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L’arche de Pescheray

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Dans la Sarthe, le domaine de Pescheray est un ESAT un peu particulier. Il est, en France, le seul parc animalier entretenu par des travailleurs handicapés. Tout au long de l’année, ceux-ci nourrissent et entretiennent 600 animaux au contact du public. Une initiative originale qui suscite de nombreuses demandes.

« Alors voilà, vous arrivez, vous vous présentez et puis vous expliquez simplement que vous allez donner à manger aux animaux », commence Thomas Guérin, soigneur-moniteur au parc animalier de l’établissement et service d’aide par le travail (ESAT) de Pescheray, dans la Sarthe. Il passe ensuite lui-même à l’action en commençant à lancer morceaux de viande, légumes et fruits par-dessus la fosse qui isole les ours bruns. Assis sur les quelques bancs qui surplombent l’enclos des plantigrades, six travailleurs handicapés écoutent attentivement les consignes, puisque dès les vacances prochaines ils procéderont au nourrissage de ces animaux devant les visiteurs du zoo. « Est-ce que les gens vont nous poser des questions ? interroge André. J’ai pas peur de leur parler, mais comment faire si on ne connaît pas les réponses ? » Les trois moniteurs présents et la chargée de soutien évoquent avec lui les questions qui peuvent être posées et proposent des éléments de réponse. « Tu parles de ce que tu sais, ce que mangent les ours, pourquoi on doit procéder comme ci ou comme ça, quel est le mâle et la femelle… Et si tu ne sais pas, eh bien, tu le dis aussi. Mais il faut faire bref, c’est du nourrissage, pas de l’animation », résume Delphine Crétot, chargée de soutien.

Le parc animalier du domaine de Pescheray, spécialisé dans la faune européenne, a été créé en 1974. Il est installé dans un site historique classé, offert en 1967 au Secours catholique pour être transformé en un centre rural d’entraide professionnelle destiné à de jeunes inadaptés. Le domaine s’est ensuite mué en centre d’aide par le travail (CAT), puis en ESAT, intégré au sein de la Cité de Pescheray (1) qui regroupe également un foyer d’hébergement, un foyer d’hébergement en semi-autonomie et un service d’accompagnement à la vie sociale. Le tout est géré par l’Association des cités du Secours catholique (ACSC). Outre l’atelier soin des animaux, le domaine propose également trois autres activités : espaces verts, restauration et agriculture-forêt. Sur les 72 travailleurs handicapés du domaine, 18 sont employés sur le zoo, à temps plein ou partiel.

Simplifier l’organisation du travail

Chaque matin, ils commencent à 8 h30, enfilent leur tenue de travail dans le vestiaire du domaine, puis se rendent dans le zoo. Là, les trois soigneurs animaliers, qui font fonction de moniteurs d’atelier, ont déjà préparé les emplois du temps et les activités pour chacun des travailleurs handicapés. Première mission : préparer les rations alimentaires pour les 600pensionnaires du zoo représentant 70espèces. Sortent du frigo des poussins congelés pour les coatis, des cœurs de bœuf pour les ours, des fruits et légumes pour le cabiai, les makis et les ouistitis. Des feuillages sont également descendus d’un grenier pour l’élan et les bœufs musqués. Il y a foule dans la petite cuisine où s’activent les travailleurs handicapés, armés de balances et de gamelles. Pendant ce temps, le deuxième membre de chaque binôme rassemble le matériel de nettoyage et l’installe qui sur un tricycle, qui sur une charrette à bras…

