Il fait rarement bon être malade. C’est encore plus vrai quand on dispose de revenus modestes. En effet, malgré un droit aux soins théoriquement acquis pour tous et en dépit d’une multiplicité de dispositifs de santé gratuits (permanences hospitalières d’accès aux soins, centres de santé municipaux, dispensaires associatifs), 15,4 % des personnes de plus de 18 ans ont déclaré, en 2008, avoir renoncé à des soins pour des raisons financières lors des 12 derniers mois – 22 % des bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C). Ce niveau de renoncement n’a cessé d’augmenter depuis 2002, soulignent les spécialistes de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) qui ont réalisé une étude sur le sujet (voir encadré, page 23). Le renoncement à des soins dentaires est le plus fréquemment cité : il concerne 10 % de la population générale (14,3 % des bénéficiaires de la CMU-C), devant l’optique (4,1 % en population générale, 6,3 % pour les bénéficiaires de la CMU-C) et les consultations de médecins, généralistes et spécialistes confondus (3,4 % en population générale, 4,4 % pour les titulaires de la CMU-C) (1).
En termes d’âge, le renoncement déclaré augmente de façon continue de 18 à 40 ans. Il se stabilise entre 40 et 50 ans, puis suit une pente descendante, quelle que soit la catégorie de soins. On aurait pourtant pu imaginer que les personnes plus âgées expriment davantage de besoins que leurs cadettes et aient, en conséquence, plus de risques de ne pas pouvoir les satisfaire.
Tout au long de la vie, les femmes déclarent plus souvent que les hommes avoir renoncé pour des raisons financières à se soigner durant l’année écoulée. Cela se vérifie quels que soient les soins concernés. Or, s’agissant de problèmes dentaires ou de vue, « il n’y a pas de différences physiologiques objectives pouvant expliquer ces écarts », fait remarquer le chercheur Paul Dourgnon. Aussi, avance-t-il des raisons d’ordre subjectif : « A état de santé comparable, les femmes tendent à s’estimer en plus mauvaise santé que les hommes. » Elles auraient donc de plus fréquentes occasions de renoncer à se soigner. Sans doute, les mères de famille qui disposent de faibles revenus sont-elles également enclines à faire passer leur propre santé après celle de leurs enfants.
De fait, pouvoir d’achat et renoncement aux soins ont partie liée : le taux de renoncement augmente régulièrement quand le revenu par unité de consommation diminue. Les 20 % et, plus encore, les 5 % de personnes les plus aisées se démarquent du reste de la population par leur taux de renoncement plus faible, en particulier dans le domaine dentaire. A cet égard, l’offre de soins, notamment la présence de professionnels à honoraires libres, a un rôle notable pour détourner des services de santé. De fait, le renoncement aux soins dentaires est significativement plus fréquent dans les départements où les tarifs pratiqués sont les plus élevés.
Les difficultés financières d’accès aux soins sont, au moins pour partie, dues aux limites du système de protection sociale. Les personnes sans complémentaire santé – 6 % de la population de France métropolitaine en 2008, soit près de 4 millions de personnes (voir page 25) – renoncent deux fois plus que les autres aux soins les moins bien pris en charge par le régime obligatoire. D’ailleurs, les bénéficiaires de la CMU-C auraient été 40 % à se priver de soins – et non 22 % comme cela a été constaté – s’ils n’avaient pas eu cette couverture. Ce qui laisse à penser que « le renoncement aux soins succède à un premier renoncement, également financier, à la complémentaire santé », commentent les spécialistes de l’IRDES. La « qualité » de cette complémentaire, c’est-à-dire le niveau moyen des garanties qu’elle procure, a également une influence.
