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Recherche : la diversité des méthodes est un atout

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Mieux cerner l’apport de la recherche aux champs professionnels de l’action sociale et ses effets sur le travail social, tel est l’objet de cette contribution de Gérard Moussu, responsable du pôle « évaluation, recherche, développement » de l’IRTS Aquitaine.

« Le récent débat qui s’est ouvert sur la définition de la recherche dans le travail social soulève plusieurs questions qui innervent le champ professionnel comme les milieux de la recherche. Le seul fait que ce débat ait lieu constitue un signe encourageant de renouvellement des cadres de réflexion de la pensée sur le travail social. La création des pôles ressources régionaux de la recherche en travail social en 2008 est à mettre au crédit de la direction générale de l’action sociale qui a posé ainsi les bases d’une restructuration de l’appareil de recherche. Souhaitons que le retard pris par la France en ce domaine soit ainsi comblé ! (voir aussi sur ce sujet la rubrique « Décryptage », ce numéro, page 29).

Le propos de cet article est de contribuer à l’effort engagé dans le but de mieux cerner ce que peut apporter la recherche aux champs professionnels réunis sous le vocable d’“action sociale”.

Nous aborderons le sujet par une réflexion de nature épistémologique qui a déjà donné lieu à des prises de positions argumentées et stimulantes (1), mais nous tenterons de replacer le débat dans le cadre à la fois plus restreint et plus ciblé des effets de la recherche sur le travail social.

Dans son récent ouvrage A quoi sert vraiment un sociologue ? (2), François Dubet rappelle que “la distinction entre le savant et l’expert, entre la recherche pure et la recherche appliquée, joue un rôle rhétorique de distinction interne au monde des sociologues bien plus qu’elle ne décrit la réalité des pratiques professionnelles”.

Nous pourrions reprendre cette remarque en l’adressant aux milieux de la recherche appliquée au travail social, mais nous considérons que le préalable épistémologique qui a été argumenté par plusieurs auteurs est symptomatique de la phase de “créativité réflexive” à laquelle nous assistons depuis plusieurs mois.

Le débat entre les tenants d’une position “scientiste” et ceux d’une position “praxéologique” n’est pas inutile car il entraîne la nécessité d’argumenter son point de vue en développant de la sorte une analyse qui contribue à l’enrichissement de la réflexion sur les limites de la recherche. Il nous semble ainsi indispensable de rappeler quelques éléments théoriques parfois ignorés ou oubliés par certains défenseurs de l’une ou l’autre tendance.

De façon à ce que la réflexion qui suit soit mieux située, nous nous rangeons du côté de la définition scientifique de la recherche sur le travail social, qui se distingue de celle qui est produite par les acteurs professionnels. En énonçant cela, nous souhaitons établir une approche rigoureuse de la question de la science appliquée à un objet, distinguant ainsi l’acte accompli de la réflexion développée sur cet acte.

Il ne s’agit pas bien entendu de considérer que les acteurs ne sont pas en mesure de produire une connaissance sur l’action qu’ils réalisent. Le travail social est certainement un des milieux professionnels où le discours sur l’action est le plus répandu : les projets, synthèses et rapports en tout genre constituent un imposant corpus de réflexion sur l’action. Mais la mise en récit de l’action ne constitue pas une approche scientifique de cette action. La restitution d’une expérience suppose l’élaboration d’une sémantique de l’action et préfigure l’analyse. Mais alors comment distinguer la production scientifique sur une action du discours porté sur cette action ?

Trois registres méthodologiques

En nous inspirant des travaux classiques de Robert K. Merton (3), nous avançons l’idée que quelle que soit la discipline scientifique privilégiée, ce qui distingue l’approche scientifique de celle qui ne l’est pas est le recours à une démarche méthodologique qui repose sur un ensemble de concepts (ou de conceptions) logiquement reliés entre eux. Autrement dit, l’acteur “observé” et agissant produit toujours une analyse réflexive sur ce qu’il entreprend mais cela ne suffit pas à faire de cette analyse une donnée scientifique.

