Recevoir la newsletter

Un accueil pour deux

Article réservé aux abonnés

Ouvert en juillet 2010, le village des Berges de l’Ain, à Strasbourg, accueille 25 personnes sans abri, dont cinq avec leur chien. C’est la spécificité de ce lieu géré par le bailleur social Adoma : l’animal, interdit dans la plupart des structures d’accueil pour personnes sans domicile fixe, a toute sa place dans le processus d’insertion des « villageois ».

Il est 9 heures du matin. Tout le monde, ou presque, dort encore aux Berges de l’Ain, au bord du canal du Rhône au Rhin, à Strasbourg. Le thermomètre n’affiche que quelques degrés, pas un temps à mettre un chien ni son maître dehors. Pourtant, Frédéric Schultz, technicien de l’intervention sociale et familiale (TISF) et référent canin du « village », toque gentiment à la porte des propriétaires d’animaux. Trente minutes plus tard, les duos maîtres-chiens se regroupent à l’entrée de la structure, volontaires pour participer à un court atelier canin, animé par deux permanentes de l’association Lianes (Lien avec l’animal et contre l’exclusion sociale). Sont au rendez-vous Loïc Rougier, la petite trentaine, escorté par Anubis, jeune mâle croisé noir et blanc âgé d’un an et demi ; Farid Ammar, 23 ans, et Narco, son boxer de 3 ans ; Jérémy Locoge et sa petite Gaïa de 5 mois ; et Cyril Schoettel, l’un des vétérans du village, flanqué de sa chienne Simbel, 4 ans. Quelques jours auparavant, une rixe a éclaté entre Anubis et Narco, qui en est sorti blessé à la nuque – « 80 € de véto… », râle Farid. Les chiens aboient, les maîtres s’agacent… Finalement, Narco et Farid ne seront pas de la partie ce matin.

Après une courte marche le long du canal, hommes et chiens s’arrêtent dans une large clairière accueillante, malgré, d’un côté, l’autoroute et le centre pénitentiaire de l’Elsau et, de l’autre, le canal et la zone industrielle. Les exercices d’obéissance s’enchaînent dans un froid mordant: marcher tenu en laisse, rester au pied, s’asseoir, se coucher, répondre à l’appel de son maître, etc. Puis retour au chalet. Café, télé, rendez-vous pour des soins, l’accompagnement social ou une virée entre amis.

Ici, aux Berges de l’Ain (1), les habitants sont chez eux. « Souvent quand il pleut, je dis à Narco qu’on a de la chance d’être là, ensemble, tranquilles devant la télé, et pas dans la rue comme avant », confie Farid. Agés de 23 à 60 ans, Loïc, Cyril et les autres ne sont pas des résidents ou des usagers, mais des « villageois », qui contribuent au paiement de leur logement à hauteur de 35 à 65 € environ. « Plus neutre, moins stigmatisant, ce terme de “villageois” a été choisi par l’équipe avant l’ouverture pour désigner toutes les personnes vivant et travaillant ici », explique Léonie Schertz, éducatrice spécialisée, employée au village depuis l’été 2010. Avec elle, ce sont sept professionnels qui encadrent la vie et les activités du lieu. Outre la jeune femme et le directeur, Patrick Kientz, fonctionnaire territorial à la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS) détaché de ses fonctions depuis l’ouverture de la structure, on compte deux assistants de service social qui sont chargés, avec Léonie Schertz, des contacts avec l’extérieur dans le cadre du suivi social des villageois. La gestion du quotidien est, elle, confiée à trois agents d’accueil : Frédéric Schultz, le référent animaux, ainsi qu’un agent sans formation de travailleur social qui se consacre plus particulièrement aux problèmes techniques et une personne qui assure la plupart des tâches administratives. Cette dernière chapote aussi le K’Anar des Berges de l’Ain, la gazette du village.

