Dans la salle habituellement réservée à l’accueil de la ferme des Râteliers, une pension de famille pour personnes en difficulté ouverte en septembre par l’association Imanis à Amilly (Loiret), quatre pensionnaires en tenue décontractée manient un bâton sous l’œil bienveillant de Laurent Maltet, le professeur d’art martial sensoriel (AMS). Partageant son temps entre ses interventions dans différentes structures de l’association et son travail de chargé d’insertion au conseil général, il vient ici tous les quinze jours pour faire découvrir les bienfaits de cette activité dérivée de l’aïkido et de la somato-psychopédagogie. « Faites glisser le bâton vers le haut. Sans forcer… Vous sentez le haut du corps qui s’ouvre… » Les quelques rires étouffés du début de la séance laissent rapidement place à une attention plus soutenue.
Seul homme de l’atelier, Richard Tchicaya Missamou, ancien colonel congolais venu en France se faire opérer d’une hernie discale, a été orienté vers la pension par les structures médico-sociales de l’association après s’être retrouvé sans logement et partiellement paralysé à la suite de l’intervention chirurgicale. Elégamment vêtu, de belle prestance, il parle de ses sensations avec les autres participants. Il voit cette activité comme « un moment de relaxation et une cure de soin » pour sa hernie. De son côté, Khamsa Bouzida, jeune femme d’origine algérienne maîtrisant mal le français, a ressenti « chaud au cœur ». Pour Laurent Maltet, l’AMS constitue un biais supplémentaire pour essayer de restaurer une confiance en soi très souvent dégradée par des années de galère. « Souvent ces personnes oublient qu’elles ont un corps, sont crispées et n’arrivent pas à se poser. Cela donne des insomnies, des personnes qui souffrent physiquement et qui ne savent plus quoi faire de leurs journées, n’arrivent plus à démarrer quoi que ce soit. Ici, on travaille sur la reprise en main du corps pour pouvoir reprendre une distance par rapport à sa vie de tous les jours et se réengager dans quelque chose. » L’amélioration de la relation à autrui est également un objectif de l’atelier. « Avec les exercices en groupes ou deux par deux, on travaille en profondeur le lien à l’autre. Cela crée une dynamique collective qui est importante sur ce type de structure. L’AMS permet de mettre tout le monde sur le même niveau, d’effacer un peu les différences et de s’exprimer autrement que par la parole et son histoire de vie. »
Khamsa Bouzida a connu un parcours mouvementé. A la suite du départ brutal de son mari, elle a atterri dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale puis a vécu plusieurs mois à l’hôtel, avant d’avoir les clés de son studio au sein de la ferme des Râteliers, dans l’agglomération de Montargis. Après s’être trouvée en situation d’exclusion sociale et d’isolement, sans ressources suffisantes pour accéder à un logement de droit commun, ce lieu représente pour elle, comme pour les 11 autres résidents, bien plus qu’une simple bouée de sauvetage. « Nous ne proposons pas un hébergement, mais un logement durable à des personnes qui ne remplissent pas les conditions exigées habituellement par les bailleurs et qui, de toute façon, ne peuvent pas habiter seules », précise Jean-Noël Guillaume, directeur d’Imanis.
Chaque réunion de la commission d’attribution regroupe les responsables d’Imanis et leurs partenaires locaux – les centres communaux d’action sociale d’Amilly et de Montargis, l’unité territoriale de solidarité de Montargis, le service social du centre hospitalier de l’agglomération montargoise ainsi que des bailleurs sociaux. A cette occasion, l’équipe veille à maintenir un équilibre au sein du groupe, en accueillant des hommes et des femmes de tous âges (le plus jeune a 23 ans et le plus âgé a soufflé sa soixante-troisième bougie) et dont les parcours et les problématiques varient. Il s’agit de faire attention à ne pas transformer la pension en une structure spécialisée, et surtout – comme l’indique la charte élaborée par la Fondation Abbé-Pierre, à laquelle l’association Imanis a adhéré en devenant membre du réseau des pensions de famille de la Fondation – d’aider chacun à s’enrichir à partir d’expériences et de capacités différentes. Une fois leur dossier accepté par la commission d’attribution, les futurs pensionnaires doivent impérativement visiter les lieux avant de signer leur titre d’occupation. Comme toutes les pensions de famille, la ferme des Râteliers – dont le budget de fonctionnement de 172 000 € se répartit entre l’Etat (60 %) et la Fondation (40 %) – combine des appartements indépendants (13 studios et un deux-pièces) et des espaces de vie collective.