Trois grands registres méthodologiques sont habituellement retenus : la perspective qui privilégie les méthodes quantitatives, celle qui a recours à l’analyse des discours tenus par les acteurs afin de comprendre les raisons qui ont motivé leur action et l’observation participante de type ethnologique.

En France, la recherche sur le travail social (ou en travail social) a peu fréquemment recours aux méthodes quantitatives au prétexte que l’action des travailleurs sociaux serait difficilement traduisible en indicateurs de variables donnant lieu à des calculs de corrélations. Si cela se vérifie dans de nombreux cas, rien n’interdit cependant de tenter de modéliser des façons d’agir et d’en observer les résultats sur une situation ou un acteur. Un exemple en ce sens nous est fourni par la recherche nord-américaine en travail social qui publie, sous l’égide de la NASW (National Association of Social Work), une revue d’excellente qualité où les travaux reposant sur des approches quantitatives sont nombreux et en lien étroit avec des “questions sociales” d’actualité : la concentration urbaine et les effets sociétaux, les impacts des maladies mentales des parents sur le développement des enfants, les effets de l’exposition aux risques de terrorisme chez les travailleurs sociaux en Israël… Chacune de ces recherches est adossée à un choix méthodologique qui repose sur des outils statistiques éprouvés. La réflexion épistémologique sur l’importance de ces recherches pour le travail social est parfois également abordée dans des articles qui introduisent les numéros de la revue (4).

Il ne s’agit pas de se prononcer sur la pertinence de telles recherches mais d’observer qu’elles existent (!) et que par ailleurs elles sont placées sous la légitimité d’une association nationale de travailleurs sociaux ! Imagine-t-on l’équivalent en France, alors que nous en sommes encore à réfléchir à l’utilité de la création d’une unique représentation professionnelle des travailleurs sociaux ?

Remarquons que l’éclosion de tels travaux aux Etats-Unis est favorisée par le fait que les chercheurs qui s’expriment dans cette revue sont quasiment tous des enseignants-chercheurs qui professent dans des écoles de travail social intégrées dans des universités ou des travailleurs sociaux en exercice qui développent des recherches dans le cadre de doctorats en travail social…

Au final, nous pouvons observer que les méthodes quantitatives produisent des connaissances sur l’action sociale ou les problèmes sociaux qui sont ensuite mises au service des acteurs de terrain, mais dans tous les cas l’action ne se confond pas avec la recherche: elle lui préexiste ou elle se développe dans l’après-coup de la communication des résultats.

Ne pas confondre les analyses du chercheur et de l’acteur

Pour le deuxième courant, qui a recours aux méthodes qualitatives, l’observation et le recueil des données s’effectuent en proximité avec les acteurs, voire en lien direct avec les productions de connaissances émanant des acteurs de terrain (travailleurs sociaux, habitants des quartiers, militants, représentants de l’Etat…).

Un exemple de cette orientation méthodologique est représenté par la sociologie de l’intervention initiée dans les années 80 par Alain Touraine. Elle repose sur une conception théorique qui accorde aux acteurs une capacité importante à produire du sens sur leur action. Ainsi que le rappelle François Dubet, “l’interprétation sociologique se présente comme un problème, problème des rapports entre le sens endogène de l’action tel qu’il est énoncé par l’acteur et celui qui est reconstruit par le sociologue” (5). Il s’agit dans ce cas de reconnaître aux acteurs des “compétences” pour produire du sens sur l’action qu’ils mènent sans pour autant confondre les analyses du chercheur et celles de l’acteur.

Cette conception, qui refuse d’une certaine façon la rupture épistémologique prônée par le courant dominant de la sociologie critique des années 70, considère que “l’acteur social est capable d’une distance critique et d’une capacité d’autoréflexion” et, dans un sens très proche de Weber, que “l’action sociale est définie par un sens subjectivement visé par l’acteur” (6). Mais nous ajoutons également, en nous référant au courant de la sociologie compréhensive inspirée par la phénoménologie et suivant les analyses que propose Patrick Pharo des travaux d’Alfred Schütz, que “le sens ne réside pas dans l’expérience. Les expériences ont du sens lorsqu’elles sont saisies réflexivement. Le sens est la manière par laquelle l’ego considère son expérience” (7).

