Vous êtes géographe. D’où vient cet intérêt pour l’égalité des chances ?
Je travaille sur les inégalités sociospatiales dans le cadre de mes recherches sur les facteurs de la différenciation sociale des territoires. Qui s’installe à quel endroit, et pour quelles raisons ? Quelles sont les logiques à l’œuvre dans les stratégies résidentielles ? Autant de questions qui présentent des liens avec l’égalité des chances. L’autre raison est qu’en tant que vice-président du conseil des études et de la vie universitaire de la faculté de Cergy-Pontoise, je suis fréquemment sollicité par des associations qui souhaitent développer des mesures en faveur de l’égalité des chances. La question de leurs motivations se pose alors, comme celle de la légitimité des dispositifs qu’elles proposent. Enfin, je me suis aperçu que, bien souvent, les universités reçoivent moins de fonds pour financer des dispositifs au titre de l’égalité des chances que certaines grandes écoles, comme l’ESSEC ou Sciences-Po. Cela m’a intrigué et incité à travailler sur les politiques d’égalité des chances et leurs effets.
L’égalité des chances, affirmez-vous, masque un désengagement massif de l’Etat. Sur quoi fondez-vous cette analyse ?
Sur l’observation d’un certain nombre de politiques publiques mises en place ces dernières années. La définition qui s’est progressivement imposée rime avec une ouverture très modérée des élites. Ce qui comporte le double avantage d’offrir un affichage médiatique important tout en facilitant des désengagements assez conséquents des politiques s’adressant au plus grand nombre. On présente volontiers la réussite de quelques-uns, mais on ne se soucie pas des manques que l’on a créés par ailleurs. La suppression de la carte scolaire est l’un des exemples les plus emblématiques. Les pouvoirs publics ont dit vouloir assouplir, puis supprimer cette carte au nom de la mixité sociale et de l’égalité des chances. Afin de vérifier cette annonce, j’ai réalisé une étude sur les entrées en 6e dans l’académie de Versailles, non sans difficultés, d’ailleurs, pour obtenir les données nécessaires. Or il apparaît que les collèges qui recrutaient déjà parmi les catégories sociales favorisées le font encore davantage après l’assouplissement de la carte scolaire. Inversement, ceux qui recevaient déjà beaucoup d’enfants issus de milieux populaires enregistrent, quant à eux, un phénomène de concentration, perdant par ailleurs de l’ordre de 10 % de leurs effectifs. En clair, la suppression de la carte scolaire ne sert pas la mixité sociale ni l’égalité des chances. Elle produit exactement l’effet opposé, tout du moins dans les grandes agglomérations, où il existe des alternatives en matière d’offre scolaire.
Mais peut-on être hostile à un tel principe ?
Il est vrai qu’être contre l’égalité des chances reviendrait à se déclarer opposé à l’égalité et favorable aux discriminations. Une position qui, en France, serait vue comme assez scandaleuse. L’égalité des chances est une notion généreuse inscrite depuis longtemps dans la philosophie politique française et qui fait consensus. Toutefois, prétendre s’en inspirer ne suffit pas, cela peut conduire à différents types de dispositifs. Il est indispensable de les évaluer à l’aune de leurs effets en termes de justice sociale. En réalité, avec cet ouvrage, nous avons voulu porter un regard critique sur la manière dont le concept est utilisé aujourd’hui pour légitimer un certain nombre de politiques. Il ne s’agit pas de supprimer l’égalité des chances pour laisser chacun se débrouiller seul.
A quand remonte ce concept ?