Pour chaque animal, une fiche nourriture a été conçue à l’aide de pictogrammes pour résumer la préparation du menu. D’autres outils ont été développés pour simplifier la communication et l’organisation du travail. « Nous avons, par exemple, découpé le zoo en huit secteurs géographiques caractérisés par une couleur, explique Thomas Guérin, soigneur animalier et moniteur d’atelier. Avant, chaque secteur était centré sur une espèce animale, et ce n’était pas logique au niveau des déplacements. » Sur chaque zone, les travailleurs œuvrent en binôme, afin de favoriser le travail en équipe. Ils disposent d’un cahier plastifié à remplir après avoir nourri et nettoyé les enclos. Ils y consignent des observations simples sur l’état de santé de l’animal, une éventuelle naissance, un enclos à réparer, etc. A la fin de la matinée, réunis autour de Thomas, ils partagent leurs observations, afin que les moniteurs définissent si une intervention est nécessaire. Ce matin-là, c’est un ibis rouge qui a été découvert mort. Alexandra Mottier a également remarqué avec inquiétude qu’une chèvre avait le derrière sanglant. « Mais ça, c’est normal, rassure le moniteur d’atelier à plusieurs reprises, puisqu’elle vient de mettre bas. » Au besoin, le capacitaire animalier ?(2) responsable du parc sera sollicité. « Mais au quotidien, je suis peu en contact avec les travailleurs handicapés, précise Jean-Marc Charpentier, vétérinaire de formation. Nous nous réunissons une fois par semaine avec les trois moniteurs pour évoquer les interventions techniques à réaliser sur le parc, l’évolution de la santé des animaux, l’arrivée de nouvelles espèces, etc. »

Des moniteurs à deux casquettes

Les travailleurs handicapés sont encadrés par le chef du service éducatif de l’ESAT et trois moniteurs d’atelier faisant fonction, recrutés pour leurs compé­tences professionnelles hors secteur social. Thomas Guérin travaillait dans un groupement de défense sanitaire auprès d’agriculteurs, Armelle Lagarde a quitté un parc animalier dans le Cantal et Elodie Antoine travaille en saison au Puy du Fou. Un quatrième moniteur gère huit travailleurs sur des missions de maintenance et de réparation des équipements techniques. « Il est très rare de recruter des moniteurs qui soient déjà formés en travail social, pointe Bruno de Labarthe. Mais ce qui est intéressant, c’est que la plupart d’entre eux s’inscrivent ensuite en formation. » A l’image de Thomas, qui suit actuellement un cursus de moniteur d’atelier en alternance. « En premier lieu, c’est vrai, ce sont des professionnels du soin et ils ont beaucoup de contraintes techniques par rapport à la sécurité de l’animal, qui est leur cœur de métier, qu’il leur faut ensuite lier avec le cœur de métier de l’ESAT, résume Amélie Blanchard, chef de service éducatif. Mais s’ils ont choisi d’être moniteur, c’est forcément parce qu’ils souhaitaient acquérir une deuxième casquette. » Même si le handicap des travailleurs n’est pas visible au premier abord, le quotidien confronte les professionnels aux difficultés de chacun. Jean-Marc Charpentier, le vétérinaire, le remarque aussi : « Il y a des gens que j’ai vus travailler ici et dont je me demandais ce qu’ils faisaient dans un ESAT. Puis, au fil du temps, j’ai compris qu’ils avaient, par exemple, des difficultés à faire face à l’imprévu, qu’ils ne savaient pas gérer le stress, adapter des rations en fonction de ce qui a été laissé la veille, etc. » Alors, au fil du temps, les trois soigneurs se sont habitués. « Ici on ne peut donner que des consignes simples », résume ainsi Thomas Guérin. Et avec le temps vient la confiance, nécessaire à une meilleure communication. « Il faut apprendre à connaître les travailleurs, savoir comment ils réagissent aux situations, quelles sont les limites de chacun, note Armelle Lagarde, qui a intégré l’équipe depuis trois mois. Mais quand la relation se crée, alors ils se confient, parlent des difficultés qu’ils rencontrent et on apprend à répondre au mieux à leurs besoins. »