Différents types de chalets

Dans cette zone inondable en contrebas du canal du Rhône au Rhin, secteur encore largement industrialisé de la plaine des Bouchers, à Strasbourg, des chalets en bois au style moderne ont été construits sur pilotis et financés par l’Etat, qui en avait pris l’engagement en 2009 auprès des responsables locaux des Enfants de Don Quichotte – association qui, faute d’interlocuteurs « crédibles » aux yeux de la préfecture, nous souffle-t-on, n’est finalement pas associée à la gestion du site. Celle-ci a été confiée à l’entreprise d’insertion par le logement Adoma (ex-Sonacotra) (2). Ce village pas comme les autres accueille pour l’heure 25 personnes, dont seulement trois femmes. Il comporte trois « chalets couple », dont un est effectivement occupé par un couple et un autre par un homme seul avec son chien. « Ce monsieur est arrivé avec sa compagne et un chien, raconte Frédéric Schultz, mais celle-ci est partie avec le chien et il en a récupéré un autre depuis. » Le lieu propose aussi sept « chalets autonomes », dont quatre sont actuellement occupés par un maître et son chien, et six « chalets partagés », composés de pièces collectives (cuisine, sanitaires, salle de bains) et de deux chambres chacun, mais où les animaux ne sont pas autorisés. Un dernier chalet collectif, également interdit aux compagnons sur pattes, et où l’on dénombre quatre chambres, affiche complet en ce début d’année. Le budget global du village, d’environ 700 000 € par an, est financé par l’Etat, la Communauté urbaine de Strasbourg pour 10 % et les usagers à hauteur de 15 000 €.

Un seuil de tolérance élevé

Du fait de leur genèse particulière, les Berges de l’Ain ne sont pas un village Adoma comme les autres. Au départ se trouvait l’ambition de créer un lieu original où les sans-abri pourraient s’installer pour une longue durée (jusqu’à deux ans) « avec un haut seuil de tolérance », déclare Alain Dicintio, aujourd’hui responsable du service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) du Bas-Rhin, après avoir été l’un des promoteurs de ce modèle de village chez Adoma. « Aux Berges de l’Ain, remarque-t-il, les équipes ont pour mission d’accepter des gens aux comportements pas forcément normés [agressifs ou souffrant d’addictions, Ndlr], qui ne vont pas signer le lendemain un contrat d’insertion. » Et qui, parfois, vivent en compagnie d’un chien et, plus rarement, d’un chat ou d’un rat, véritable « compagnon de galère » le plus souvent interdit dans les lieux d’accueil traditionnels tels que les centres d’hébergement et de réinsertion sociale ou les foyers d’hébergement d’urgence. « Notre constat, reprend Frédéric Schultz, était que le chien est souvent un frein pour entrer dans une structure. Notre but est donc de faire en sorte qu’un propriétaire de chien puisse intégrer à terme un parcours d’insertion. » En 2010, à l’ouverture de la structure, les futurs villageois étaient orientés par le 115, des équipes de rue de la Croix-Rouge, de Médecins du monde ou des Restos du cœur, mais aussi par des travailleurs sociaux de la ville de Strasbourg ou des référents RMI (désormais RSA). Certains sans-abri se présentent également d’eux-mêmes aux portes du village. « Ils viennent d’abord en visite, puis demandent à intégrer la structure quand une place se libère », indique le TISF. Depuis juin 2011, c’est surtout le tout nouveau SIAO qui envoie les nouveaux arrivants aux Berges de l’Ain. Leur profil : « Des personnes avec un long parcours de rue, observent Frédéric Schultz et Léonie Schertz, qui souvent ne sont plus acceptées nulle part à cause de problèmes de violence, de vols et de conduites addictives, ou qui ont déjà connu tous les autres types d’hébergement. » Mais aussi, et c’est l’une des spécificités du village, « des jeunes avec chien qui ne sont à la rue que depuis six mois et à qui l’on tente d’éviter l’enlisement ». Pour le SIAO, l’avantage de cette structure est d’être plus facilement abordable que d’autres, note Alain Dicintio : « Pas besoin d’un dossier trop complexe. Le village nous indique une disponibilité et, surtout, privilégie la rencontre entre l’équipe et une personne plutôt qu’un projet de vie déjà défini. »