Dans cette perspective, les analyses des chercheurs sont proposées aux acteurs qui réfléchissent au sens de l’action, celle-ci est ainsi d’une certaine façon objectivée : il s’agit bien d’une analyse “objective” de la subjectivité telle qu’elle est prônée par François Dubet et qui devrait être particulièrement développée dans le travail social car les travailleurs sociaux produisent de nombreux textes qui expliquent ce qu’ils font ou qu’ils disent qu’ils font.

Quelle que soit la méthodologie retenue (quantitative/qualitative), la position épistémologique est identique : il s’agit de produire un ensemble de connaissances nouvelles à partir d’un matériau qui reflète l’activité d’un acteur individuel ou collectif. Ou bien en reprenant la formulation encore plus affirmée empruntée à Dominique Schnapper : “La compréhension sociologique se donne pour ambition de substituer à l’incohérence du monde humain des images intellectuelles, des relations intelligibles ou, en d’autres termes, de remplacer la diversité et la confusion du réel par un ensemble intelligible, cohérent et rationnel” (8).

La voie ethnologique

La troisième orientation méthodologique emprunte ses outils à l’ethnologie et a produit de nombreux travaux originaux. Dans ce cas, le chercheur est proche de l’acteur puisqu’il partage le “réel” sous la forme d’une expérience commune (ou par le biais d’une observation participante ou d’une immersion dans le contexte vécu), mais il s’en distingue par sa capacité à établir une rupture entre le fait observé et la compréhension de la chose vécue. Max Weber rappelait ainsi que “ce ne sont point les relations ‘matérielles’ des ‘choses’ qui constituent la base de la délimitation des domaines du travail scientifique, mais les relations conceptuelles des problèmes : ce n’est que là où l’on s’occupe d’un problème nouveau avec une méthode nouvelle et où l’on découvre de cette façon des vérités qui ouvrent de nouveaux horizons importants que naît aussi une ‘science’ nouvelle” (9).

Un exemple saisissant et remarquable du point de vue du sujet choisi comme “objet” de recherche scientifique et de son “traitement” scientifique de nature ethnologique concerne la compréhension des déterminants du mode d’agir et de penser autiste. Dans ce travail, le chercheur (qui peut également être un praticien “réflexif”) essaie de reconstruire la signification des actes posés par des jeunes autistes “sous le jour d’actions sensées”. Il s’agit donc de parvenir à une connaissance objective du mode d’agir et de penser autiste résultant d’une observation des modes de déplacement dans l’espace et d’en inférer un essai de compréhension des conduites “sociales” des jeunes autistes (10).

Dans un registre totalement différent, les travaux initiés en France voici 50 ans par des sociologues concernant les “bandes de jeunes”, un peu plus tard aux Etats-Unis avec Howard Becker, puis au début des années 80 par François Dubet avec les jeunes des banlieues, plus récemment les travaux de Manuel Boucher sur les “turbulences” des quartiers ou bien encore la démarche ethnologique mise en œuvre par David Lepoutre dans un grand ensemble de la région parisienne, attestent de la fécondité de la démarche ethnologique qui produit une connaissance incomparable sur les logiques de représentations et d’action des groupes d’acteurs qui participent à la production de connaissance sur eux-mêmes (11).

Les travailleurs sociaux sont fréquemment associés à ce type de recherche car ils sont situés au plus près des acteurs et produisent également des connaissances sur les logiques sociales mises en œuvre. Dans cette perspective, et à la condition d’être en mesure d’inscrire sa démarche dans une configuration méthodologique éprouvée et soumise à la réfutation, le travailleur social est un producteur de connaissance. Et notamment en raison du fait que “le fieldwork permet d’acquérir le ‘sens’ des significations attribuées aux événements, aux personnes, aux objets mais aussi de catégoriser ceux-ci, non à partir d’un processus intellectuel, mais d’une expérience personnelle développée et maintenue par activité jointe avec les gens” (12).