Pour Romain Guénot, coordinateur de la structure, cette dimension communautaire doit être intégrée par les pensionnaires au moment où ils emménagent : « Cet aspect est essentiel et doit être accepté par tous. Une personne venant ici uniquement pour le logement ne s’y plairait pas parce que le collectif serait ressenti comme trop contraignant. En plus, elle n’apporterait rien au groupe en termes d’échanges. »
Avoir un véritable « chez soi » sans aucune limitation de durée tout en acceptant une certaine forme de vivre-ensemble, à travers le partage des tâches quotidiennes et la participation à des activités ou à des sorties sont deux principes qui figurent en première place dans la charte de la Fondation Abbé-Pierre. Dans cette ancienne ferme entièrement rénovée et à laquelle est venue s’ajouter une extension résolument contemporaine, on n’a pas lésiné sur les espaces collectifs. Avec ses 700 m2, le jardin a mobilisé une partie des pensionnaires au moment de leur arrivée. Handicapé par des problèmes de santé, Sébastien Hennegrave a poussé la porte de la pension après avoir été pris en charge au sein des lits halte soins santé (LHSS) de l’association et avoir fait un passage par un hébergement de stabilisation. Lui aussi a connu la vie dans les hôtels. Il y est resté un an. D’un tempérament blagueur, il se souvient en riant de ses premières activités dans la cour : « J’ai fait des plantations, je suis allé chercher des espèces de bacs à vaches et j’ai fait rouleur de brouettes de cailloux pour aménager l’allée. » La vie en groupe ? « Il y a des hauts et des bas, mais c’est normal quand on vit à plusieurs », reconnaît-il.
La grande cuisine moderne et la salle à manger avec son grand séjour constituent le principal point de rencontre quotidien des pensionnaires. En cette fin de matinée, Jérémy Théo et CharlesBranger préparent le déjeuner pour tout le monde. Au menu, une salade de cresson, du hachis Parmentier et un moelleux au chocolat. Si les pensionnaires dînent le plus souvent chez eux, le repas de midi est pris en commun. Après avoir mis le couvert sur la grande table, certains pensionnaires jettent un coup d’œil à la télévision, tandis que d’autres s’installent dans les confortables canapés rouges qui encadrent la grande cheminée moderne ou sortent pour fumer une cigarette. « La solitude est une réalité commune à tous les pensionnaires, c’est une problématique qui arrive avant toutes les autres. Même si certains d’entre eux ont encore quelques relations familiales ou sociales, lorsqu’ils ont fermé la porte de leur appartement, ils sont tous seuls et pourraient passer des jours sans voir personne. Ici, on crée du lien, on leur donne la possibilité de regarder la télévision dans le séjour plutôt que seuls chez eux, et donc de discuter, d’échanger avec d’autres personnes du groupe. Un des pensionnaires a pris l’habitude de faire des gâteaux pour tout le monde. En utilisant la cuisine collective, il peut discuter avec les personnes qui passent », explique Romain Guénot. Peu à peu, les uns et les autres retrouvent une place au travers de ces échanges au quotidien, voient leur parole prise en considération et acquièrent ainsi une confiance sans laquelle il est difficile de faire des projets. Une dynamique que le coordinateur et l’hôte d’accueil prennent soin de ne pas laisser retomber en proposant divers ateliers et activités aux pensionnaires. Jérémy Théo, arrivé ici après un divorce et un bref passage à Paris pour essayer de trouver un emploi dans la restauration, montre la citerne du jardin décorée par un graffeur professionnel. S’il dit avoir du mal à se projeter et à entamer des recherches d’emploi, il s’intéresse néanmoins à la boxe thaïe avec un ami et a décidé de participer à l’atelier graffiti qui doit démarrer bientôt. Un début de reconstruction.