A leur arrivée dans le dispositif, les villageois ne sont soumis qu’à de rares formalités. « On leur laisse quelques jours pour se poser », précise Frédéric Schultz. Certains ne restent pas. « Parfois, ils ne sont pas encore prêts », constate Léonie. Si un villageois s’installe avec son chien, outre quelques documents administratifs concernant le maître (tel un justificatif RSA), ce sont les papiers de l’animal qui sont demandés en premier. « Très souvent, les chiens qui arrivent ici sont “sans papiers”, s’amuse Frédéric. Ils ne sont ni vaccinés ni pucés [le tatouage obligatoire pour les chiens et les chats a été remplacé par une puce électronique, Ndlr]. Et pas par négligence mais par manque de ressources financières. Souvent, on adopte un chien né dans la rue, issu d’une portée du chien d’un copain, ou on récupère le chien d’un autre s’il est incarcéré ou hospitalisé. »

Préserver la relation avec l’animal

Narco, Anubis, Gaïa, Simbel et Branleur, les cinq chiens présents actuellement au village, sont âgés de 5 mois à 8 ans. Dès leur arrivée, leurs maîtres les ont emmenés chez un vétérinaire de Strasbourg, dont les soins sont payés à l’aide de bons remis aux villageois par Lianes. Cette association, qui a pour objet d’entretenir les liens entre des personnes marginales ou démunies et leurs animaux en leur évitant des séparations inutiles, a été créée en 2003 par Sabine Roubire, titulaire d’un diplôme d’économie et d’un DESS de sociologie, par ailleurs formée au comportementalisme canin. Les bénévoles de Lianes accueillent parfois des chiens de la rue, pour permettre par exemple à des SDF de suivre une cure de désintoxication. Mais ils rendent aussi visite avec leurs propres animaux de compagnie aux résidents de maisons de retraite ou de lieux d’accueil pour handicapés. Aux Berges de l’Ain, depuis l’ouverture, l’association organise des ateliers de médiation canine. « Nous avions été sollicités avant l’ouverture du village, rapporte la créatrice de Lianes, car nous étions déjà en contact avec les Enfants de Don Quichotte, que nous rencontrions sur leurs différents campements. Notre mission était alors de réfléchir à l’accueil des animaux dans une structure restant à inventer. » L’idée : faire en sorte que les personnes très attachées à leur animal et qui refusent de s’en séparer ne restent plus à la rue à cause de celui-ci. « Notre credo est de faire comprendre, en particulier aux pouvoirs publics, que la relation qui unit une personne à son chien a un sens, que cette personne développe des compétences particulières du fait de s’occuper de ce chien. Souvent, ces hommes transfèrent leur propre histoire, leurs propres angoisses sur leur animal, qu’ils ne choisissent pas par hasard. » Comme ce chien battu, adopté par un solitaire de la rue qui s’est reconnu en lui. Ou cet animal bien éduqué en surface mais sans repère « à l’intérieur ». A l’image de son maître. « On prend conscience aussi de ce lien très fort à l’occasion d’une bagarre entre chiens, note encore Sabine Roubire. Dans ces situations, certains maîtres habituellement calmes, dans la maîtrise de leurs émotions, peuvent complètement sortir d’eux-mêmes et dévoiler leur détresse. Notre mission est d’agir pour apporter du bien-être et améliorer la qualité de vie du couple maître-chien. »

