« Bérangère Poletti, députée en mission, a rendu sa copie sur la réforme de la tarification dans l’aide à domicile le 10 janvier dernier (1). Ayant été auditionné, je réagis, à titre personnel, à ce rapport qui, par certains aspects, présente des propositions nouvelles mais essaie de ménager la chèvre et le chou et ne parle pas du tout de ce qui se fait dans la plupart des pays développés, notamment européens.
Or, pour établir un diagnostic sur la situation actuelle du système de tarification de l’aide à domicile en France, il peut être intéressant de regarder comment ce secteur est organisé dans d’autres pays européens, voire au Canada, au Japon et aux Etats-Unis. Cet angle de vue peut permettre de comprendre, par différence, certaines difficultés actuelles du secteur dans notre pays.
Au-delà des différences concernant tant la démographie que le niveau de vie moyen, les systèmes de protection sociale et de santé (d’inspiration bismarkienne ou beveridgienne), les traditions et valeurs socioculturelles, les idéologies dominantes libérale (individualiste), sociale-démocrate (collectiviste ou publique) ou familialiste, l’organisation territoriale, il existe, dans la conception ou la mise en œuvre concrète des dispositifs d’aide à domicile, un certain nombre de points clés, presque tous communs aux pays qui ont traité cette question.
Sur quelques aspects, la France fait apparaître des originalités en matière d’organisation qui complexifient les dispositifs adoptés et renchérissent les coûts.
Quels sont les grands principes généralement adoptés et concrètement mis en œuvre dans les pays que j’ai étudiés ?
Le traitement du problème de l’aide à domicile au plus près des citoyens : la compétence de gestion est quasiment toujours donnée aux collectivités locales (mairies), soit de manière autonome avec un financement par la fiscalité locale, soit par délégation du service public de santé ou par délégation de l’Etat ;
L’égalité de traitement entre les opérateurs du secteur : obligation du recours à des appels d’offres et à des marchés publics (en fait, il s’agit d’une sorte d’agrément) lancés par les collectivités locales et auxquels concourent tant des entreprises que des associations, la nature juridique du statut des opérateurs n’étant jamais prise en compte, dans aucun pays. Il y a toujours plusieurs adjudicataires (organismes agréés dans une zone déterminée) pour permettre au citoyen d’exercer sa liberté de choix ;
L’égalité de traitement entre les citoyens qui ont non seulement la liberté de choisir entre des prestations en nature ou en espèces mais aussi celle de choisir leur opérateur de services. On notera que, dans certains pays, malgré une majoration du volume d’activité alloué en cas de choix de prestations en nature, les citoyens préfèrent le plus souvent les prestations en espèces qui leur permettent de choisir leur opérateur, prestataire ou salarié ;
La séparation stricte entre, de première part le prescripteur ou évaluateur des besoins (le plus souvent aussi en charge du contrôle qualité), de deuxième part le financeur de l’aide, de troisième part le réalisateur de la prescription, qui est le plus souvent un organisme prestataire privé (structure agréée associative ou entreprise). On remarquera que l’activité d’évaluation est exercée par des corps d’évaluateurs spécialisés et formés à l’utilisation d’outils d’analyse souvent plus détaillés et plus précis et complets que la grille AGGIR.
Les organismes d’évaluation des besoins nés de la dépendance ou du handicap sont choisis et financés dans le cadre de marchés publics.
Cette manière d’organiser l’évaluation des besoins en matière d’aide à domicile garantit l’égalité de traitement des citoyens à travers le territoire national, quel que soit le lieu d’habitation ou les tentations politiques locales d’orientation des bénéficiaires. C’est cette séparation entre financeur, évaluateur et prestataire qui est essentielle dans la maîtrise des coûts et permet une meilleure gestion des masses budgétaires et financières concernées. Tous les pays étudiés, sans exception, qui ont pratiqué la globalisation, la pluriannualisation et la délégation accrue et étendue aux opérateurs ont abandonné leurs dispositifs parce qu’ils étaient sources de surcoûts et de dérapages financiers conséquents, les mandataires réclamant sans arrêt des compléments de financement à leurs mandants ;
Le traitement sur un même plan de la compensation de la perte d’autonomie et du handicap, dans le cadre d’un même processus par les mêmes autorités, avec, dans la plupart des pays, un dispositif financier identique.
Passons à présent en revue les évolutions en cours depuis une dizaine d’années dans les mêmes pays.
Après une phase, longue, de traitement intégré de l’aide à domicile par la sphère publique locale en son sein ou par des partenariats avec des structures essentiellement associatives, on constate une tendance nette et généralisée de la puissance publique à confier le secteur à des structures privées, essentiellement des entreprises, observée notamment en Suède, au Danemark, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Autriche, en Australie, au Canada…
Les organismes d’aide à domicile ne sont pas obligatoirement spécialisés dans le domaine de la dépendance, du handicap ou de l’aide à domicile. Ils ont presque tous des activités autres, dont le spectre peut être très large et en dehors du champ de compétences dans lequel ils peuvent être adjudicataire de marchés publics d’aide à domicile.