Dans la cour, un bus s’est garé. Les pensionnaires connaissent bien ce drôle de véhicule entièrement réaménagé en salon de coiffure et de beauté, grâce à un donateur belge qui désirait « aider les femmes dans la pauvreté ». Le bus « Bien-être » passe régulièrement par la pension pour offrir les services d’une coiffeuse et d’une esthéticienne. Aujourd’hui, seule Cécile Héraud, la coiffeuse, est là. Sylvie B. (2), la quarantaine, s’est installée dans l’un des deux fauteuils et écoute attentivement les conseils de la coiffeuse : « Oui, c’est mieux plus court parce que sinon, ça frise. » Suivie par les services de tutelle, la jeune femme a été accueillie à la pension de famille à la suite d’une séparation houleuse avec son ancien petit ami. « Je suis venue pour être protégée. Je me sens plutôt angoissée et j’aimerais bien avoir aussi des massages parce que ma jambe est bloquée et me fait mal la nuit. » Elle ressort pimpante du bus et plaisante avec le coordinateur. « Rentrer dans le bus et avoir une professionnelle qui leur porte de l’attention, c’est valorisant. Tout comme le fait de croiser le regard des autres après s’être fait coiffer. D’ailleurs, ils sortent tous du bus avec un grand sourire », note Romain Guénot. Là encore, il s’agit pour les responsables de la pension d’Amilly d’aider les pensionnaires à retrouver confiance en eux et à rebondir en restaurant une image de soi mise à mal par les difficultés répétées de la vie. Le projet d’Amilly est indissociable de ces notions de bien-être et de beauté, terreau sur lequel peut renaître une estime de soi perdue, insiste Jean-Noël Guillaume : « On retrouve ces idées non seulement dans des activités comme l’art martial sensoriel ou avec le bus “Bien-être”, mais aussi dans la conception même de la pension. On a vraiment voulu offrir à ces personnes fragiles un lieu qui soit beau sur le plan de l’architecture, bien construit et agréable à vivre. » Au total, il aura fallu cinq ans et 1,8 million d’euros pour restaurer entièrement l’ancien corps de ferme et construire le nouveau bâtiment attenant. Avec l’aide de ses partenaires et d’un cabinet d’architecte, l’association a opté pour une construction originale et moderne, plutôt rare dans ce type d’établissements. Façade lambrissée de bois, coursive extérieure desservant des appartements exposés plein sud et disposant de petits ouvrants au nord, grandes baies vitrées pour les parties communes, panneaux solaires sur le toit… L’esthétique a été un parti pris fort du projet, souligne Frédérique Mozer, responsable du réseau des pensions de famille à la Fondation Abbé-Pierre : « On est bien dans du logement social, type PLAI [3], mais pas dans du bâti au rabais. Il y a une qualité de prestation qui permet de mettre ces personnes sur un pied d’égalité avec tout un chacun, de ne pas les stigmatiser. Il est plus facile de retrouver une estime de soi dans un endroit comme celui-ci. » Dans le séjour, Sébastien discute avec Asmahan Gahouachi, la jeune femme qui occupe la fonction d’hôte d’accueil. Après avoir été invité, avec d’autres pensionnaires, à assister à Paris à un enregistrement de l’émission du Plus grand cabaret du monde, il aimerait que celle-ci se renseigne sur les possibilités de retourner dans la capitale. Le binôme constitué par le coordinateur et l’hôte d’accueil est essentiel pour la réussite d’un projet comme celui de la pension d’Amilly. Romain Guénot se considère comme « un facilitateur, quelqu’un qui vient avec sa burette pour mettre un peu d’huile partout où ça grince », tandis qu’Asmahan Gahouachi se voit davantage comme « une maîtresse de maison ». Tous deux s’assurent de la bonne marche de la pension et veillent tous les lundis matin, lors du conseil de maison qui réunit tous les pensionnaires, à la répartition des tâches ménagères, à l’organisation des sorties et des activités, et s’assurent du suivi social ou médical de chacun. Mais