En raison de son originalité, ce secteur d’activité de l’ESAT recueille de nombreuses candidatures, des quatre coins de la France. « Nous recevons beaucoup de demandes de la part de jeunes qui sortent d’institut médico-éducatif, parfois des réorientations de travailleurs en entreprise adaptée », note Bruno de Labarthe. Mais la sélection se fait d’abord en fonction de l’origine géographique du candidat. « Nous avons un nombre de places limité, et nous sommes en zone rurale. Il faut que les personnes aient au préalable un hébergement à proximité du domaine ou l’accès à un moyen de transport », précise Amélie Blanchard. Certains des travailleurs résident dans le foyer semi-autonome ou le foyer d’hébergement de la Cité de Pescheray. Ceux qui vivent dans leur famille, en logement individuel ou dans un autre foyer urbain peuvent emprunter un taxi mis en place entre la gare SNCF de Pescheray et Le Mans. Thomas Fontaine, 32 ans, a quant à lui choisi d’emménager au Mans, alors qu’il vivait dans le sud de la France où il était en rééducation après un accident corporel. « Je voulais absolument travailler dans un zoo, être dehors au grand air, en contact avec les animaux, confie-t-il. Parce que les humains, souvent, c’est chiant… » La motivation est tout aussi forte chez Isabelle Montaigne, 40 ans, qui est arrivée à Pescheray à la rentrée de septembre. « Ce que je voulais, c’était travailler avec les animaux, explique cette apprentie soigneuse qui vivait auparavant de ménages et en gardant des chiens. J’ai trouvé moi-même cet ESAT en faisant une recherche sur Internet, et j’espère bien travailler ici toute ma vie. »

Le lien à l’animal, mythe ou réalité ?

Car au-delà de la localisation géographique, le projet individuel de chaque candidat est primordial. « Il faut qu’ils soient vraiment attachés à travailler auprès des animaux, poursuit Amélie Blanchard, et prêts aux contraintes de ce métier. » En effet, les travailleurs handicapés doivent œuvrer à l’extérieur et par tous les temps – les animaux mangent quelle que soit la météo –, être présents un week-end sur trois et les jours fériés, par roulement, avoir un minimum de force physique pour transporter les rations alimentaires, etc. Bruno de Labarthe insiste également sur le peu de contact physique avec les animaux : « Il faut faire tomber ce mythe du contact ou de la relation avec les bêtes, ce sont tout de même des animaux sauvages, et l’essentiel du travail, c’est le curage des enclos, la préparation et la distribution de la nourriture. »

Karine Challange, chef du service hébergement de la Cité de Pescheray souligne néanmoins l’importance de la relation à l’animal. « Même s’il n’y a pas de contact, j’observe parfois une forme de médiation thérapeutique, remarque-t-elle. Et j’ai l’impression que ce sont souvent des personnes en carences affective et relationnelle qui demandent à travailler au zoo. » L’animal, il est vrai, ne juge pas, à la différence du regard des hommes. « L’autre avantage, c’est que l’aire de travail est suffisamment vaste pour s’éloigner rapidement des autres », note Bruno de Labarthe, qui observe moins d’épisodes de violence dans cet atelier que, par exemple, dans l’activité restauration que l’ESAT propose également. « La ritualisation – c’est-à-dire le même travail effectué chaque jour sans véritable modification de la charge de travail –, l’absence de pression au rendement – puisque l’activité est totalement détachée de la production d’un chiffre d’affaires –, tout cela fait que l’on travaille peut-être dans de meilleures conditions sur le parc animalier », poursuit le directeur.

Tout candidat est d’abord reçu pour un entretien et une visite qui l’aident à percevoir les aspects moins « romantiques » de la fonction. « Certains déchantent très vite », note Amélie Blanchard. Ceux qui confirment leur intérêt pour ce travail reviendront ensuite pour un premier stage, en semaine. Puis un second pourra leur être proposé, incluant les week-ends. « Après quoi, s’ils sont toujours intéressés, il faudra attendre qu’une place se libère », expose la chef du service éducatif. Deux recrutements ont ainsi eu lieu en 2011 et un autre a été réalisé en ce début d’année. De fait, les départs ne sont pas très nombreux : la retraite de certains ou l’évolution d’un état de santé qui impose un changement d’activité… « L’année dernière, une jeune femme a demandé à quitter l’atelier, relate Sophie Gaudin, éducatrice spécialisée au SAVS de la Cité de Pescheray, où sont suivis trois des travailleurs du zoo. Elle venait d’être maman et ne souhaitait plus travailler les week-ends. Et puis le rythme devenait trop intensif pour elle. » Mais les départs vers d’autres établissements se révèlent délicats. « Nous sommes le seul parc animalier de ce type, mais on peut parfois orienter des travailleurs vers des structures qui ont un secteur élevage ou fermier », évoque Amélie Blanchard. Surtout, l’ensemble de l’équipe éducative s’accorde à souligner l’attachement particulier des travailleurs handicapés à ce métier de soigneur. « L’atelier est extrêmement valorisant puisqu’ils sont responsables du bien-être des animaux, souligne Bruno de Labarthe. C’est un aspect qui est d’ailleurs accentué par les soigneurs-moniteurs. » Sans compter le regard positif des visiteurs lorsque les travailleurs sont amenés à intervenir aux horaires d’ouverture ou participent à des activités pédagogiques pour les scolaires.

