Pourquoi être revenus à Elbeuf trente ans après votre enquête dans les cités de transit ?
Sur les quatre cités de transit (1) où nous avions enquêté entre 1980 et 1984, les Ecamaux, à Elbeuf, était la cité que nous connaissions le mieux. Elle a aujourd’hui disparu au profit d’une résidence d’un standing un peu meilleur, et ses habitants ont été dispersés. Notre projet, en revenant sur place, était de savoir ce qu’étaient devenues ces familles. Nous n’avons jamais cessé d’être habités par cette enquête, par les questions qu’elle soulevait et les gens que nous avions rencontrés. Notre propos, avec ce nouvel ouvrage, n’était pas de faire des analyses savantes mais simplement de prendre le temps de la description des situations et de l’écoute. C’est ce que font les travailleurs sociaux qui sont au front et qui se cassent la tête pour trouver des réponses. La différence est que nous disons à voix haute ce qu’ils ne peuvent pas toujours dire. Nous cherchons à analyser ce qui se passe dans la tête des gens, dans quels rapports ils sont pris, quelles injonctions pèsent sur eux, pour le partager avec un public élargi. Un travail de traducteur, en somme.
Quelles évolutions vous ont frappés plus particulièrement ?
En premier lieu, la diminution de la taille des familles. Dans les années 1980, dans les cités de transit, les familles nombreuses n’étaient pas rares. Aujourd’hui, il y a moins d’enfants, même si, par le jeu des recompositions familiales, certaines fratries ont de l’ampleur. L’autre grand changement par rapport aux années 1980 est que les gens parlent beaucoup plus facilement de sujets d’ordre privé, voire intime, comme la famille ou la conjugalité. Dans les années 1970, la télévision et la radio étaient allumées en permanence et on avait le sentiment que les gens ne les écoutaient pas vraiment. Mais peut-être cela a-t-il insensiblement modifié leur perception. Les travailleurs sociaux aussi ont eu sans doute un impact, par leurs contacts réguliers avec les familles. Ils ont probablement amené une autre manière de réfléchir. Le rôle des femmes a également évolué, comme dans le reste de la société. Mais dans ces familles, la mixité ne constitue toujours pas une norme. Les hommes continuent à vivre de leur côté au café ou dans leur jardin, les femmes et les jeunes enfants dominent l’intérieur, la vie domestique, et les adolescents sont dans la rue dès qu’ils le peuvent.
Avec la fermeture de la cité de transit, la situation des familles s’est-elle améliorée sur le plan du logement ?
C’est le cas pour certaines, qui ont pu rejoindre le logement social et bénéficier d’appartements plus proches des standards. Mais les grands ensembles HLM sont aujourd’hui eux-mêmes en train de se paupériser. Les familles retrouvent donc de manière plus diffuse les mêmes problèmes que lorsque la grande pauvreté était concentrée dans la cité de transit. Surtout, ce qui nous a frappés, c’est le retour de toute une partie de la population vers l’habitat insalubre qui existait déjà avant guerre. Les gens n’ont pas d’autre solution que d’aller vers ces logements de très mauvaise qualité. C’est dramatique. Sans parler de ceux qui sont en situation précaire, hébergés chez un proche ou qui passent la nuit au foyer d’accueil, dans une cabane des jardins ouvriers, et même dehors. Pourtant, on trouve à Elbeuf de nombreux logements vides.
Au début des années 1980, on pouvait penser que les poches de pauvreté, telles que les cités de transit, étaient résiduelles. Votre enquête confirme que c’est loin d’être le cas…
En effet, nous nous sommes lourdement trompés, comme beaucoup de nos contemporains. Nous espérions que le progrès social allait effacer ces dernières traces d’une pauvreté remontant à l’entre-deux-guerres. La pauvreté s’est au contraire répandue et massifiée dans une grande partie de la population. Reste que, pour beaucoup d’anciens des Ecamaux, cela n’a pas fondamentalement changé les choses. En 1980, environ 40 % des ressources des habitants de la cité provenaient du travail, le reste étant constitué de transferts sociaux et d’un peu d’économie informelle. Cette répartition est restée à peu près inchangée chez ceux que nous avons rencontrés. Ils se sont même mieux adaptés que d’autres qui avaient des positions meilleures et que le chômage a brutalement déclassés. Pour eux, ça a toujours été difficile et ça le reste. On pourrait l’interpréter comme du fatalisme. C’est plutôt de l’adaptation. L’incertitude du lendemain, c’est la certitude que le lendemain sera dur. Ce qui ressort de nos entretiens, c’est l’absence d’espoir en un progrès social. Les gens savent que les usines sont fermées et qu’ils se trouvent dans la plus mauvaise position : sans qualification, avec seulement leurs bras à proposer. Sans les minima sociaux et les allocations familiales, ils plongeraient dans la plus noire détresse.