Il renvoie au principe d’égalité, donc à la Révolution française, mais il n’a commencé à vraiment se construire que durant la IIIe République, dans le sillage de l’école unique. L’objectif de celle-ci était que chacun puisse passer par l’école élémentaire pour tenter d’accéder à l’enseignement supérieur. Mais elle n’avait pas pour dessein de réduire les inégalités. Il s’agissait d’un droit à concourir, rien de plus. En 1918, les Compagnons de l’université nouvelle, des universitaires passés par les tranchées, ont lancé un grand projet de réforme de l’enseignement dans lequel l’école unique était davantage pensée comme un lieu de formation des citoyens pour qu’ils participent par leur travail, et à hauteur de leur capacités, à la prospérité générale. Et c’est en reprochant à ce projet de ne pas prendre en compte les inégalités individuelles que l’on va alors introduire l’expression d’« égalité des chances ». Puis, durant une longue période, cette préoccupation est passée au second plan. Ce n’est que vers la fin des années 1970 qu’elle est revenue en force. Ceci est à mettre en relation avec la montée en puissance des politiques urbaines et avec l’analyse des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur la reproduction des élites. L’émergence de la thématique de l’égalité des chances coïncide aussi, sans doute, avec le renoncement de la gauche à transformer les rapports capitalistiques. Les « lendemains qui chantent » s’éloignent et la justice devient une affaire de capacité personnelle, alors que l’égalité renvoie à la notion de territoire. C’est à cette époque qu’ont été créées les zones d’éducation prioritaires (ZEP) et la politique de la ville, deux dispositifs combinant discrimination positive territorialisée et égalité des chances. Il s’agissait d’identifier des territoires et des populations souffrant d’un certain nombre de déficits et de leur accorder un traitement particulier afin de rétablir la balance en termes de logement, d’emploi ou de scolarité.
Et aujourd’hui, qu’entend-on précisément par « égalité des chances » ?
C’est là tout le problème. On peut appréhender l’égalité des chances de deux manières. La première consiste à vouloir donner à chacun la possibilité de réaliser ses talents en menant à bien un projet scolaire ou professionnel, ou encore en accédant à un logement qui lui convienne. Malheureusement, cette définition n’est pas celle sur laquelle reposent les dispositifs actuels. Je pense, entre autres, aux programmes mis en place dans certaines grandes écoles comme la filière ZEP de Sciences-Po, qui visent à ouvrir l’accès aux élites pour des élèves jugés méritants, à travers un recrutement un peu plus diversifié. Le principe consiste à « mettre le paquet » sur quelques individus, avec un fort affichage médiatique, pour leur permettre de réussir. Ce n’est pas cette conception de l’égalité des chances que nous défendons. Bien sûr, si ces grandes écoles souhaitent accueillir plus de jeunes venant des milieux populaires, cela ne nous pose aucun problème. Mais ces dispositifs qui ne s’adressent qu’à un petit nombre captent des fonds publics importants. L’autre approche consiste à aider le plus grand nombre à ne pas se retrouver dans le groupe des perdants. Il serait préférable, par exemple, de soutenir davantage les universités, dont le public est beaucoup plus large et diversifié que celui des grandes écoles. De même, l’école de la deuxième chance me paraît proposer un dispositif intéressant car elle donne la possibilité à des jeunes en échec de revenir dans le circuit scolaire. Sur ce principe, on peut aussi citer les diplômes d’accès aux études universitaires mis en place depuis 1996 au sein des facultés, grâce auxquels des gens peuvent décrocher un diplôme équivalent au bac.
Vous préférez mettre en avant l’idée de justice sociale…
Notre souci est en effet de refonder une véritable justice sociale englobant le plus grand nombre. Ce concept nous paraît mieux adapté, car il renvoie à une population plus large et à des moyens importants mis au service de tous, que ce soit en matière d’éducation, de logement, d’accès à l’emploi ou de santé. La question est de savoir ce qui contribue à générer des inégalités. Or les réponses sont multiples car les inégalités sont multifactorielles. Elles ont à voir avec des déficits de transmissions intergénérationnelles, des problèmes de logement, des inégalités hommes-femmes, des difficultés scolaires, etc. L’économiste indien Amaryat Sen propose ainsi de de ne pas seulement se concentrer sur la création d’institutions porteuses d’un idéal de justice, comme le fit John Rawls, mais de porter la plus grande attention aux« capabilités » réelles des gens, autrement dit aux possibilités auxquelles ils ont effectivement accès. Il s’agit alors de donner la priorité à ce qu’il appelle les « injustices réparables », celles sur lesquelles il est possible d’agir, comme le manque de logements.
Didier Desponds est maître de conférences en géographie à l’université de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise). Ses recherches portent sur les stratégies résidentielles et les facteurs de la spécialisation sociale des territoires, ainsi que sur les impacts sociaux des politiques urbaines. Il a dirigé Pour en finir avec l’égalité des chances. Refonder la justice sociale (Ed. Atlande, 2011).