Il n’y a pas d’obligation d’exclusivité. Ils peuvent être titulaires d’un marché limité par exemple au ménage ou d’un marché plus large incluant la toilette et l’accompagnement, la préparation des repas et l’aide à la prise des repas.
Les aides sont aujourd’hui versées directement aux bénéficiaires : il s’agit non plus de subventionner l’offre mais de solvabiliser la demande pour que le citoyen ait une idée du prix du service dont il bénéficie et puisse exercer un droit à la compensation qui lui est reconnu par la loi au titre de la solidarité humaine entre citoyens habitant un même espace géographique.
Le développement des instruments de paiement dédiés s’accélère. Ils sont appelés couramment “vouchers” dans tous les pays, quelle que soit leur langue. Ces outils peuvent être considérés comme l’équivalent du “CESU préfinancé”, encore appelé “CESU social” lorsqu’il est utilisé pour des prestations sociales versées par des collectivités, des organismes sociaux, des assureurs ou des institutions de prévoyance. Il existe depuis de très nombreuses années en Autriche, a été institué en Suède plus récemment, se répand en Grande-Bretagne, existe en Belgique mais a été abandonné en Allemagne où il n’a pas marché. Il se développe aussi au Canada et en Australie.
Les tarifs par prestation sont fixés de manière unitaire très détaillée (ou selon un barème avec une valeur de point unitaire) dans le cadre des marchés publics (agréments ou partenariats), le plus souvent de cinq ans, avec des clauses d’indexation.
Ces marchés ou agréments définissent des exigences qualitatives, d’organisation, de compétences. Ils sont passés par le financeur et concernent aussi bien les organismes d’évaluation des besoins que les organismes prestataires, qui sont des structures différentes.
Le ticket modérateur ou “reste à charge” varie le plus souvent en fonction des revenus, comme en Grande-Bretagne où il est très important, mais peut aussi quasiment ne pas exister comme en Suède.
Le particulier employeur en direct d’une aide à domicile est surtout le fait des pays du sud de l’Europe. Il bénéficie des mêmes aides que s’il utilise une structure (entreprise, association, coopérative sociale ou service public local), aides dont le montant est proportionnel aux coûts supportés réellement et au revenu disponible de l’utilisateur. Il y a quasiment toujours un ticket modérateur restant à charge du citoyen utilisateur.
Quels sont les axes de la tarification en France ?
En fait, il y a aujourd’hui une double tarification : avec d’une part le barème national de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) ou de la prestation de compensation du handicap (PCH) et de l’autre le prix fixé par les conseils généraux pour les organismes autorisés ou agréés. La loi sur l’APA permettant aux entreprises agréées d’exercer cette activité d’aide, celles-ci ont demandé à bénéficier des mêmes règles et tarifs que les associations autorisées. En fait, un certain nombre de conseils généraux n’appliquent pas les mêmes barèmes. Ainsi, on peut se poser la question de la rupture de l’égalité de traitement entre les citoyens, si les barèmes sont différenciés non pas en fonction des prestations et de la situation des bénéficiaires, mais du statut juridique des opérateurs choisis par les bénéficiaires de l’aide. On ne voit pas pourquoi, dès lors qu’il s’agit d’une activité considérée comme professionnelle, seules des associations pourraient prendre en charge des bénéficiaires de l’aide sociale et exercer une activité dans le cadre de la solidarité. Une telle situation apparaît contraire non seulement à la directive européenne du 12 décembre 2006 – directive “services” – transposée en droit français, qui s’applique à la situation exposée ici, mais aussi aux conséquences qui doivent être tirées du droit d’option figurant au code de l’action sociale et des familles entre agrément et autorisation.
Un rappel historique sur l’origine du double dispositif français de l’agrément et celui de l’autorisation n’est pas inutile car il explique les inégalités de traitement entre les différents opérateurs. L’agrément a été crée en décembre 1991 dans le cadre du code du travail par le législateur et exclusivement pour les associations. Il a été ensuite étendu aux entreprises en janvier 1996. Par ailleurs, les grandes fédérations d’aide à domicile, n’ayant jamais accepté d’être régies par un dispositif juridique défini par le code du travail, ont obtenu lors des débats parlementaires de la loi du 2 janvier 2002 que l’aide à domicile rentre dans le champ du régime de l’autorisation des institutions médico-sociales régi par le code de l’action sociale et des familles. Elles sont donc à l’origine de ce que certains acteurs considèrent comme la dualité actuelle entre autorisation et agrément. En effet, les entreprises sont restées dans leur grande majorité sous le régime de l’agrément malgré le droit d’option reconnu par la loi de cohésion sociale de juillet 2005, pour la raison principale qu’elles bénéficient ainsi de la liberté des tarifs.
Il faut remarquer que le code de l’action sociale, et le rapport de l’IGAS d’octobre 2010 (2) le rappelle, institue une véritable équivalence entre le régime de l’autorisation et le régime de l’agrément, à travers le droit d’option.
