Selon vous, nous sommes tous des migrants. C’est-à-dire ?
Migrer, c’est passer par étapes d’un monde à l’autre en parvenant, ou pas, à partager un sens commun avec son nouveau monde. Il existe au moins deux formes de migrations. D’abord, les migrations dans l’espace, même sur des distances réduites. Ma grand-mère paternelle, qui avait émigré de 25 kilomètres pour aller vivre à Lausanne, n’a ainsi jamais pu s’intégrer à la vie urbaine. Ensuite, sans bouger de chez soi, on peut migrer dans le temps, car notre monde se transforme et on se sent parfois devenir progressivement étranger à celui-ci. On ne se sent plus ajusté. La migration me paraît donc une métaphore utile pour comprendre un certain nombre de phénomènes que vivent non seulement les migrants, au sens propre du terme, mais aussi beaucoup d’entre nous. On peut, par exemple, considérer l’exclusion comme une migration, avec ses étapes propres que sont le chômage, le RMI, la désaffiliation…
En quoi, pour un professionnel du soin ou du social, ne pas reconnaître ses propres migrations l’empêcherait d’engager un véritable dialogue avec ceux qu’il est chargé d’aider ?
Pour travailler avec l’autre, il est certes important de connaître les différences entre lui et nous. Mais il faut d’abord reconnaître nos similitudes. Se pencher sur nos propres migrations permet de les repérer et d’éviter de rejeter l’autre dans une altérité radicale qui empêche la rencontre. Dans le cadre de ma pratique avec des demandeurs d’asile et des migrants en situation de précarité, j’ai constaté que, dans les formations destinées aux professionnels de l’aide, on ne se souciait pas de la question fondamentale d’une relation bien souvent vécue comme excluante par le migrant. De nouveau, aujourd’hui comme il y a cinquante ans, on porte sur ce dernier un regard dépréciateur. Il a le sentiment de recevoir de la part du soignant ou du travailleur social une forme de mépris qui l’empêche de créer un lien ou d’avoir confiance dans la possibilité d’être aidé. C’est ce qui explique en partie le titre de l’ouvrage, clin d’œil à la romancière américaine Susan Sontag. En effet, dans son essai La maladie comme métaphore, elle soulignait notre propension à voir dans certaines maladies comme le cancer ou le sida une sorte de châtiment et, par extension, à culpabiliser ceux qui en souffrent.
Les théories du don peuvent, selon vous, aider les professionnels à repenser leurs pratiques…
Toute relation implique un échange selon l’une des modalités que sont le don, le marché ou la redistribution via les services publics. Dans notre société, les relations de soin et d’assistance sont, bien sûr, professionnalisées et monétarisées, mais la dimension du don ne saurait être ignorée. Elle reste présente. Le problème est que l’échange entre le donateur et le donataire est déséquilibré. Toute relation entre un professionnel et un patient ou un usager du social comporte une certaine asymétrie. Mais il m’est apparu que, bien souvent, cette relation n’était pas vue par les migrants comme respectueuse de leur humanité. Nous exigeons de ces personnes que nous sommes chargés d’aider qu’elles se découvrent, qu’elles nous donnent ce que j’appelle des « paroles précieuses », qui peuvent évoquer leurs valeurs mais aussi leurs souffrances, leurs incompétences, leurs impuissances ou simplement leur histoire. Et en échange, le plus souvent, nous ne leur donnons que des « paroles monnaies », qui peuvent être adressées à n’importe qui et ne disent rien de l’importance que nous accordons à la relation en cours. Il s’agit donc, pour les professionnels, d’aller vers un moins grand déséquilibre dans l’échange en faisant don à leur tour de « paroles précieuses », qui seules autorisent la reconstruction d’un lien social. En révélant à l’autre des parcelles de nous-mêmes, nous lui témoignons notre confiance et nous lui permettons de faire de même. Nous sommes bien là dans le don et le contre-don. Les personnes en grande précarité doivent pouvoir reconnaître qu’elles appartiennent au même monde que le soignant ou le travailleur social, qu’elles ont des similitudes avec lui dans le sens d’une incomplétude humaine. Ce changement de perspective me semble absolument essentiel pour ceux qui interviennent auprès des chômeurs, des allocataires de minima sociaux ou encore des familles en difficulté.
N’est-il pas risqué, pour des professionnels de l’aide, de s’engager personnellement dans la relation ?
C’est évidemment l’objection qui vient tout de suite. La nécessité de maintenir une distance avec l’usager est fortement soulignée dans les formations sociales ou médicales. Mais ce que je propose donne la possibilité de justifier de façon plus audible le refus de vouloir se livrer. On est toujours libre de ne pas formuler des paroles précieuses, à condition d’exprimer que l’on ne souhaite pas personnellement s’engager davantage. Ce faisant, on reconnaît, sans se mettre à couvert d’une norme absolue, que l’on est un être humain qui a aussi besoin de se protéger. D’ailleurs, il ne s’agit pas de donner des paroles précieuses pour le principe. Elles doivent avoir un sens pour la personne que l’on a en face de soi. Par exemple, dans une situation de difficultés éducatives au sein d’une famille, on peut souligner que, en tant que parent, on rencontre soi-même parfois des moments d’impuissance face à ses propres enfants. C’est pertinent par rapport à la question abordée. En outre, une parole, pour être donnée, doit être gratuite. Le professionnel doit se sentir libre de la donner ou pas.
Vous appelez les professionnels du soin, du social et de l’éducation à inverser le parcours de la reconnaissance. C’est-à-dire ?
Usuellement, on va de la connaissance à la reconnaissance. Un médecin commence par faire un bilan afin d’appréhender le problème que rencontre son patient. Même chose pour un travailleur social. Ce n’est qu’ensuite que l’on développe des formes de reconnaissance. La première, que le philosophe Paul Ricœur appelle la « reconnaissance par identification », consiste à identifier ce que l’on a déjà connu avant. On reconnaît ainsi dans les symptômes d’un patient un tableau clinique déjà observé. La deuxième forme de reconnaissance est le discernement des capacités de la personne. C’est bien souvent le but du travail social de faire en sorte que la personne en difficulté puisse développer ses propres capacités pour aller vers l’autonomie. Enfin, la troisième forme est la reconnaissance mutuelle, qui passe par l’approbation d’appartenance à la même humanité, par la reconnaissance de l’autre comme partageant les mêmes droits et par l’estime sociale accordée au sein de la collectivité. Or, bien souvent, dans les professions du soin et de l’aide, tout ce qui touche à la reconnaissance mutuelle n’est qu’assez peu abordé. Je suis pourtant convaincu que, pour qu’une personne développe ses capacités, la reconnaissance mutuelle est un préalable indispensable. C’est seulement ainsi que l’on pourra peut-être, au bout du chemin, identifier le problème, parce qu’alors notre regard sera dépouillé de nos préjugés sur l’autre.
Cette alliance du don et de la reconnaissance peut-elle déboucher sur une démarche plus collective ?
De fait, la relation engagée avec l’autre devient une cocréation. D’une certaine façon, deux experts se rencontrent, l’un dans le vécu de la précarité, l’autre dans l’accompagnement et le soin. On peut aussi envisager des approches communautaires. Par communauté, j’entends un groupe de personnes qui partagent un monde de sens commun. Ce peut donc être une communauté professionnelle. Au Nicaragua, j’avais développé un projet collectif de promotion en santé mentale dont le but était que la communauté elle-même apporte son aide aux personnes affectées par la guerre. Le groupe avait essayé de concevoir une théorie du deuil pertinente pour sa propre culture, et de développer des pratiques adaptées à ses membres. Le pas suivant consisterait à mettre en œuvre des méthodologies en travail social reposant sur ce que j’appelle des « communautés participatives », qui pourraient devenir coauteur, avec les professionnels, des projets qui leur sont dédiés.
Jean-Claude Métraux est psychiatre et psychothérapeute de l’enfant et de l’adolescent. Chargé de cours à l’université de Lausanne, il intervient également comme praticien auprès de migrants. Il a travaillé plusieurs années au Nicaragua et à Sarajevo. Il publie La migration comme métaphore (Ed. La Dispute, 2011). Il est également l’auteur de Deuils collectifs et création sociale (Ed. La Dispute, 2004).