Mais, aussi importante soit-elle, la question de l’accessibilité financière des services de santé ne rend pas compte, à elle seule, de la plus ou moins grande propension à se soigner. A cet égard, l’expérience de la précarité s’avère déterminante. Et ce, que cette expérience soit passée, présente ou anticipée. En effet, à niveau de revenu donné, les personnes qui risquent le plus de renoncer à se soigner – quel que soit le type de soins – sont celles qui ont traversé des difficultés (périodes d’inactivité, d’isolement, d’absence de logement fixe), celles qui connaissent actuellement des conditions de vie précaires – notamment mesurées à l’aune du chômage ou d’un travail à temps partiel subi – et, dans une mesure un peu moindre, celles qui s’attendent à des lendemains difficiles (crainte de perte d’emploi, de se retrouver sans soutien au cours de l’année qui vient). Au-delà du revenu qui, de manière logique, explique en partie le renoncement aux soins pour des raisons financières, c’est donc surtout l’histoire de vie de la personne qu’il faut prendre en compte pour comprendre le comportement de l’intéressé par rapport à sa santé, souligne l’IRDES.
Ces histoires de vie, les chercheurs se sont efforcés de les approcher à travers des entretiens approfondis avec 35 personnes de la région métropolitaine de Lille (Nord) et ses environs (Armentières, Templeuve, Bercey). Il s’agissait principalement de personnes en situation précaire, mais pas uniquement, afin de pouvoir effectuer des comparaisons entre groupes sociaux. Les usagers rencontrés ont été invités à relater des récits de soins avec leurs propres mots, leurs propres catégories de pensée. L’objectif était notamment d’appréhender comment les intéressés entendent la notion de renoncement à des soins (voir encadré, page 24). Précisément, le premier constat est que cette dernière ne fait pas partie du langage des personnes interrogées, quel que soit leur milieu. Celles-ci n’emploient jamais le mot « renoncer » pour rendre compte d’expériences qui pourraient être qualifiées de renoncement, c’est-à-dire des situations où elles « ne sollicitent pas les services de soins et les professionnels de santé alors qu’elles éprouvent un trouble, constatent un désordre corporel ou psychique », ou bien des situations où elles « n’accèdent pas à la totalité du soin prescrit », précise la chercheuse Caroline Després. De plus, quand en fin d’entretien les enquêteurs ont expressément demandé à leurs interlocuteurs : « avez-vous déjà renoncé à des soins ? », cette question a souvent suscité de l’incompréhension, voire des résistances, ce qui laisse à penser que lors « d’enquêtes par questionnaire, où les réponses sont préfabriquées et imposées, […] l’on ne recueille pas des données homogènes d’un individu à l’autre », commente la chercheuse.
Pourtant, même si le fait de renoncer n’est pas spontanément évoqué en ces termes par les personnes interrogées, l’analyse de leurs récits a permis d’identifier des formes de renoncement à différentes étapes des itinéraires : avant de s’adresser à un praticien, mais aussi une fois le processus de recherche diagnostique et thérapeutique engagé, les sujets décidant alors de ne pas se conformer aux prescriptions médicales ou seulement partiellement.
Deux types de renoncement se distinguent : le « renoncement-barrière » et le « renoncement-refus », qui peuvent l’un et l’autre être mis en œuvre par un même individu à différents moments de sa vie, en fonction du type de soins dont il a besoin. Dans le cas du renoncement barrière, le projet de soin paraît inaccessible. C’est le plus souvent dû à des raisons financières, mais aussi à l’ignorance de ses droits ou à leur non-respect par les professionnels de santé, ainsi qu’à la méconnaissance par les assurés de l’étendue des garanties dont ils disposent, ou encore à des causes liées à l’offre (délais de rendez-vous, distance géographique). Lorsque les raisons sont financières, la fréquence des renoncements et le type de soins concernés varient selon le milieu social. Par exemple, des personnes de catégorie moyenne ou aisée restreindront les visites chez l’ostéopathe, alors que les personnes précaires vont cesser de consulter le gynécologue, explique Caroline Després. Le renoncement-refus témoigne, quant à lui, de l’expression d’un choix : se traiter par soi-même (ce qui peut signifier attendre que ça passe ou vivre avec le symptôme) ou bien opter pour des soins non conventionnels (homéopathie, acupuncture, etc.). Les causes de ce refus seraient à chercher soit du côté d’un désintérêt pour sa propre personne, une faible estime de soi, soit sur le versant d’une mise en cause de la norme – par critique explicite de la médecine conventionnelle, ce qui se retrouve plus souvent dans les catégories aisées, ou par défiance vis-à-vis du système de soins, plutôt chez les personnes en situation précaire. Si ces dernières mobilisent davantage le renoncement-barrière, elles associent néanmoins fréquemment les deux formes de renoncement, les contraintes budgétaires participant à la production de l’évitement. Celui-ci constituerait une protection contre la disqualification, un mode de résistance par rapport à des espaces où se jouent des rapports de domination, avance la chercheuse.