Différence importante entre agrément et autorisation, le code de l’action sociale ne définit pas précisément les exigences des titulaires de l’autorisation alors qu’il existe un cahier des charges très précis défini par arrêté ministériel particulièrement sur les aspects qualitatifs pour les titulaires de l’agrément. Ne faut-il pas que les titulaires de l’autorisation soient soumis aux mêmes exigences ? Bérangère Poletti considère qu’il faut aller dans ce sens, et je le pense également. Dans le même esprit, ne faut-il pas supprimer alors l’obligation imposée aux associations qui ont choisi de se placer sous le régime de l’autorisation de rédiger un projet de service qui, du fait du cahier des charges imposé à tous les acteurs, semble superfétatoire ?
Pour terminer ce rapide panorama, quelques suggestions.
On remarquera que ce texte ne traite pas de certains aspects qui font partie du champ de la tarification tels que les différences de régime fiscal entre les associations et les entreprises, les barèmes APA et PCH qui sont à revoir dans leur structure, les gains de productivité en matière d’organisation, de procédures automatisées, de télégestion et de gestion du personnel. On pourrait aussi parler des a priori idéologiques ou politiques, voire électoraux, clairement énoncés par certains conseils généraux. C’est cet état d’esprit qui explique que les conseils généraux soient parfois considérés, à tort ou à raison, comme moins objectifs que les services de l’Etat en matière d’application de la réglementation. Il explique aussi l’attitude de méfiance de beaucoup d’entreprises à l’égard des exécutifs départementaux et du régime de l’autorisation.
Le système du tarif fixé par le conseil général est peut-être adapté à la plupart des activités du champ médico-social du code de l’action sociale mais il ne l’est sûrement pas pour l’activité de compensation de la perte d’autonomie, dont le handicap fait partie. C’est le système tarifaire qui est complètement à revoir avec une réglementation s’inspirant de ce que font d’autres pays dans l’esprit des solutions présentées précédemment dans ce texte. Il ne s’agit pas de faire du social sous la forme déguisée d’un paternalisme public, parfois à connotation électoraliste, mais de donner aux citoyens les moyens d’exercer un droit reconnu, d’une part celui d’être aidé par la collectivité, au titre de la solidarité humaine, en raison de sa différence et au prorata de ses moyens et d’autre part celui de choisir son dispositif d’aide.
Il faut remettre le bénéficiaire au centre du dispositif. Ce n’est ni ce qui se passe actuellement ni ce qui se passera demain si la réforme technocratique de gestion globalisée pluriannuelle mais aussi avec un semblant de personnalisation, défendue par l’Assemblée des départements de France et négociée avec 14 grandes fédérations est appliquée (3).
Une vraie réforme de la tarification doit partir de l’évaluation du besoin en créant un corps national d’évaluateurs indépendants du financeur, comme cela existe ailleurs. Il y a trop de distorsions dans les évaluations, tant entre les départements qu’à l’intérieur d’un même territoire. L’évaluation doit prendre en compte la situation de l’habitat (urbain ou rural isolé, densité de population dans l’espace local…), le type de logement, l’environnement social et familial (présence d’aidants régulièrement ou par intermittence), les revenus (personnels et familiaux dans le cas d’un couple). Il faut revoir la grille AGGIR, la compléter par d’autres items et mettre en place un système plus détaillé par points pour calculer le montant d’une aide qui serait plus personnalisée. Celle-ci serait alors calculée en fonction du nombre de points de l’évaluation réalisée. Par ailleurs, la valeur du point évoluerait en fonction d’un indice à déterminer. De tels dispositifs existent dans d’autres pays. L’évaluation serait revue deux fois par an ou sur demande du bénéficiaire, auquel est laissé la liberté de s’organiser comme il l’entend et d’utiliser les services de qui il veut.
Le système tarifaire actuel est imbécile et fonctionne à l’envers de ce qu’il devrait être. Comment peut-on imaginer un tarif horaire unique alors que les compétences des intervenants et leur rémunération varie en fonction des compétences mises en œuvre ? Mais surtout, le montant des aides aux bénéficiaires ne doit pas être uniquement fixé en fonction de moyens financiers prédéterminés globalement ou en moyenne mais en fonction des besoins réels constatés pour chaque personne.
C’est tout le dispositif qu’il faut reconstruire autour de la personne et dans le cadre de la solidarité. »
Contact :
Jean-Noël Lesellier est entre autres l’auteur de Emplois et formations dans les services à la personne (2008) et Les services à la personne : Comment ça marche ? (2007), édités comme les ASH par le groupe Wolters Kluwer France. En outre, ancien administrateur de la CNAF, il copréside la commission professionnelle consultative médico-sociale du ministère de l’Education nationale et est membre de la commission pédagogique nationale des IUT « Carrières sociales » et de la commission professionnelle consultative « autres services » du ministère de l’Emploi. Il fut aussi directeur général du Groupe IRCEM, le groupe de protection sociale obligatoire du secteur des services à la personne.
(1) Voir ASH n° 2741-2742 du 13-01-12, p. 6.
(2) « Mission relative aux questions de tarification et de solvabilisation des services d’aide à domicile en direction des publics fragiles » – Voir ASH n° 2694 du 28-01-11, p. 5.
(3) Voir ASH n° 2725 du 23-09-11, p. 20.