pour Asmahan Gahouachi, qui a découvert cette fonction après avoir fait une formation en comptabilité, l’hôte d’accueil joue également un autre rôle, moins palpable : « Tous les matins, Patricia est contente de me voir et elle me demande de l’aide dès que quelque chose ne va pas ou lorsqu’elle n’ose pas décrocher son téléphone pour prendre un rendez-vous, par exemple. Par rapport à leur parcours, je sens que je suis quelqu’un de rassurant. » Organiser le fonctionnement quotidien, animer la vie du groupe via la mise en place d’activités au sein de la pension ou de sorties, accompagner les personnes sur un certain nombre de démarches et faire le lien avec les partenaires sociaux tout en assumant cette dimension affective importante… L’hôte d’accueil est un peu « un mouton à cinq pattes », reconnaît Frédérique Mozer. « Ce serait une aberration de vouloir nier cet aspect affectif de la relation lorsqu’on vit ensemble au quotidien et sous le même toit. Depuis six ans, nous avons d’ailleurs mis en place un travail d’accompagnement des hôtes d’accueil dans le cadre de notre réseau des pensions de famille. C’est une fonction un peu nouvelle, à cheval entre le travail social, l’animation et la relation de proximité, et on sent que les hôtes ont besoin de réfléchir sur leur pratique, et en particulier sur la notion de distance. »
Arrivée depuis peu à la ferme, Virginie Peytroux, conseillère en économie sociale et familiale (CESF) du conseil général, suit déjà Khamsa Bouzida dans le cadre d’une mesure d’accompagnement social personnalisé. Et aujourd’hui elle présente les modalités d’un tel suivi à Sylvie B., qui avoue être un peu perdue dans les démarches administratives courantes. Tous les contacts avec les référents externes chargés du suivi social ou médical des pensionnaires sont maintenus après leur arrivée à la pension, en lien avec le coordinateur et l’hôte d’accueil. Assurer ce suivi en interne ne fait pas partie des missions de la pension et pourrait même se révéler contre-productif, assure Jean-Noël Guillaume : « Nous tenons à ce que tous les contacts avec les travailleurs sociaux soient pris à l’extérieur pour qu’ils ne soient pas rompus quand une personne quitte la pension. » Pour la plupart des pensionnaires, cette question du départ ne se pose pas, ou pas encore. Pour certains, le passage par Amilly constitue une étape afin de se reconstruire, un sas pour tester sa capacité à vivre de manière autonome. Mais il s’agit surtout, selon Frédérique Mozer, de la Fondation Abbé-Pierre, de laisser aux personnes la possibilité de retrouver une place dans la cité en leur proposant d’accéder à un logement sans aucune contrainte de temps. « L’accès à un logement au sein d’une pension de famille permet à ces personnes “a priori” très éloignées d’une insertion de retisser des liens avec l’environnement, voire de retrouver une activité. On commence par se loger, retrouver une sécurité, reprendre un rythme quotidien, faire le ménage, préparer à manger, faire ses papiers, s’occuper de sa santé, avoir une action bénévole. Après, on se dit : pourquoi ne pas prendre un boulot à mi-temps ? Et c’est reparti. Mais tout cela est possible parce qu’il n’y a aucune contrainte de temps. Il faut savoir utiliser le temps non comme un frein, mais comme une porte, quelque chose qui ouvre. »
Désormais, Khamsa Bouzida se rend régulièrement dans une commune voisine pour participer à une action collective animée par Virginie Peytroux pour les femmes isolées. Elle a décidé de prendre des cours de français et commence à évoquer son désir d’avoir un appartement en ville, comme tout le monde. « Il y a eu un déclic, confie la CESF. Elle n’a plus la même image d’elle et a envie de vivre enfin sa vie. »
(1) Pension de famille d’Amilly : Ferme des Râteliers : 193, rue Eugène-Lacroix – 45200 Amilly.
(2) Cette personne a souhaité rester anonyme.
(3) Prêt locatif aidé d’intégration.