En tout état de cause, les dispositifs de prise en charge – type CMU-C – s’avèrent difficiles d’accès (voir page 25). Les réponses du système de soins aux personnes en difficulté peuvent également avoir des effets très dissuasifs. C’est ce que met en évidence une enquête qualitative réalisée par l’agence régionale de santé (ARS) de Lorraine, dans le cadre de l’élaboration de son programme régional d’accès à la prévention et aux soins (PRAPS) 2012-2017. L’objectif était de recueillir l’expérience d’acteurs de terrain en contact avec des publics précaires sur les difficultés que ces derniers rencontrent dans l’accès à la santé (2). 133 structures – établissements d’hébergement social ou d’insertion, hôpitaux, associations, centres d’alcoologie ou de réduction des risques pour usagers de drogues, centres communaux d’action sociale, missions locales, organismes de protection sociale, etc – ont participé à cette recherche. Même si les freins d’ordre économique sont importants, les nombreux obstacles identifiés par les répondants en matière d’accès aux droits sociaux, à la prévention et aux soins sont en premier lieu à mettre en lien avec le vécu des personnes.
Outre le fait que la santé n’est pas une priorité pour qui doit quotidiennement chercher à satisfaire des besoins élémentaires, un sentiment de honte et de dévalorisation, le déficit de compétences psychosociales sont de nature à entraver l’accès aux soins. En particulier, « des expériences passées mal vécues ou incomprises, l’illisibilité des dispositifs de prévention et de soins donnent une image négative du système de santé et favorisent le développement d’une appréhension vis-à-vis du monde médical et administratif », soulignent les rapporteurs de l’étude, qui ajoutent que la peur est souvent citée comme un empêchement. Peur de l’inconnu et du regard des autres, mais aussi peur du dépistage qui pourrait révéler une pathologie à laquelle il serait difficile de faire face, peur également des effets secondaires des traitements – ce qui conduit à minimiser ses problèmes de santé, voire à rejeter toute démarche de soin.
Face à ce ressenti, l’attitude des professionnels peut se révéler inadaptée. Les participants à l’étude lorraine épinglent ainsi l’accueil parfois désagréable réservé aux publics précaires et un manque de disponibilité des professionnels de santé – pouvant venir d’un manque de moyens –, alors que le temps est un facteur-clé pour l’accès aux soins de ces patients. Certaines pratiques délibérément excluantes peuvent s’ajouter à ces difficultés de contact, comme l’absence ou le refus de tiers payant, les dépassements d’honoraires, les refus de soins éventuellement cachés derrière la fixation d’interminables délais de rendez-vous ou de devis exorbitants. Le fonctionnement des dispositifs institutionnels est également montré du doigt. Par exemple, dans les démarches d’accès aux droits, les participants à l’étude lorraine déplorent l’absence de prise en compte des besoins d’aide spécifiques des publics précaires par les caisses primaires d’assurance maladie (CPAM), alors même que les dossiers sont compliqués à remplir et que les demandes doivent être renouvelées annuellement.