Soutenir et promouvoir la recherche en ou sur le travail social est indispensable si l’on veut produire des connaissances pouvant être mises au service des acteurs de terrain. Surmonter les querelles de légitimité de production (praticiens/chercheurs) se révèle nécessaire afin de soutenir la comparaison avec les pays qui ont développé une réelle politique de renouvellement des cadres de pensée sur l’action sociale. C’est à ces seules conditions que la mobilisation de la pensée critique et réflexive accompagnera les transformations sociales indispensables afin d’éviter la sclérose des professions et le burn out des professionnels. La seule question qui nous reste à reprendre inlassablement consiste à savoir comment construire une réalité sociale objective en adéquation avec la démarche scientifique (13). La diversité des choix de méthode n’est pas un obstacle mais un atout à condition de respecter un ensemble de règles éprouvées par le champ de la recherche. »

Contact : g.moussu@irtsaquitaine.fr

Notes

(1) Nous pensons en particulier aux prises de position dans ces colonnes de Michel Chauvière et de l’Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales (Acofis), ainsi que de Stéphane Rullac (voir ASH n° 2653 du 2-04-10, p. 28), ou encore à l’interview de Marcel Jaeger (voir ASH n° 2728 du 14-10-11, p. 28). Signalons aussi l’article de Stéphane Rullac intitulé « De la scientificité du travail social : quelles recherches pour quels savoirs ? », in Pensée plurielle n° 26, 2011.

(2) Editions Armand Colin, 2011.

(3) Eléments de théorie et de méthode sociologique, Editions Armand Colin, 1997.

(4) Par exemple « Rigor in qualitative social work research : a review of strategies used in published articles » [« La rigueur dans la recherche qualitative en travail social : revue des stratégies utilisées dans des articles publiés »] (Social Work Research [SWR] n° 1, 2011) ou « Are social workers ignoring the “cornerstone of science” by failing to replicate their research ? » [« Les travailleurs sociaux ignorent-ils la “pierre angulaire de la science” en échouant à reproduire leur recherche ? »] (SWR n° 3, 2011).

(5) In Sociologie de l’expérience, Le Seuil, 1994.

(6) François Dubet, « Action et réflexion. Le débat rationnel avec les acteurs comme méthode d’analyse de l’action », in Les Formes de l’action, sous la direction de Patrick Pharo et Louis Quéré, Editions EHESS, 1990.

(7) Alfred Schütz, « The phenomenology of social world » (1932), cité in Patrick Pharo, Le sens de l’action et la compréhension d’autrui, L’Harmattan, Logiques Sociales, 1993.

(8) La compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, PUF, 1999.

(9) Essais sur la théorie de la science, Agora-Pocket, 1992.

(10) On aura reconnu le mode d’enregistrement des déplacements des enfants autistes mis en œuvre par Fernand Deligny. Michel Barthélémy a proposé un travail sur ces données dans « Voir et dire l’action. La normalisation des comportements des jeunes autistes », in Les formes de l’action, op. cit.

(11) Jacques Monod, Les Barjots, UGE, 1971 ; Howard Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, éditions Anne-Marie Métaillé, 1985 ; François Dubet, La galère. Jeunes en survie, Fayard, 1987 ; Manuel Boucher, Turbulences, contrôle et régulation sociale. Les logiques des acteurs sociaux dans les quartiers populaires, L’Harmattan, 2003 et Les internés du ghetto. Ethnographie des confrontations violentes dans une cité impopulaire. Préface de Didier Lapeyronnie, L’Harmattan, coll. Recherche et transformation sociale, 2010 ; David Lepoutre, Cœur de banlieue, codes, rites et langages, Editions Odile Jacob, 1997.

(12) Albert Piette, Ethnographie de l’action, éditions Anne-Marie Métaillé, 1996.

(13) En suivant le questionnement argumenté par John R. Searle dans son ouvrage La construction de la réalité sociale, Gallimard Essais, 1998.

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