Outre des formalités (vaccins, puces d’identification), les animaux et leurs maîtres sont soumis à deux impératifs en intégrant le village : le respect de l’avenant au règlement de fonctionnement relatif à l’accueil des chiens, et la participation à l’atelier canin d’entrée. L’avenant détaille les obligations du maître, notamment la tenue en laisse du chien dans tous les espaces collectifs intérieurs et extérieurs (assortie du port de la muselière pour certaines catégories de chiens), et sa responsabilité par rapport aux nuisances sonores et au manque de propreté de son animal. Des impératifs plutôt bien respectés, assurent les encadrants. Les chiens sont admis dans le chalet de leur maître ainsi que dans deux espaces spécifiques : le canisite et l’espace d’évolution clos, dont l’entretien et le nettoyage régulier sont à la charge des usagers. En pratique, comme le constate Frédéric, « il y a souvent des crottes pas ramassées, mais ce sont avant tout les propriétaires de chiens qui s’en plaignent ». Pas de sanction prévue en cas d’écart : « Chacun doit prendre ses responsabilités, notre rôle n’est pas de faire la police ! » Lors de l’atelier canin, auquel tout nouveau duo maître-chien se doit d’assister au moins une fois, Sabine Roubire et sa collègue Anne Brauer-Trotzin, titulaire d’un master d’éthologie, évaluent la qualité de la relation homme-animal. « Ces échanges permettent d’en apprendre beaucoup sur la personne, qui se livre plus facilement dans ces moments privilégiés, expose Sabine Roubire. Nous sommes là pour le bien-être du chien, bien sûr, mais aussi pour celui de la personne. Ainsi, quand un maître refuse de se soigner, on lui dit : “Faites-le pour votre chien.” » Frédéric Schultz, chargé notamment des soins corporels, de l’alimentation et de l’entretien du logement, complète : « Souvent, j’explique à un maître qu’il faut qu’il sorte sa chienne à 8 heures, à midi et à 18 heures, afin de lui donner un rythme. Mais je dis cela autant pour elle que pour lui. A travers l’animal, c’est souvent l’homme qu’on vise. Il donne du sens à l’action de son maître, c’est un facilitateur, un levier supplémentaire dans notre action. » La motivation et la fierté sont des sentiments que les travailleurs sociaux valorisent auprès des maîtres. « La mise en contact des différents propriétaires permet l’émulation entre eux. Même si ce n’est pas toujours facile et que quelqu’un dont le chien est moins obéissant peut se sentir blessé ou jaloux. »

Des objectifs plutôt qualitatifs

La relation entre maître et chien n’est, il est vrai, pas toujours au beau fixe, reflétant les aléas de la vie de la personne sans domicile fixe. « Dans la rue, très souvent, maître et chien ne sont jamais séparés, mangent et dorment ensemble, rappelle Frédéric Schultz. Quand ils arrivent ici, ils sont dans une relation d’hyperattachement, et le maître ne met pas de limites au chien. Quand il s’absente, celui-ci reporte son stress sur les objets et détruit tout, fait pipi à l’intérieur ou aboie. » « Notre travail, reprend la responsable de Lianes, c’est d’apprendre aux hommes la communication des chiens. Le but est que l’animal ne pose pas de problème quand le maître entrera dans un logement autonome ou qu’il devra le laisser la journée pour aller travailler. Le chien ne doit pas être un frein pour quelqu’un qui souhaite s’insérer dans la société. » Pour l’équipe, il s’agit donc de faire passer quelques idées simples : un chien n’est pas un humain ; il fonctionne selon une hiérarchie de meute; le maître est le chef de meute ; le chien ne doit pas dormir dans le lit de celui-ci ni manger en même temps que son maître. « Un chien qui fait la loi dans la maison ne va pas bien, et cette anxiété peut aller jusqu’à la morsure ou l’automutilation. »

Reste que si le chien peut jouer un rôle de stabilisateur, le public accueilli aux Berges de l’Ain est « particulièrement abîmé », rappelle le directeur Patrick Kientz. Les objectifs de l’équipe ne sont donc pas quantifiables, mais plutôt d’ordre qualitatif. « Nous amenons les personnes là où elles peuvent et souhaitent aller », souligne modestement Léonie Schertz. Il s’agit simplement de permettre aux villageois de « réinvestir leur santé et leur corps », de dédramatiser leur rapport à l’administratif, de régler leurs éventuels problèmes judiciaires et de réapprendre à vivre en collectivité. C’est seulement en bout de course qu’un travail sur la réinsertion professionnelle et le logement peut être entrepris. En dix-huit mois d’existence, le village des Berges de l’Ain n’a ainsi enregistré qu’une sortie « par le haut », dans un logement autonome. Mais l’équipe en espère trois prochainement. Et 18 personnes, hébergées un temps, ont décidé de retourner dormir dehors, avec ou sans chien.

Notes

(1) Village des Berges de l’Ain : 1, rue de l’Ain – 67000 Strasbourg – Tél. 03 88 36 15 33.

(2) www.adoma.fr.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur