands ensembles bâtis dans les années 1960 et 1970. Mais, comme l’explique dans l’ouvrage le politologue Renaud Epstein, les réalisations, dans ce programme, tiennent lieu de résultats et les objectifs initiaux de mixité sociale n’ont pas été atteints. Dans quelques endroits seulement, des ménages de la classe moyenne sont venus habiter les quartiers rénovés. Je pense à La Duchère, à Lyon, qui a fait l’objet d’un soin particulier et qui est passé de 80 à 50 % de logements sociaux. Mais au total, si l’on évalue le PNRU uniquement à l’aune de ses objectifs déclarés – la mixité sociale et, implicitement, la déconcentration des minorités ethniques –, on peut dire que c’est un échec.
Le PNRU a pourtant produit des résultats…
C’est exact. En premier lieu, les craintes d’un déplacement massif des populations pauvres à la faveur des rénovations n’ont pas été confirmées. D’abord, parce que peu de riches ont voulu habiter ces quartiers. Ensuite, parce que le comportement des bailleurs sociaux a changé. Jusque-là, ils étaient essentiellement des gestionnaires assez indifférents à la population qu’ils logeaient. Mais le fait d’avoir dû prendre celle-ci en compte pour proposer des solutions avant de démolir et de reconstruire les a obligés à tenir compte de la réalité des gens. Ce programme a en outre insufflé une nouvelle confiance en soi chez de nombreux habitants des quartiers en zone sensible urbaine. Quand des moyens importants sont mis en œuvre pour améliorer les lieux où vous habitez, alors qu’ils étaient devenus synonymes de désolation et de rejet, cela vous donne le sentiment d’être un peu reconnu. Enfin, de manière plus inattendue, le PNRU a produit une mixité sociale endogène. Au fur et à mesure de la diversification de l’habitat, des gens qui seraient partis des quartiers sont restés. Et d’autres qui en étaient partis y sont revenus. Plutôt que de payer un loyer élevé ailleurs, ils pouvaient accéder à la propriété sur place en restant près de leur famille et dans un milieu culturellement proche d’eux. Ainsi, au lieu d’obtenir une déconcentration des minorités ethniques, on a plutôt abouti à une certaine reconcentration.
Et en termes de désenclavement des quartiers, les objectifs ont-ils été atteints ?
La rénovation urbaine a souvent réussi à faire venir la ville dans les quartiers, mais elle n’a pas réellement permis que les habitants aillent vers la ville. C’est une chose de créer un tramway, de diversifier l’habitat, d’ouvrir de nouvelles voies de communication… Mais ce n’est pas pour autant que les gens ont les moyens de se projeter vers la ville et ses opportunités. Ce processus d’intégration ne peut se faire que par étapes. Il ne faut pas se contenter d’abaisser les barrières physiques mais aussi les barrières sociales. Et ce qui reste à faire de ce point de vue est considérable. La théorie sur le capital social, développée dans les années 1970 aux Etats-Unis, explique qu’il existe des liens forts constitués des relations avec les personnes sur lesquelles on compte en cas de problème. Et si les gens sont attachés à leur quartier, c’est d’abord en raison de cette entraide collective qu’ils ne veulent pas perdre. L’objectif devrait être maintenant d’augmenter ce que les sociologues appellent les liens faibles, c’est-à-dire les relations avec l’extérieur, les institutions, les services publics, le monde de l’emploi… Car les chances de décrocher un emploi ou de bénéficier d’un parcours scolaire émancipateur sont d’abord fonction des liens existant en dehors du quartier. Il faut réfléchir à la façon de mettre en œuvre une égalité des chances plus effective.
Jacques Donzelot est maître de conférences en sciences politiques à l’université Paris-Ouest Nanterre. Il dirige le Centre d’études, d’observation et de documentation sur les villes. Il a dirigé l’ouvrage collectif A quoi sert la rénovation urbaine ?, dans lequel interviennent des chercheurs et des acteurs de terrain (Ed. PUF, 2011).