Un objectif professionnel annuel

Comme dans tout ESAT, l’objectif est de développer des compétences professionnelles, mais aussi une aptitude au travail : respect des horaires, régularité du travail, vie en collectivité, etc. Pour chaque travailleur handicapé est donc fixé un objectif professionnel annuel, élaboré avec son soigneur-moniteur référent. « Cela va de la maîtrise de la balance pour la préparation des rations alimentaires à la réalisation d’un stage en milieu ordinaire, en passant par l’acquisition de l’autonomie dans l’accomplissement d’une tâche, l’apprentissage de la conduite du tracteur, voire la diminution du temps de travail en fin de carrière pour les plus âgés », détaille la chef de service éducatif. En 2010, un échange a même été réalisé pour quatre travailleurs handicapés avec un établissement similaire implanté au Luxembourg. « Pour certains de nos travailleurs, c’était la première fois qu’ils voyageaient. Et c’est à partir de là que nous avons mis en place les secteurs couleur et les fiches rations, rapporte Delphine Cretot, chargée de soutien sur l’ESAT, qui avait alors accompagné le groupe. Cela nous a permis à tous de découvrir d’autres méthodes et organisations de travail. »

Les objectifs sont ensuite régulièrement suivis en réunion hebdomadaire éducative. Là sont également évoqués les dossiers des candidats en stage. Comme ce jeudi, où l’on revient sur les difficultés d’un travailleur nouvellement recruté qui ne sait pas lire. « J’ai remarqué que c’est son binôme qui prépare les rations, note Armelle Lagarde, soigneuse-monitrice. Il faut qu’on essaie de l’encourager davantage à utiliser les outils imagés. » Une autre jeune recrue, diabétique, doit bientôt arriver sur le domaine pour un stage. Amélie Blanchard précise qu’elle devra systématiquement se déplacer en binôme, pour sa sécurité. Un troisième travailleur est évoqué, qui n’a pas encore appris à signaler ses limites malgré une fatigue parfois visible. Chaque projet peut être individualisé via une réduction du temps de travail ou la limitation à certaines tâches. Comme ce travailleur handicapé qui, en raison d’une déficience visuelle et des difficultés à marcher, travaille surtout comme agent d’entretien.

Le vétérinaire qui gère le domaine tient compte de ces spécificités « Dans un parc animalier ordinaire, j’aurais probablement beaucoup plus d’animaux et aussi moins de personnel, reconnaît Jean-Marc Charpentier. Mais ici, je dois y aller doucement. L’arrivée d’une nouvelle espèce peut représenter un surcroît de travail. En outre, le week-end, ils sont en effectif réduit et je ne peux pas rajouter des enclos indéfiniment. » Il veille aussi, encore plus qu’ailleurs, aux conditions de sécurité des soigneurs. Et a dû finalement renoncer à l’acquisition d’un phoque. « Il faut un bassin assez profond. Compte tenu du risque de chute, je ne me suis pas lancé, même si cela plaît habituellement beaucoup aux visiteurs. » Les prochains pensionnaires annoncés seront plutôt des chats sauvages et des loutres. De quoi passionner encore plus les travailleurs handicapés du zoo. « Mais de toute façon ils sont déjà tous très fiers de leur travail, observe Jean-Marc Charpentier. Ils ne le lâcheraient pour rien au monde. »

Notes

(1) ESAT de Pescheray : domaine de Pescheray – 72370 Le Breil-sur-Mérize – Tél. 02 43 89 83 62 – info@esatpescheray.com – www.pescheray.com.

(2) Le certificat de capacité pour l’entretien d’animaux d’espèces non domestiques est un document délivré par l’administration reconnaissant la compétence de son titulaire à élever, vendre, louer, faire transiter ou à présenter au public des spécimens vivants d’espèces non domestiques de la faune locale ou étrangère.

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