« Le système de santé français est dit “un des meilleurs du monde” », commentent les enquêteurs lorrains. Mais, « il est nécessaire d’admettre que, pour y accéder, certaines personnes ont besoin de passerelles ou de soutien et d’accompagnement ». C’est pourquoi, l’ARS appelle à adapter les pratiques professionnelles et institutionnelles, à développer les partenariats entre les acteurs des secteurs sanitaire, social et médico-social d’un territoire, et à donner de la lisibilité à l’ensemble des dispositifs et initiatives mis en place pour réduire les inégalités d’accès à la santé. De fait, celles-ci se sont nettement aggravées au cours des dernières années. C’est pourquoi, à la veille de l’élection présidentielle, cinq professeurs de médecine ou experts des politiques de santé – les professeurs Grimaldi, diabétologue, Lyon-Caen, neurologue, le docteur Bourdillon, médecin de santé publique, Didier Tabuteau, responsable de la chaire « santé » à Sciences Po et Frédéric Pierru, sociologue au CNRS – ont lancé un « Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire » (3). Face à la « montée de l’exclusion sanitaire » que l’association Médecins du monde dénonce aussi très vigoureusement (4), il s’agit de remettre la santé au cœur des débats.
Dans un contexte d’augmentation de la part des dépenses non prises en charge par l’assurance maladie, la souscription à une complémentaire santé représente un facteur déterminant d’accessibilité aux soins.
Deux dispositifs ont été mis en place à l’intention des assurés les plus modestes : la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), gratuite, qui est soumise à un plafond de ressources et l’aide complémentaire santé (ACS), sorte de chèque-santé destiné à permettre aux personnes dont les revenus se situent juste au-dessus du plafond de la CMU-C de souscrire à une mutuelle. Néanmoins, selon l’enquête santé et protection sociale de l’IRDES, 6 % de la population de France métropolitaine, soit près de 4 millions de personnes, étaient sans complémentaire santé en 2008 : seulement 5 % des actifs en emploi, mais 10,5 % des femmes au foyer, 15,5 % des autres inactifs (hors étudiants et retraités) et 14 % des chômeurs (1). En termes de revenus, 3 % des personnes vivant dans les foyers les plus riches – 1 997 € mensuels et plus par unité de consommation – ne disposaient pas de mutuelle, contre 12 % des membres des ménages les plus pauvres – moins de 870 € mensuels par unité de consommation. Pourtant, parmi ces derniers, un certain nombre pourrait bénéficier de la CMU-C ou de l’ACS.
« Au sein de la population allocataire de minima sociaux, l’absence de complémentaire santé est particulièrement prégnante », souligne l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) (2). En 2008, sur certains territoires que celui-ci a étudiés, 10 % à 20 % des allocataires de minima sociaux potentiellement éligibles à la CMU-C n’en bénéficiaient pas. Ces estimations sont cohérentes avec le taux avancé par le Fonds CMU : en 2009, ce dernier annonçait « un taux de pénétration de la CMU-C de l’ordre de 80 % en France métropolitaine, ce qui correspondrait donc à un taux de non-recours de 20 % », précise l’Odenore. Quant à l’ACS, l’observatoire a parallèlement constaté que 90 % à 99 % des allocataires de minima sociaux éligibles à ce droit se trouvaient en situation de non-recours. Là encore, les estimations nationales vont dans le même sens : en 2009, le Fonds CMU indiquait que globalement l’ACS ne touchait qu’un peu plus de 20 % des bénéficiaires potentiels.