La valeur travail continue néanmoins à structurer les familles, même les plus pauvres…
De fait, l’éthos des classes populaires, y compris dans leur fraction la plus pauvre, s’organise autour du travail. Cela ne veut pas dire que la réalité soit toujours conforme à leurs aspirations ni à la morale générale, mais le rapport au travail demeure fondamental. On le voit paradoxalement avec ceux qui sont parvenus à bénéficier d’une pension de retraite honorable. Ils sont heureux, libérés du souci de devoir justifier leur existence par le travail. C’est ce souci qui pèse lourdement sur les adultes et les jeunes.
Face aux difficultés, la famille joue apparemment un rôle d’amortisseur…
C’est vrai. Les différentes générations se soutiennent entre elles. La prise en charge des uns par les autres est réelle, mais la solidarité n’est pas ce sentiment un peu guimauve que l’on croit. C’est aussi quelque chose de terrible, d’enfermant, qui empêche l’expression individuelle. La famille, prise au sens large, représente un soutien, mais aussi une colle forte dont il est très difficile de s’arracher sans se blesser. La parenté est aliénante et la quitter suppose des moyens que, justement, les gens en difficulté n’ont pas.
Votre ouvrage montre l’importance des services sociaux, des institutions et des associations…
Ils jouent en effet un rôle bien plus important que ce qu’on imaginait il y a trente ans. Mais c’est une action à long terme. Bien souvent, les travailleurs sociaux ont le sentiment que le travail quotidien auprès des familles en difficulté n’avance pas, que les projets ne se concrétisent pas, que les gens n’évoluent pas. En réalité, il y a des effets, mais il faut du temps pour qu’ils se produisent. Les gens réfléchissent et évoluent petit à petit, avec des résultats parfois longtemps après.
La fracture principale, écrivez-vous, n’est pas entre les classes moyenne et populaire, mais au sein même de cette dernière. C’est-à-dire ?
Dans les milieux populaires, il y a toujours eu ceux qui étaient un peu au-dessus, qui pouvaient s’offrir un certain confort, une certaine respectabilité, et ceux qui dérivaient, avec davantage de difficultés et des modes de vie plus débridés. Au temps de l’industrialisation, ces groupes partageaient une certaine vie commune. Ils habitaient les mêmes quartiers, travaillaient dans les mêmes usines, fréquentaient les mêmes lieux. Aujourd’hui, on observe un clivage très fort qui se traduit jusque dans la géographie de la ville. Ceux qui s’en sortent à peu près ne veulent surtout pas être assimilés à ceux qui se trouvent tout en bas. Or ce clivage n’est pas pris en compte par les responsables politiques, qui ont tendance à homogénéiser les classes populaires pour les opposer aux autres groupes et mieux souligner leur rupture avec les élites. En revanche, à Elbeuf, nous n’avons pas ressenti de problématique particulière autour de l’immigration. Dans les familles issues de la cité de transit, il y a eu tellement de mixité, notamment par le jeu conjugal, que la question fait plutôt l’objet de plaisanteries chaleureuses.
En conclusion, vous appelez la République à réparer les dégâts de la désindustrialisation…
Nous trouvons en effet indécents les discours sur la réduction de l’Etat social, c’est-à-dire tout ce qui vise à restreindre les possibilités d’aider les gens matériellement et moralement. La désindustrialisation, la mondialisation ont été le fruit de décisions politiques et économiques. Nous ne remettons pas en cause ces choix, nous n’en avons d’ailleurs pas les moyens. Mais il y a un coût à payer. Il faut accepter le fait que nous sommes collectivement responsables de cette situation.
Le sociologue Numa Murard enseigne à l’université de Paris-VII. Avec son confrère Jean-François Laé, il publie Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière(Ed. Bayard, 2012). L’ouvrage comporte en annexe « L’argent des pauvres », l’enquête initiale de 1985.
(1) Créées en 1960, les cités de transit, destinées aux mal-logés et souvent encadrées par des travailleurs sociaux, étaient conçues comme des logements de transition vers les HLM. Elles ne furent supprimées qu’au milieu des années 1980.