Pour étudier et tester les moyens de réduire ces phénomènes de non-recours à l’échelle d’un département, la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) des Alpes-de-Haute-Provence et l’Odenore ont réalisé, en 2009-2010, une importante campagne d’information (3) auprès d’assurés allocataires de minima sociaux (allocation aux adultes handicapés, allocation de logement sociale ou RSA « socle » majoré – ex-API), qui disposaient ou pas d’une complémentaire santé, à l’exclusion de ceux qui avaient déjà la CMU-C. Cette démarche a eu un réel impact, expliquent les chercheurs de l’Odenore. Sur les 986 personnes qui ont répondu au courrier envoyé par la CPAM en 2009, 69 % se sont vu ouvrir des droits : 10 % un droit à la CMU-C et 59 % un droit à une aide financière pour acquérir une complémentaire santé – l’ACS légale pour 36 % d’entre eux, une aide de leur caisse pour 23 % (4). Fin 2010, un questionnaire adressé à tous les destinataires du courrier initial a permis de confirmer la bonne réception de la démarche. Très majoritairement, les répondants estiment qu’« il faudrait plus d’informations de ce type sur les droits qui existent ». D’ailleurs, parmi les personnes qui ont obtenu une attestation de demande d’ACS – à faire valoir ensuite auprès de la mutuelle de leur choix –, six sur dix ne connaissaient pas cette aide auparavant. Quant aux assurés qui ont eu la possibilité d’obtenir la CMU-C, 69 % d’entre eux déclarent que c’est la lettre de leur caisse qui les a décidés à en faire la demande – alors même qu’ils étaient 80 % à savoir que ce dispositif existait.
Au terme de cette étude, l’Odenore dessine plusieurs pistes pour promouvoir l’accès aux droits. Les chercheurs de l’observatoire suggèrent, en particulier, de rappeler aux assurés qu’un refus à un instant « T » ne doit pas les empêcher de renouveler ultérieurement leur demande. En effet, seuls 16 % des répondants au courrier de 2009, qui s’étaient vu à l’époque refuser la CMU-C ou l’ACS, ont ensuite réitéré leur requête. Or près de la moitié d’entre eux ont alors accédé à ces droits.
Notes
(1) Cf. IRDES – Questions d’économie de la santé n° 161 – Janvier 2011.
(2) Voir « Une action d’information pour accéder à la CMU-C ou à l’ACS » – Rapport de l’Odenore, mars 2011. Disponible sur
(3) Op.cit.
(4) Le fait que les CPAM disposent de fonds d’action sanitaire et sociale pouvant aider les assurés à acquérir une complémentaire santé est largement méconnu – Voir ASH n° 2734 du 25-11-11, p. 29.
(1) En raison de la possibilité de réponses multiples, le taux de renoncement global est plus faible que la somme des taux de renoncement par type de soins.
(2) Enquête disponible sur
(3) Ed. Odile Jacob – Voir ASH n° 2725 du 23-09-11, p. 22.
(4) Cf. « Krach sanitaire : la crise, à quel prix ? » – Médecins du monde – Revue Humanitaire n° 30 – Décembre 2011.
(5) Cf. Observatoire national des zones urbaines sensibles: Rapport 2011 – Disponible sur
(6) Caisse nationale de l’assurance maladie, régime social des indépendants, mutualité sociale agricole.
(7) Cf. IRDES – Questions d’économie de la santé n° 170 – Novembre 2011.
(8) Cf. IRDES – Questions d’économie de la santé n° 169 – Octobre 2011.
(9) Lors d’un colloque sur le renoncement aux soins organisé à Paris le 22 novembre dernier par la DREES et par la direction de la sécurité sociale (DSS) – Rens. DREES : Tél.01 40 56 66 00.
Au sein des agglomérations comportant des zones urbaines sensibles (ZUS), les habitants déclarent moins souvent être en « très bonne » ou « bonne » santé que ceux qui vivent en dehors des quartiers ZUS (5). Cette différence peut être liée à un moindre recours aux soins : 22,9 % des résidents de ZUS – contre 17,2 % dans le reste du territoire – déclarent avoir renoncé à des soins pour des raisons financières au cours des 12 derniers mois. Plus sensible chez les femmes, les jeunes (18-29 ans) et les 45-59 ans, l’écart entre les quartiers ZUS et les autres se vérifie quels que soient le sexe et l’âge. Ceci expliquant certainement pour partie cela : 14,9 % des habitants des ZUS ne bénéficient d’aucune complémentaire santé, contre 7,7 % de ceux des autres quartiers. Cette différence s’observe, elle aussi, à tout âge et chez les hommes comme chez les femmes. Elle est particulièrement importante chez les jeunes : en ZUS, près d’un quart des 18-29 ans (24,6 %) ne bénéficient pas de couverture complémentaire, contre 10,2 % de leurs contemporains des autres quartiers.
L’étude sur les raisons financières du renoncement aux soins, réalisée en 2010-2011 par Caroline Després, Paul Dourgnon, Romain Fantin et Florence Jusot, chercheurs à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES), fait partie d’un programme de recherche pluridisciplinaire soutenu par la Mission recherche (MIRe) de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé.
Cette étude comporte deux volets : un volet économétrique portant sur les déterminants du renoncement aux soins pour des raisons financières, et un volet socio-anthropologique qui analyse les significations du renoncement pour les individus.
Les résultats quantitatifs de cette recherche proviennent d’informations administratives issues des fichiers de remboursement de la sécurité sociale et des données de l’enquête santé et protection sociale (ESPS) effectuée par l’IRDES auprès d’un échantillon de 8000 personnes de plus de 18 ans, qui résident en France métropolitaine et sont affiliées à l’une des trois principales caisses d’assurance maladie (6). Le champ de l’ESPS est celui des ménages « ordinaires ». En sont donc exclus les ménages collectifs (maisons de retraite, congrégations religieuses, prisons, etc.) et les assurés sans domicile fixe (7).
La partie qualitative repose sur 35 entretiens semi-directifs menés dans la région lilloise, au cours desquels les personnes rencontrées ont été invitées à décrire leurs itinéraires de soins (préventifs et curatifs) à différents moments de l’existence (8).
La notion de renoncement aux soins a émergé au cours des années 1990. Depuis 1992, l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) intègre systématiquement une question s’y rapportant à son enquête santé et protection sociale (ESPS), qui est actuellement réalisée tous les deux ans. Du point de vue scientifique, explique Paul Dourgnon, chercheur à l’IRDES, ce concept vise à identifier des besoins de soins non satisfaits. C’est le cas lorsqu’une personne ne reçoit pas un soin que son état de santé aurait justifié. Mais, il s’agit d’un besoin exprimé par les sujets interrogés, non pas identifié par un médecin. Or, pour un même besoin médicalement repéré, le ressenti des individus est susceptible de varier. « En effet, non seulement les problèmes de santé ne sont pas perçus identiquement par tout le monde, mais l’offre de soins n’est pas connue de tous », explique le chercheur. Côté perception de sa santé, il y a, entre les groupes sociaux, des différences de rapport au corps, d’interprétation de ses symptômes et de manière d’y faire face. C’est également le cas pour ce qui est des savoirs en matière de santé et de connaissance du système de soins.
Ces écarts sont notamment sensibles dans le domaine préventif « où ni le besoin de soins, ni le soin lui-même ne se rapportent à un problème de santé existant ou pour le moins identifié », souligne Paul Dourgnon.
Précisément, parce que le concept de « renoncement » appelle une appréciation d’ordre subjectif, Philippe Warin, directeur de recherche au CNRS, suggère de le distinguer de celui de « non-recours », qui renvoie à des besoins médicalement avérés mais non traités. Il s’agit de deux visions complémentaires, celle des individus et celle du médical. C’est pourquoi « les populations renonçantes et non recourantes ne se superposent pas », affirme cet expert (9). Par exemple, des personnes déclarent renoncer, mais en fait, sur le plan médical, elles ne sont pas dans des retards graves ou des abandons de soins. A contrario, on trouve dans les publics très précaires un déni de ses besoins, une incapacité à les exprimer. Aussi, les intéressés ne recourent pas au système de santé, sans estimer pour autant avoir dû renoncer à se soigner.